L’ Accord de partenariat économique vendu comme la solution miracle qui devait entraîner l’industrialisation et le développement des pays ACP, est en réalité une grande injustice et relève d’un procédé colonial. Par Grain

Depuis 2002, les pays d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (ACP) négocient un accord réciproque de libre-échange connu sous le nom d’accord de partenariat économique (APE) avec l’Union européenne (UE). Vendu comme la solution miracle qui devait entraîner l’industrialisation et le développement des pays ACP, l’APE est en réalité d’une grande injustice et relève d’un procédé colonial.
Même si on en parle peu, l’APE suscite une opposition constante de la part des pays ACP, en raison notamment de ses effets dévastateurs sur les petits producteurs. Les cas des pays africains présentés ici illustrent la manière dont les communautés se battent pour reprendre le contrôle de leurs ressources et empêcher leurs marchés d’être noyés sous les denrées industrielles bon marché en provenance de l’Europe, en les protégeant en même temps de l’afflux des pesticides et des organismes génétiquement modifiés.
Photo : Forum Social Mondial 2007 : des délégués protestent à Nairobi contre les APE. (Photo: SwissInfo)
« Une tonne de cacao coûte environ 1 300 dollars US, tandis qu’un véhicule 4×4 coûte aujourd’hui dans les 120 000 dollars. Il faut donc 92 tonnes de cacao pour obtenir un 4×4. Mais pour faire pousser une tonne, il faut au moins 8 hectares [20 acres] de terres. Au Ghana, le producteur de cacao moyen n’a qu’entre 0,8 et 1,2 ha [2-3acres] à sa disposition, ce qui veut dire qu’il lui faudrait plus de 500 ans pour produire suffisamment de cacao pour acheter un 4×4. »
John Opoku, avocat défenseur des droits humains et activiste (Ghana).
Cette déclaration montre clairement les terribles conditions commerciales que doivent affronter tous les jours les Africains et les autres peuples des pays du Sud. Depuis des temps immémoriaux, les nations des pays du Sud ont été impliquées dans des accords commerciaux injustes avec le reste du monde. La nature même du commerce qui résulte de ces accords et les avantages sont toujours unilatéraux. Les soi-disant accords de libre-échange (ALE) qui ne cessent de se multiplier sont particulièrement intéressants à observer à cet égard.
Depuis septembre 2002, les pays d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (ACP) négocient les APE comme des arrangements commerciaux réciproques avec l’UE, dans le cadre de l’Accord de Cotonou. Ces APE ont pour objectif d’accentuer encore la libéralisation des systèmes économiques des anciennes colonies européennes. Cette tendance ne peut qu’avoir des conséquences profondes pour les paysans, les petits pêcheurs, les mineurs, les travailleurs et les consommateurs dans les régions concernées.
Avant l’avènement des APE, les pays ACP avaient des accords commerciaux préférentiels avec l’UE. L’un de ces arrangements « Tout sauf les armes » (EBA en anglais) accordait aux Pays les moins avancés (PMA) un accès unilatéral non réciproque aux marchés de l’UE, garantissant à ces pays une exemption des taxes et des quotas pour accéder à l’UE. Malgré cette initiative, les pays ACP n’ont même que rarement réussi à remplir les quotas accordés sur les importations vers l’Europe dans le cadre de l’EBA. Ainsi, l’Ouganda dispose d’un quota de 5000 tonnes métriques pour le sucre, mais ses exportations vers l’UE n’ont jamais atteint ce chiffre, en partie à cause de la sévérité des règles d’origine européennes et des contraintes de capacités d’offre.
Le principe invoqué par l’UE pour passer de l’EBA à l’accord de partenariat économique avec les pays ACP fut de dire que le commerce préférentiel ne respectait pas les règles de l’Organisation mondiale du Commerce (OMC). C’était une ruse, car les dérogations aux règles de l’OMC sont toujours possibles. L’idée était vraiment de pousser encore plus loin la libéralisation dans les trois régions en question au profit du capital européen (les exportateurs en premier lieu, et les investisseurs à plus long terme) en créant un marché mondial qui opérerait partout selon les mêmes règles. Les pays ACP étaient censés en retirer plus de croissance, plus d’emplois et de transfert de technologies.
