La guerre de libération du joug colonial se poursuit car les rapports dominant/dominé traversent toujours les relations entre l’Occident et l’Afrique. Par André Twahirwa*

Plus d’un demi-siècle après les «indépendances», les rapports dominant/dominé traversent, toujours à diverses échelles et modalités, les relations entre l’Occident et l’Afrique. De manière certes moins affichée que dans la situation coloniale, mais tout aussi déstructurante et prédatrice.
La colonisation du «Continent noir» continue. La guerre de libération du joug colonial se poursuit donc aussi. Et pas uniquement sur le plan économique. Mais aussi et avant tout sur le plan politique. Ce que l’on ne dit guère.
La colonisation est une aliénation. Au sens politique d’asservissement économique, social, politique et culturel. Et aussi au sens philosophique de dépossession, de perte de sa maîtrise, de ses forces propres. Au profit d’un autre. Dans son Discours sur le colonialisme (1950, pour la toute première édition), Aimé Césaire, parlant de «chosification», dénonce, en des termes d’une violente clarté jamais égalée, de «sociétés vidées d’elles-mêmes, de cultures piétinées, d’institutions minées, de terres confisquées, de religions assassinées, de magnificences artistiques anéanties, d’extraordinaires possibilités supprimées».
Une évidence ressassée mais guère mise en pratique: le salut ne peut venir que des (premiers) concernés, des Africains eux-mêmes. Une condition sine qua non: tourner radicalement la page de la colonisation et renouer avec ses racines en mettant en place les solutions «endogènes». Sortir de l’aliénation coloniale pour «retrouver le fil conducteur qui le relie à son passé ancestral le plus lointain possible» comme le préconise le chantre de la Renaissance africaine, qui ajoute: «Devant les agressions culturelles de toutes sortes, devant tous les facteurs désagrégeant du monde extérieur, l’arme culturelle la plus efficace dont puisse se doter un peuple est ce sentiment de continuité historique» (Cheikh Anta-Diop Ethiopiques numéro 44-45). Il est, en quelque sorte, absolument nécessaire de reculer pour mieux sauter. Prendre un nouvel élan.
Les pays africains ont raté le rendez-vous avec LEUR Histoire au moment des indépendances. Il serait facile d’évoquer des circonstances atténuantes: c’était pendant la période la plus tendue de la Guerre froide, pendant laquelle les pays africains ont été contraints de «s’aligner» derrière l’un ou l’autre Bloc. En servant de théâtre d’opération, par procuration, à l’affrontement indirect entre l’Est, communiste, et de l’Ouest, capitaliste, mais tout aussi impérialistes l’un que l’autre.
Mais cela fera bientôt 30 ans que le Mur de Berlin est tombé! Et le Continent qui a vu naître les premiers humains continue à courir derrière un train qui ne l’attrapera jamais. Car il roule sur une voie parallèle. Au lieu de renouer avec la voie de ses ancêtres en trouvant ainsi toute la profondeur historique que l’Occident ne lui reconnaît que sous la forme «folklorique» et purement honorifique de «Berceau de l’Humanité».
Tout le monde s’en souvient: l’ancien Président français, Nicolas Sarkozy, qui ose déclarer, à Dakar et dans les murs même de l’Université du chantre de la Renaissance africaine, que l’homme africain «n’est pas assez entré dans l’Histoire»! Alors qu’il est le premier à y être entré, dans la Grande Histoire de l’Humanité. C’était le 26 juillet 2007, juste une décennie!
Rappelons-nous: au sortir de la Guerre froide et du Sommet franco-africain de la Beaule(1995), royal, le Président François Mitterrand exigea que l’Afrique se démocratisât. Une injonction qui en dit long sur la vision des indépendances africaines de la part de l’ancien Ministre des Colonies dans les années 1950 et de tous ses compères occidentaux. La même vision présida aux indépendances «accordées» par le Général, qui initia dans la foulée la création de «la Françafrique» par son Conseiller aux Affaires africaines, Jacques Foccart. Objectif: garder la mainmise sur les anciennes colonies sans avoir les servitudes de l’administration locale. Avoir le beurre et l’argent du beurre, c’est du pain béni: pourquoi s’en priver?
Une indépendance «accordée» est donc vidée de sa substance. Il en est de même d’une démocratisation «assistée» et importée, de l’Est ou de l’Ouest. Et le drame de l’Afrique, ce n’est pas qu’elle n’est pas suffisamment entrée dans l’Histoire: c’est qu’elle n’a pas renoué avec SON Histoire, recouvré sa profondeur historique. «Pour être efficace et qu’elle fasse sens aux populations concernées, la démocratie doit être endogène et les formes culturelles et civilisationnelles. Au Sénégal, des chercheurs réfléchissent à de nouvelles formes de démocratie et l’élection n’apparaît pas comme un critère central»», répond compatriote de Cheikh-Anta Diop, Felwine Sarr, à la question de la journaliste Séverine Kodjo-Granvaux «On a souvent plaqué des concepts européens, comme l’Etat-nation ou même la démocratie, sur des réalités africaines. Comment le rendre valides?» dans un article intitulé «L’avenir du monde se joue en Afrique»(Le Monde Afrique, édition en ligne du 20 octobre 2016).
