Le kinyarwanda continue à traîner la réputation de langue trop difficile à comprendre et à apprendre. Pour bon nombre de spécialistes, il est encore traité comme une langue « exotique » ou une langue « piégée ». Par Dr André Twahirwa

 

Dans le cadre de l’aménagement linguistique, il faut absolument combler une lacune dans la description du kinyarwanda en en proposant une(véritable) syntaxe générale. Ce faisant, il faudra aussi harmoniser la description du kinyarwanda (langue nationale, langue enseignée, langue officielle au Rwanda) avec celle des autres langues à commencer par celles des deux autres langues officielles et enseignées au Rwanda, le français et l’anglais. L’harmonisation concernera le cadre théorique et méthodologique mais aussi la terminologie, qui respecteront celles de la linguistique générale autant que faire se peut.
Mais pour cela, il faut d’abord (finir de) sortir la description de la langue d’un piège dans lequel elle a été enfermée par les premières études « scientifiques » d’inspiration dite néo-bloomfieldienne.

Le kinyarwanda, « une langue piégée » ?
Le Rwanda fait partie, avec le Burundi, la grande île de Madagascar et la Somalie, des très rares pays du Continent noir à être monolingues.
Mais, malgré d’assez nombreuses études qui lui ont été et lui sont consacrées, la seule langue nationale du Rwanda, avec ses plus de douze millions de locuteurs sur le territoire national, continue à traîner la réputation de langue trop difficile à comprendre et surtout à apprendre y compris par ses propres locuteurs natifs et, pour bon nombre de spécialistes, à être encore traité comme une langue « exotique » ou une langue « piégée », selon l’expression de A. Coupez dans son article de 1983, intitulé justement: « Le rwandais, langue piégée ».
Pour résumer la démarche et le jugement des deux linguistes de l’école belge de Tervuren, A.E. Meeussen et A. Coupez, qui ont, les premiers, proposé une grammaire descriptive du kirundi et du kinyarwanda, respectivement, nous dirons qu’ils partent de la trop grande complexité de leur description pour conclure à la trop grande complexité de la langue décrite.

Ainsi A. Coupez, dans le quatrième chapitre de sa morphologie du kinyarwanda, note que «le verbe [kinyarwanda] se distingue par sa complexité qui tient au nombre de ses morphèmes et des combinaisons de ceux-ci». Selon lui, il peut comprendre jusqu’à dix morphèmes.

Nous réduisons son exemple, pour le rendre plus « acceptable », à huit morphèmes segmentaux : Bátazáawudúhiingira «s’ils ne le cultivent pas pour nous». Il s’agit de « découper » ce mot-phrase en morphèmes, c’est-à-dire en formes liées minimales.
Ce découpage donne dans la terminologie de Coupez, avec, entre parenthèses des équivalents de la linguistique générale :
– Morphème tonal A du « mode conjonctif » (ton conjonctif ou circonstanciel)
– ba- : préfixe verbal (pronom personnel sujet pluriel classe1)
– ta- : négateur au mode « conjonctif » ou au mode « relatif » (négateur dans la subordonnée)
– zaa- : marque du futur
– wu- : infixe 3ème pers. cl. 3 (pronom personnel complément d’objet classe 3)
– du- : infixe 1ère pl. (pronom personnel 1ère pluriel complément applicatif ou datif d’intérêt c-à-d exprimant la personne concernée par le procès)
– hiing- : « cultiv(-er) » : radical (prédicat)
– ir- : suffixe applicatif ( marque du complément applicatif ou datif d’intérêt)
– a : finale (morphème de l’aspect imperfectif)
auxquels il faut ajouter le ton haut lié à la négation, qui est porté ici par le morphème futur et est répété par le deuxième pronom personnel complément.
Feraient donc partie du « verbe » et devraient être considérés comme faisant parie du « syntagme verbal », non seulement les morphèmes d’aspect, de temps ou de mode, mais aussi les morphèmes de négation, les pronoms personnels (sujet ou complément)… Or, comme l’on peut déjà le voir par la comparaison avec l’équivalent français proposé en traduction, tous doivent être traités en syntaxe. A commencer par les morphèmes de temps, d’aspect, de mode ou de la personne (grammaticale); en effet, même s’ils sont « portés » par le verbe, ils ont comme point d’incidence, non le verbe, mais l’énoncé tout entier. Et ce n’est que par « abréviation » que l’on peut parler de verbe transitif à l’indicatif futur, à la troisième personne du singulier etc. La conjugaison, toute la conjugaison doit donc être traitée en syntaxe. Et il en de même évidemment de la négation. Comme en anglais ou en français ou dans les autres langues du monde les plus abondamment et anciennement décrites, non « exotiques ».

Il en est de même encore du morphème tonal haut sur le pronom personnel sujet qui doit, lui aussi, être traité en syntaxe dans un chapitre consacré à la subordination et notamment aux subordonnées circonstancielles (de condition, de temps…) : il s’agit du ton conjonctif ou circonstanciel qui transforme un énoncé en une proposition subordonnée circonstancielle exprimant le temps, la supposition …

Enfin, les morphèmes -ir-  » marque du datif d’intérêt dit applicatif, le morphème instrumental -iish- tout comme le morphème passif » -w- etc. sont à traiter en syntaxe en étudiant la transitivité ou les voix. Comme dans les autres langues du monde les plus anciennement et abondamment décrites, non « exotiques ».