En fait, les promesses de l’APE ne diffèrent en rien de celles que nous avons pu entendre et constater quand les programmes d’ajustement structurel annonçaient un avenir radieux dont on connaît maintenant l’échec, mais dont les conséquences se font encore sentir aujourd’hui. Les unes comme les autres, ces promesses sont ancrées dans un cadre colonial qui permet aux transnationales de l’UE et des pays du Nord d’extraire des matières premières de ces pays, en fixant leurs propres conditions. Comme tous les ALE, les APE doivent être analysés et compris comme une série d’événements étroitement liés qui sont négociés l’un après l’autre dans le seul but de paralyser les économies émergentes.
Plutôt que d’essayer de nouer des accords bilatéraux avec les 79 pays ACP, l’Europe les a divisés en 7 blocs : l’Afrique de l’Ouest, l’Afrique centrale, l’Afrique orientale et australe (AfOA, ESA en anglais), la Communauté d’Afrique de l’Est (CAE, EAC en anglais), la Communauté de développement d’Afrique australe (CDAA, SADC en anglais), les Caraïbes et le Pacifique. Le processus a été présenté comme un moyen de promouvoir l’intégration régionale. Toutefois, depuis ses débuts en septembre 2002, il a créé beaucoup de divisions et suscité beaucoup d’amertume. Les délais ne sont pas respectés et comme on peut le voir, c’est plutôt la pagaille, surtout sur le continent africain.
Cette carte du monde montre les regroupements régionaux à des stades différents de signature ou de négociation de l’APE. Actuellement, seules les Caraïbes ont signé un APE complet. Dans les régions Afrique et Pacifique, les accords ont été réduits à des textes provisoires qui ne concernent pour l’instant que le commerce des marchandises. En Afrique de l’Ouest par exemple, tous les pays ont signé, sauf le Nigeria, la Gambie et la Mauritanie. En Afrique centrale, seul le Cameroun s’est désolidarisé en signant. Il faut noter que, sous la pression de Bruxelles, tous les pays ont négocié en tant que blocs régionaux, pensant qu’ils signeraient en bloc. En d’autres termes, le Kenya en l’occurrence ne peut pas bénéficier des bénéfices liés à l’APE tant que tous les pays de la Communauté d’Afrique de l’Est (CAE) n’auront pas ratifié l’accord. Très clairement cette approche n’a pas vraiment favorisé le processus d’intégration régionale en Afrique, loin s’en faut.
Les conséquences de l’APE pour l’alimentation et les agriculteurs en Afrique
Depuis le départ, l’APE est enlisé dans les controverses. Certaines clauses inclues dans l’accord menacent en effet sérieusement les droits humains et forcent la privatisation de secteurs cruciaux pour les économies nationales. Ceci est particulièrement vrai dans la plupart des pays africains. Non contents de saper la souveraineté nationale, les APE ont déstabilisé les processus d’intégration régionale, étranglé les industries locales et privé la société civile de son espace politique. Il est particulièrement intéressant ici de se pencher sur les effets de l’APE sur l’agriculture africaine, notamment la petite agriculture, qui reste le pilier de la majorité des économies africaines.
Sur le continent africain, les petits agriculteurs représentent 90 pour cent de toutes les fermes, alors qu’ils n’ont accès qu’à 15 pour cent des terres agricoles. Ce sont aussi les petits agriculteurs qui fournissent 90 pour cent des semences utilisées sur le continent africain et assurent 80 pour cent de l’approvisionnement alimentaire dans ces régions. Près de 43 pour cent du travail agricole en Afrique sub-saharienne est fait par les femmes.
On estime également que le secteur de la pêche et de l’aquaculture emploie quelques 13 millions de personnes en Afrique sub-saharienne. Le pastoralisme garantit la subsistance de 50 millions de personnes dans le continent, dont 12 à 22 millions dans la Corne de l’Afrique. À côté de ces activités essentielles, le secteur des plantations, dominé par le grand capital, produit des cultures d’exportation, telles que la banane, la canne à sucre, le cacao, l’ananas et le café.
