Cette jeune Rwandaise n’avait pas prévu de faire carrière dans le théâtre. Elle joue pourtant dans Les Nègres, de Jean Genet, sous la direction de Robert Wilson.

Élancée, gracieuse, touchante… Sur la scène du théâtre de l’Odéon (Paris), Kayije Kagame en impose et éblouit dans sa robe rouge scintillante. Jusqu’au 21 novembre, elle joue avec aisance Vertu, une prostituée aux allures de femme fatale. C’est l’un des rôles principaux des Nègres, de Jean Genet, mis en scène par Robert Wilson. Une pièce que l’Américain a voulue esthétique, dansante et jazzy.

Beaucoup plus visuelle qu’explicative, elle divise actuellement la presse mais fait salle comble. Être dirigée à 27 ans par ce metteur en scène, véritable star du théâtre contemporain, a de quoi griser. On imagine donc Kayije Kagame sûre d’elle comme de sa réussite. C’est tout le contraire. Derrière son élégant mètre quatre-vingt-deux se cache une jeune femme réfléchie et un brin timide. Peu habituée aux médias, elle est en tout cas attentive à chacune de ses paroles.

Elle a beau se produire, chaque soir, devant près de 800 personnes, elle s’est ainsi trouvée paralysée, il y a quelques semaines, face à une caméra de TF1 qui s’était glissée dans les coulisses du théâtre. Comme si tout ce qui lui arrivait ces derniers temps la prenait un peu par surprise. De ce point de vue, son père, Faustin Kagame, avec qui elle entretient une relation fusionnelle, est à l’opposé.

Connu, à Kigali, pour sa volubilité, ce conseiller du président Paul Kagamé (sans lien de parenté avec ce dernier) et neveu de l’historien du Rwanda précolonial Alexis Kagame, est souvent intarissable. Et il est formel : sa fille est timide depuis toujours. Parfois, Kayije Kagame donne même l’impression de ne pas se sentir tout à fait légitime à sa place. Pour le comprendre, peut-être faut-il chercher du côté de ses exils successifs. Née en 1987 en Suisse d’une mère elle aussi rwandaise et enseignante, elle se sent à la fois genevoise et viscéralement attachée au pays de ses parents, même si elle n’en parle pas la langue – l’un de ses grands regrets.

À l’époque, le Rwanda vivait encore sous la férule de Juvénal Habyarimana, lequel interdisait le retour des réfugiés tutsis et persécutait ceux qui y étaient encore installés. On comprend donc la frayeur de ses parents lorsqu’elle foule pour la première fois le pays des Mille Collines à l’âge de 6 ans, le temps d’un transit vers le Burundi pour une visite à la famille qui s’y est réfugiée. Son père, opposant notoire au régime, multiplie alors les allers-retours dans la région.

Elle a 7 ans quand le génocide commence. Sur le moment, depuis Genève, elle n’en percevra que des bribes, comme l’inquiétude de sa mère lorsque son père se retrouve encerclé au Parlement de Kigali avec un bataillon de l’Armée patriotique rwandaise. Kayije Kagame prendra conscience du drame progressivement, au fil des commémorations qui rassemblent la très soudée communauté rwandaise de Genève, puis de ses voyages au pays.

Elle est repérée par l’artiste italien Raffaele Curi, qui lui propose un rôle dans Storie fantastiche dal delta de Niger, aux côtés de la chanteuse béninoise Angélique Kidjo.

Une pièce de théâtre – déjà – jouera aussi un rôle clé : Rwanda 94, du collectif du Groupov. « Quand je l’ai vue, je n’étais qu’une ado de 14 ans. Au début, j’avais très peur d’y aller parce qu’elle durait sept heures, s’amuse-t-elle. Quand il a appris cela, mon père a sauté dans un taxi pour venir me chercher et m’a traînée jusque dans la salle ! Je l’en remercie car cela a été une expérience très forte. » Pourtant, sa passion pour le théâtre ne naîtra véritablement que beaucoup plus tard, lors d’un voyage à Rome.

Alors bachelière depuis deux ans, employée d’une crèche se cherchant un peu, elle est repérée par l’artiste italien Raffaele Curi, qui lui propose un rôle dans Storie fantastiche dal delta de Niger, aux côtés de la chanteuse béninoise Angélique Kidjo. Elle qui « n’allait jamais au théâtre » est propulsée sur les planches et découvre cet art de l’intérieur. Le choc est irrémédiable : en rentrant à Genève, elle s’inscrit au conservatoire, section art dramatique, où elle restera un an. Puis, en 2010, elle réussit le très sélectif concours de l’École nationale supérieure des arts et techniques du théâtre, à Lyon.

C’est pour elle un nouvel exil de trois ans. L’école est intensive, et elle vit un peu en autarcie, dans un univers qui lui est encore étranger. Seule Noire de tout l’établissement (étudiants et intervenants confondus), elle est aussi l’une des rares à être venue au théâtre aussi tardivement. Puis, début 2014, elle est choisie pour le rôle de Vertu après deux auditions par Robert Wilson. Ce metteur en scène qu’elle connaît encore très peu lui donne l’occasion de plonger dans le grand bain.

À l’été 2014, elle passe cinq semaines à New York, avec soixante autres artistes, dans sa résidence artistique. « Il y avait une diversité extraordinaire, beaucoup d’ouverture et une grande effervescence, s’enthousiasme-t-elle. Cet homme a plus de 70 ans et il a toujours une énergie incroyable. » La rencontre, décisive, lui ouvre de nouvelles portes. Mais elle n’en dira pas plus. Comme si elle craignait qu’à trop parler le rêve qu’elle vit ne se dissipe.

http://www.jeuneafrique.com/39039/archives-thematique/rwanda-kayije-kagame-l-innocence-et-la-vertu/

Posté le 19 avril 2017 par rwandaises.com