L’écrivain et essayiste sénégalais Boubacar Boris Diop ,en mars 2006 dans le jardin du Palais Royal à Paris.

L‘écrivain sénégalais Boubacar Boris Diop, qui veut « saisir toute l’ambiguïté culturelle », s’explique sur son choix d’avoir délaissé le français pour le wolof le temps d’un livre.

Pourquoi avoir écrit Les Petits de la guenon en wolof ? A 57 ans, c’était la première fois que vous n’écriviez pas en français…



Boubacar Boris Diop est né en 1946 à Dakar, au Sénégal. Romancier, essayiste et scénariste, il a été directeur de publication du quotidien dakarois Le Matin. Passionnément engagé dans la vie politique et la défense des cultures de l’Afrique, Diop s’est rendu en 1998 au Rwanda avec d’autres écrivains africains dans le cadre du projet Rwanda : écrire par devoir de mémoire. Bouleversé par ce voyage, il écrit Murambi, le livre des ossements (Stock, 2000). Considéré comme l’un des plus grands écrivains africains, il est l’auteur de plusieurs romans, dont Le Temps de Tamango (1981), Les Tambours de la mémoire (1987), Le Cavalier et son ombre (1997, réédité en avril 2010 chez Philippe Rey) et Doomi Golo (2003, écrit en wolof). En 2009, Diop traduit lui-même Doomi Golo en français sous le titre Les Petits de la guenon (éd. Philippe Rey, 440 p., 19,50 €) – une fresque romanesque composée de sept « Carnets » du pays natal rédigés par un vieil homme, à l’attention de son petit-fils échoué dans un lointain pays dont il ignore tout. Diop lui-même réside aujourd’hui en Tunisie, « à mi-chemin entre le Sénégal et l’Europe », mais en réalité, il a toujours l’impression d’habiter nulle part.

Boubacar Boris Diop : J’ai toujours eu envie d’écrire en wolof parce que je pense que nos langues devraient avoir leur chance. Comme l’a écrit Coetzee, « les Russes écrivent pour les Russes, les Français pour les Français, les Africains pour les étrangers ». Or le wolof est parlé par des millions de gens, essentiellement au Sénégal, mais aussi en Gambie, et à travers la diaspora. Mais ceux qui aimeraient lire dans nos langues ne sont pas assez fortunés, alors que la plupart de nos intellectuels, qui ont les moyens d’acheter des livres, continuent de mépriser leurs langues maternelles ! A peine 20 % des ouvrages africains en français atteignent ainsi le marché du continent… Mais nous devons mener le combat comme Sisyphe !

Y a-t-il eu un facteur décisif dans votre décision de changer de langue ?

Je dirais, en bonne partie, le génocide rwandais. La haine de soi était à l’oeuvre, certes, mais la vieille culture coloniale y a été pour quelque chose. Et la France a joué un rôle indéniable, quasi-spectaculaire, du côté des génocidaires. Face à cette débâcle, le chic littéraire n’était plus possible. Car, au coeur du génocide, il y avait la question de la langue, la passion francophone. Le gouvernement français a collaboré avec les génocidaires, car – politiquement et culturellement – il s’est senti très menacé par le tropisme anglo-saxon du Front patriotique rwandais (FPR). Suite à cela, j’ai éprouvé une répulsion face à toute forme de domination culturelle et l’envie d’écrire en wolof est remontée en moi. Alors je me suis jeté à l’eau, comme on dit.

Avez-vous eu des moments d’hésitation ?

Oui, bien sûr, j’ai eu des grands moments de doute, car ma formation d’écrivain est en français. C’est mon septième roman, mais j’ai dû l’écrire avec la mentalité d’un débutant, sans la maîtrise que confère l’expérience. Et c’était très pénible au début, ce passage en tant que romancier vers un autre univers linguistique, d’autres textures et couleurs. Mais, peu à peu, ma plume s’est installée dans cette langue mienne. Et je dois dire que, en fin de compte, c’est sans doute, de tous mes livres, celui que j’ai écrit avec le plus d’aisance. Des voix intérieures se sont élevées autour de moi, des voix de femmes surtout.

Pourquoi de femmes ?

Les femmes dans mon pays vont moins à l’école, elles sont donc moins francophones, et elles parlent le wolof de façon magnifique. Mon père, par exemple, parlait beaucoup en français, et il en était très fier. Ma mère, elle, ne parlait qu’en wolof. De mon temps, le wolof n’était pas même enseigné à l’école ! Donc, en écrivant, je me suis mis à remonter le fil du temps, de ma généalogie intime, mais, simultanément, j’avançais dans le temps historique, littéraire.

Qu’est-ce qui vous a décidé à le traduire en français ?

J’avais décidé en 2003 qu’il n’y aurait pas de traduction pendant plusieurs années. Je voulais que le roman se démène, qu’il affirme sa personnalité propre. Parce que, c’était franchement bizarre, dès que j’avais fini la version en wolof, tout le monde s’était mis à me demander quand je le publierais en français, « dans une vraie langue » quoi ! Mais ce n’est qu’en 2006, lorsque Toni Morrison m’a invité à lire un passage de Murambi au Louvre, que j’ai traduit également un passage de Doomi Golo. Alors j’ai été convaincu que le moment était venu.

Continuerez-vous d’écrire en français ?

Oui, je n’ai jamais eu l’intention d’arrêter. Mais je voudrais saisir toute l’ambiguïté culturelle. Je conçois la littérature écrite dans les langues européennes par des Africains comme une littérature de transition. Certains Africains prennent une position plus radicale et rejettent entièrement la littérature « afro-européenne » comme non africaine. D’autres pensent que le français est un acquis de l’histoire, mais qu’il n’est en rien « notre ultime destin ». D’autres encore pensent qu’il faut « mixer » les langues, créer un créole, mais, bon, là je crois qu’ils courent le risque d’écrire un français « bamboula ». Il s’agit surtout de comprendre que chacun de ces choix porte en soi une responsabilité historique, morale et littéraire. Personnellement, je n’ai rien contre le français, mais je déteste le folklore, « le français de nos amis d’Afrique », avec l’horizon d’attente que cela suppose.

Certains de vos romans sont-ils particulièrement appréciés en Afrique ?

Oui. Murambi, sur le Rwanda, est déjà lu dans les écoles, et Le Temps de Tamango est lu à l’université. J’ai par ailleurs constaté une certaine efflorescence sur notre continent de textes en langues africaines, grâce notamment à quelques vaillants éditeurs indépendants… Que Dieu les préserve !

Propos recueillis par Lila Azam Zanganeh

http://www.lemonde.fr/livres/article/2010/04/15/une-litterature-de-transition_1333889_3260.html
Posté par rwandaises.com