Les petits agriculteurs africains produisent pour nourrir leurs communautés et leurs marchés locaux et n’ont pas la capacité de produire pour l’Europe ; ils n’ont d’ailleurs pas de véritable intérêt à le faire. Les règles déséquilibrées du libre-échange permettent à l’UE un accès lucratif aux marchés africains à travers l’exportation de ses produits alimentaires transformés. À l’inverse, les pays africains sont réduits à un commerce beaucoup moins lucratif et moins durable, en exportant vers l’Europe des produits comme le café ou le coton. Libéraliser le marché dans la CAE signifie que les produits venant de l’UE, avec leur prix bas et leurs subventions, peuvent inonder la région et éventuellement réduire à néant le secteur industriel.
Ces pays ont donc beaucoup à perdre en acceptant un APE avec l’Europe qui permettrait aux denrées européennes de remplacer les leurs et ouvriraient la porte aux entreprises européennes pour établir plus de plantations, de fermes piscicoles et autres exploitations agricoles destinées à l’exportation, avec toutes les conséquences que cela suppose pour l’accès à la terre, à l’eau, aux semences et aux marchés.
Des carcasses de poisson sèchent au soleil sur des piquets en bois dans un marché à Kisumu, au Kenya. Ces carcasses, appelées communément mgongo wazi, sont séchées au soleil et frites avant d’être vendues comme aliment bon marché.
L’expérience a déjà montré que les accords avec l’Europe n’ont pas pour objectif de bénéficier aux Africains, mais d’ouvrir les frontières pour laisser entrer les entreprises européennes qui veulent produire pour leur propre marché.
Prenons le cas de l’Afrique de l’Est où cet arrangement affecte déjà la sécurité alimentaire de beaucoup de gens et détruit l’environnement naturel. C’est en Afrique de l’Est que se trouve le Lac Victoria, qui est le deuxième lac d’eau douce du monde. Le lac abrite une grande variété de poissons qui sont une source de subsistance pour beaucoup d’habitants de la région.
Et pourtant, un Est-Africain lambda ne peut plus se permettre de manger du poisson. Il se rabat donc sur la solution bon marché du mgongo wazi (carcasses de poisson). Le mgongo wazi provient des restes des entreprises qui transforment la perche du Nil pour l’exportation. Ce système, auquel vient s’ajouter la production de fleurs, de cacao, de coton, de haricots verts et de café, voue essentiellement la production africaine aux exportations vers l’UE.
L’offre d’accès au marché pour la CAE dans le cadre de l’APE
Les négociations concernant l’APE étaient censées promouvoir la libéralisation des économies africaines, tout en favorisant l’accès des entreprises européennes aux marchés africains. De ce fait, les pays africains, comme beaucoup de pays ACP, ont été obligés d’ouvrir progressivement leur marché aux produits européens, comme l’illustre le schéma de libéralisation de la CAE ci-dessous.
Cette illustration montre l’offre d’accès au marché des pays de la CAE : ceux-ci s’engagent à ouvrir graduellement leur marché aux marchandises européennes, selon un processus en trois phases s’échelonnant sur une période de 25 ans.
Sur le papier, le programme garantit la protection des industries naissantes et des produits sensibles. Toutefois, si l’on y regarde de plus près, les contradictions flagrantes des programmes sautent aux yeux.
D’un côté par exemple, la CAE a protégé la farine de maïs (code SH – sous-titre 110220). Mais d’un autre côté, l’amidon de maïs (sous-titre 110812), un produit dérivé de la farine de maïs, a été libéralisé. Les contradictions concernent également d’autres produits comme les pommes de terre. Avec un tel échéancier de libéralisation, l’adjonction de valeur via la transformation des produits agricoles sera limitée et compromettra la sécurité alimentaire, étant donné la force des liens existant entre l’agriculture et l’industrie alimentaire.
La colonisation des marchés agricoles en Afrique
Certains pays de l’UE font aussi partie de la Nouvelle alliance pour la sécurité alimentaire et la nutrition du G7 (NASAN), qui soutient directement l’expansion en Afrique de l’agrobusiness, comme Bayer et Unilever. Par extension, ces pays participent au programme qui consiste à ouvrir à l’UE l’accès aux marchés africains pour pouvoir y vendre leurs pesticides, leurs semences transgéniques et leurs aliments transformés bon marché.