Aujourd’hui, le Rwanda est le seul à avoir remis à l’honneur les solutions endogènes et à les avoir modernisées pour s’en servir et réinventer un modèle démocratique endogène, la démocratie participative: «l’ensemble des dispositifs et des procédures qui permettent d’augmenter l’implication des citoyens _TOUS ET TOUTES _ dans la vie politique et d’accroître leur rôle dans les prises de décision». Un modèle qui est une évolution naturelle de la démocratie de proximité précoloniale: mutatis mutandis, l’Ingando («Camp de solidarité (citoyenne)» et l’Ubudehe («Développement communautaire de base) sont proches de la Boulè athénienne (Conseil délibératif); les Gacaca («Tribunaux traditionnels») et les Abunzi («Réconciliateurs», «médiateurs») de l’Héliée (Tribunal populaire).
Certes, le pays de mille collines disposait d’un atout rare en Afrique noire: c’est un État-Nation qui existait plus de dix siècles avant la colonisation, un royaume à la tête duquel 25 rois s’étaient succédé depuis le XIème siècle. Mais il n’est pas le seul dans ce cas: il en est de même du Burundi voisin par exemple. S’il est le seul à avoir fait le «Grand bond» en arrière afin de reprendre suffisamment d’élan et réaliser le «Grand bond en avant», c’est sans doute, en grande partie, parce qu’il est le seul que l’aliénation coloniale et néocoloniale a fait toucher le fond: le «dernier Génocide du XXème siècle» a eu lieu au Rwanda. Et le premier responsable et coupable, «par action ou par omission», de son Malheur est l’Occident. Ce sont les Occidentaux qui, au nom de l’éternel «diviser pour régner», ont inoculé le poison du divisionnisme «racial», terreau de l’idéologie génocidaire. Ce sont eux qui ont porté sous les fonts baptismaux le régime de Grégoire Kayibanda consolidé par Juvénal Habyarimana, le «bon» élève de l’Occident qui a pensé et planifié le Crime des crimes. Né de la «Révolution assistée» de 1959, son régime populiste et raciste, caricature du modèle occidental, a conduit au Génocide contre les Tutsis en 1994: 1.074.017 victimes en 100 jours, selon le bilan officiel.
La Renaissance de la Nation rwandaise était donc une nécessité vitale dans le processus de la résilience collective mais aussi individuelle. Autant que la création de l’État d’Israël, préalable à l’Alya en masse, au lendemain de la Shoah. De façon plus générale, pour les autres nations africaines, le recours aux solutions endogènes, piliers de la démocratie participative, est le seul remède à l’aliénation. Le seul à pouvoir mettre fin au complexe du colonisé, «amené à se conformer au miroir que lui tend le colonisateur» (Albert Memmi, Portrait du colonisé…, 1957). Un complexe dont les effets, paradoxaux, sont aussi nocifs que ceux du syndrome de Stockholm: les agressés ont développé des sentiments de sympathie, d’admiration et de compréhension vis-à-vis des agresseurs voire d’adhésion à leur cause. Ne jamais oublier que la colonisation est un crime contre l’Humanité et que donc parler de «bienfaits de la colonisation» relève du négationnisme.
Il faut aussi en finir avec la tendance tenace chez beaucoup d’élites africaines à se réfugier dans la glorification du passé et de la tradition, avec le risque d’un repli sur soi. Il en fut ainsi dans le mouvement de la Négritude et il en est encore de même dans les panégyriques du panafricanisme. On oublie qu’«un tigre ne chante pas sa tigriditude: il saute sur sa proie et la dévore». Renaissance Culturelle ET Politique. Et non seulement folklorique et incantatoire. Renaître de ses cendres en renouant avec ses fondements culturels afin de les moderniser et les mettre au service d’un développement national intégral dans une perspective endogène. Un «passage soi à soi-même à un niveau supérieur» comme le définit le grand Historien africain de l’Afrique Joseph Ki-Zerbo, pour qui «c’est par l’être que l’Afrique pourra accéder à l’avoir. À un avoir «authentique» et durable (Joseph Ki-Zerbo, «Vers un développement africain endogène»).
Une des 12 solutions «endogènes» («Home solutions») à la source du «miracle rwandais» est l’Agaciro. Agaciro signifie «dignité»; «valeur que l’on se donne soi-même» (littéralement, «prix»; déverbal de gucira «fixer un prix»). C’est la «dignité reçue en héritage». Agaciro Development Fund est le fonds souverain du Rwanda. Son capital provient de contributions volontaires de Rwandais (particuliers ou sociétés). Il est destiné à accroître l’autonomie financière du pays et constitue un outil essentiel pour protéger le Rwanda contre les chocs économiques extérieurs potentiels ainsi qu’aux fluctuations des aides extérieures (bilatérales, notamment). Aides extérieures qui doivent toutes, à commencer par celles des ONG, être canalisées et intégrées dans les grandes orientations(«Vision 2020» et «Vision 2050»)définies par le pays lui-même.
C’est ce retour aux sources, combiné avec un leadership exceptionnel, qui a permis au Pays des mille collines de faire le «saut de grenouille» technologique et l’a conduit, à «course du léopard», au développement socio-économique que même les plus farouches des détracteurs afro-pessimistes reconnaissent. Et ce modèle rwandais est le plus appropriée à tous les pays d’Afrique (noire), qui ont des valeurs en partage. Des valeurs autour du dialogue sur «l’herbe» (agacaca) ou sous le baobab, à la recherche du consensus. Des valeurs culturelles autour de la solidarité horizontale, du «partage». Des valeurs toujours vivaces et au cœur de la vie locale qu’il suffira d’institutionnaliser en les mode-rnisant.
André TWAHIRWA, africaniste et élu local en Île-de-France*

http://www.rwanda-podium.org/index.php/actualites/politique/1358-analyse-afrique-la-guerre-de-liberation-continue

Posté le 11/07/2017 par rwandaises.com