Ne peuvent et ne doivent être traités en morphologie syntagmatique du verbe et donc dans le syntagme verbal que les (véritables) suffixes lexicaux comme -agur- dans kuvúgagura « parler abondamment » à côté de kuvúga « parler » ou le suffixe -agan- dans kubyíimbagana « enfler fort et partout » à côté de kubyíimba « enfler » ou encore -eek- dans gucuumbeeka « dégager de la fumée longtemps » à côté de gucuumba « dégager de la fumée » etc.. Il s’agit de suffixes « lexicaux » expressifs comparables à leurs homologues du français (crier/cri-ailler ; rêver/rêv-asser, etc.).

L’exemple ci-dessus, tel qu’il est analysé par Coupez, montre bien comment l’on peut passer de la complexité des formes d’une langue, dite agglutinante, à la prétendue complexité de la langue elle-même et affirmer comme Coupez que « le rwandais (sic) est l’une des langues les plus complexes du monde. »(Coupez in F. Jouannet, 1983: 20). Et en attribuant cette complexité à la multiplicité des morphèmes et de leurs combinaisons dans le « mot », Coupez continue :

Si l’on compte les formes de la conjugaison du verbe (…) on est dans l’ordre des dizaines en anglais et en français modernes ; (…) dans l’ordre des dizaines de millions [!?] en rwandais (…).
Plus exactement, il estime (Coupez, 1980 : 323) que le nombre de formes possibles pour un verbe régulier est de l’ordre de 19.200.000[!]. Et cela sans tenir compte des formes de la conjugaison composée !
Sauf que ce n’est pas la langue qui est « piégée » mais sa description selon une approche qui a marqué et marque encore, hélas, la relative jeune histoire de la linguistique du kinyarwanda. Et pour sortir du « piège », il faut absolument bien délimiter morphologie (syntagmatique) et syntaxe tout en veillant à ne pas réduire cette dernière à une simple combinaison de morphèmes ou de complexes de morphèmes (Coupez, 1980: 170).

Vers une véritable syntaxe générale du kinyarwanda
La syntaxe est l’examen de la façon dont la langue exprime les rapports existant dans l’expérience à communiquer. Elle pose l’implication du locuteur-énonciateur. Et la syntaxe générale constitue de loin, la partie principale de toute description d’une langue : elle doit rendre compte de tous les aspects de l’énoncé (verbal), dont chacun peut faire l’objet d’une étude particulière et approfondie. Or, dans l’Abrégé de grammaire Rwanda de A. Coupez (1980), 306 pages sont réservées à la morphologie contre 84 à la syntaxe, soit plus de trois fois et demie moins ! Et la phonologie, l’autre grande composante de toute description linguistique, est sacrifiée au profit de la « morpho(pho)nologie » (sic), qui totalise 119 pages contre 29 seulement à la phonologie.

En rejetant le postulat bloomfieldien que « la forme des unités est plus décisive que leur fonction » et que la morphologie doit primer sur la syntaxe, on se rend très vite compte que le système ou plutôt les systèmes linguistiques du kinyarwanda ne sont ni plus simples ni plus complexes que ceux des autres langues. Et l’on voit par-là, bien sûr, l’importance du cadre théorique dans toute description linguistique. Le choix pour le fonctionnalisme et contre, ou plutôt, au-delà de tous les structuralismes formalistes s’impose d’autant plus que c’est le même cadre théorique que pour toutes les syntaxes de référence de la plupart des langues, à commencer par celles des deux langues officielles et enseignées au Rwanda, l’anglais ou du français.

Ainsi, en proposant une (re)description fonctionnelle du système verbal simple ou complexe, on pourra (dé)montrer que, comme système (structuro-fonctionnel), la « conjugaison » kinyarwanda n’est ni plus simple ni plus compliquée que celle de l’anglais ou du français ou des autres langues du monde les plus abondamment et anciennement décrites, non « exotiques ».
En étudiant la coordination ou la juxtaposition, on pourra rendre compte par exemple du « subsécutif »- ka-, qui n’est pas un « tiroir verbal » mais un simple morphème de coordination à étudier en syntaxe comme dans l’énoncé Ba-ra-mú-kubit-a a-ka-rir-a  » Ils le frappent et il pleure ».

En étudiant la subordination, on verra notamment que, en kinyarwanda, les morphèmes subordonnants segmentaux comme (kugira)ngo « pour que », transformant un énoncé indépendant en proposition subordonnée circonstancielle de but, sont très rares. En effet, en kinyarwanda, les morphèmes de subordination sont essentiellement d’ordre suprasegmental. Il s’agit du ton relatif et du ton conjonctif ou circonstanciel: le premier pour les subordonnées relatives qui, en association avec des morphèmes segmentaux, constituent la matrice de beaucoup d’autres subordonnées et notamment des subordonnées « complétives » mais aussi de certaines subordonnées circonstancielles, dans la construction desquelles le ton relatif est largement présent aux côtés du ton circonstanciel ou conjonctif.
Ces deux tons sont injustement considérés dans les grammaires existantes du kinyarwanda ou du kirundi, depuis A. Coupez ou A. E. Meeussen, comme des marques de modes: respectivement le mode « relatif »(sic) et le mode « conjonctif » (resic), modes qui n’existent ni anglais ni en français ni dans aucune des langues du monde les plus anciennement et abondamment décrites, non « exotiques ». Et pour cause ! Les modes, comme les temps ou les voix etc., font partie des universaux linguistiques.

Dr. André Twahirwa, est Enseignant à la retraite, Africaniste et ancien consultant de l’UNESCO, Division Arts et Culture.

Publié le 06/03/2017 par rwandaises.com