En outre, les compagnies semencières sont face à des marchés saturés en Amérique du Nord, en Europe et au Japon. Elles exercent des pressions de plus en plus fortes sur l’Afrique pour la forcer à ouvrir ses marchés à leurs produits. Ainsi le président de Syngenta, Ren Jianxin, entend doubler la taille de Syngenta d’ici les 5 à 10 prochaines années. Jianxin a déjà fait savoir que cette expansion aurait lieu principalement en Inde et dans les pays africains.
Un tel contexte rend les pays africains plus vulnérables à de nombreux produits dont ils ne veulent pas, notamment l’introduction d’organismes génétiquement modifiés (OGM). Une fois que les grandes entreprises et leurs lobbys auront réussi à persuader certains pays de les accepter, il sera difficile aux autres pays africains de dire non.
Dans nombre de pays, la promotion des aliments GM est brandie comme une panacée pour la sécurité alimentaire. Anne Maina, de la Coalition kenyane pour la biodiversité (KBioC), s’inquiète de l’intensification de l’infiltration des OGM au Kenya.
Malgré l’interdiction existante d’importation d’OGM au Kenya, le pays n’a exercé qu’un contrôle très réduit de l’entrée des aliments transgéniques sur son territoire, spécialement en période de pénurie alimentaire. C’est pour cette raison que l’Autorité nationale pour la biosécurité du Kenya a publiquement averti les commerçants, en 2017, des importations constantes de produits à base de maïs comme les céréales, certaines marques de flocons de maïs et de popcorns. Le Kenya est l’économie la plus solide d’Afrique de l’Est et peut établir un précédent vis-à-vis des autres pays du continent, en particulier le Nigeria et le Ghana qui sont en train de prendre des mesures pour améliorer les conditions de biotechnologie et de biosécurité dans leur pays.
Dans le cadre de l’APE, les pays doivent réduire largement leurs tarifs douaniers. La CAE, par exemple, s’est engagée à libéraliser 80 pour cent de son marché sur une période de 15 ans, pour faire place aux importations de l’Union européenne. Cette mesure comprend les matières premières et les biens d’équipement qui sont déjà exempts de taxes. Une telle décision exposerait le secteur agricole à une compétition injuste de la part de l’UE, qui très certainement bouleverserait le commerce régional et déplacerait les paysans locaux, en raison de la concurrence des produits européens bon marché. C’est la raison pour laquelle les produits sensibles seront exclus de l’élimination des tarifs douaniers et resteront, pour le moment, protégés.
Les produits laitiers sont l’un des produits les plus sensibles, car l’Afrique s’approvisionne auprès de petits producteurs qui ne peuvent pas faire face à la concurrence de l’agrobusiness européenne et de ses subventions. Côté positif, certaines régions ont choisi de protéger leur secteur laitier. Ainsi, en Afrique de l’Est, tous les produits laitiers doivent être exclus de la libéralisation si l’APE est signé. Quand le gouvernement kenyan a réalisé que l’importation de poudre de lait et de produits laitiers de l’UE aurait des conséquences négatives pour la survie de près de 600 000 petits producteurs laitiers, il a décidé de mettre les produits laitiers sur la liste des produits sensibles. En Afrique de l’Ouest, la production laitière est exclue sauf pour l’importation de poudre de lait, dont le Nigeria est le plus gros importateur. En Afrique du Sud, une partie de la viande et des produits laitiers a été exclue, mais pas tout.
Les pêcheries sont aussi un des secteurs menacés par l’APE dans les pays africains. Les tarifs relatifs au commerce des produits de la pêche sont clairement conçus pour protéger les transformateurs de poisson basés en Europe et leur assurer un maximum de flexibilité pour se procurer le poisson au prix le plus bas possible sur les marchés africains. À cause de l’écart énorme entre les tarifs pour les produits transformés et les produits non transformés quand il s’agit d’accéder aux marchés européens, les pêcheries africaines sont obligées d’exporter du poisson non transformé à bas prix, alors que les conserves de poisson en provenance de l’UE envahissent les marchés locaux.
La libéralisation du secteur de la pêche n’amène aucun avantage aux petits pêcheurs. Bien au contraire, on constate que localement, de plus en plus de gens ne peuvent se permettre de manger du poisson. La libéralisation provoque aussi un chalutage illégal dans les zones côtières et un déclin des réserves de poissons dû à la surpêche.
Fleurs et semences accélèrent les accords commerciaux entre le Kenya et l’UE
Le Kenya a récemment signé et ratifié les instruments requis pour devenir partie aux accords de partenariat économique UE-EAC. C’est le marché lucratif de l’exportation des fleurs, aux mains de quelques riches exploitants et entreprises étrangers, qui explique la pression pour devenir signataire.
Les bénéfices de ces exportations n’ont guère de retombées sur le citoyen ordinaire, vu que les multinationales concernées ont recours à des programmes d’évasion fiscale. En 2011, Christian Aid a révélé que la fuite des capitaux issus des exportations de fleurs en Europe coûtait 500 millions de dollars par an au Kenya.
De plus, c’est encore cette même industrie horticole qui a largement contribué à pousser le Kenya à adopter la Loi sur la protection des semences et des obtentions végétales [Seeds and Plant Varieties Act]. Les droits des obtenteurs ont été renforcés depuis pour satisfaire au protocole encore plus draconien de l’Union internationale pour la protection des nouvelles obtentions végétales (UPOV) de 1991.
La précipitation du Kenya pour être le premier à signer l’APE et l’UPOV de 1991 est un désastre pour la petite agriculture et le droit à l’alimentation. Il est immoral pour le Kenya d’espérer que les autres États-membres de la CAE signent et ratifient cet accord. En se précipitant pour signer le Règlement d’accès au marché avec l’UE, le gouvernement du Kenya a contourné une décision de justice qui imposait des consultations adéquates avec les petits agriculteurs kenyans et reconnaissait leur importance en tant que parties prenantes.
Tout comme avec l’APE, une grande part de la pression qui pousse le Kenya à rejoindre l’UPOV et à entraîner avec lui les autres pays de la CAE provient de la floriculture et de l’industrie semencière qui voulaient garantir et accélérer à leur propre profit l’homogénéité du commerce dans la région.
Daniel Maingi, directeur de Growth Partners Africa et coordinateur national de l’Alliance kenyane pour le droit à l’alimentation (KeFRA).
Un accord pour négocier des droits pour l’industrie semencière
Comme on l’a dit plus haut, les APE UE-Afrique ne concernent pour l’instant que le commerce des marchandises. Mais ils contiennent une clause selon laquelle, dans 5 ans, les parties doivent négocier les chapitres suivants dans le cadre de la clause de rendez-vous. Celle-ci stipule que les parties doivent s’engager à conclure les négociations sur les autres questions en l’espace de cinq ans à partir du moment où l’accord entre en vigueur. Ceci inclut les négociations dans les domaines des services, de l’investissement, des marchés publics, du commerce et du développement durable, des droits de propriété intellectuelle et des règles de concurrence .
Pour ce qui est de la propriété intellectuelle, si l’APE avec les Caraïbes doit servir de modèle, les États africains peuvent s’attendre à ce que l’UE présente de nouvelles règles qui iront au-delà des normes établies par l’OMC. Ils devront adopter les règles de l’UPOV qui accordent aux obtenteurs des droits de type brevet, afin de booster les bénéfices des multinationales de semences, et seront peut-être même obligés d’adhérer à l’UPOV
Un accord pour donner plus de droits aux investisseurs étrangers
On ne sait pas vraiment jusqu’où ira l’UE pour exiger la libéralisation des règles d’investissement dont profitent les entreprises européennes dans ce genre d’accord dans d’autres régions. On pense notamment au fameux mécanisme de Règlement des différends entre investisseurs et États (RDIE, ou ISDS en anglais). L’ISDS est un procédé qui appartient aux accords d’investissement internationaux : il permet aux investisseurs d’un pays de porter plainte auprès d’un tribunal d’arbitrage contre un pays dans lequel ils ont investi, s’ils pensent que les règles exposées dans l’accord ont été violées. Si l’on se fonde sur les dernières négociations, l’UE pourrait bien vouloir élargir la libéralisation au maximum sur la base de la version modifiée du RDIE qu’elle a obtenue dans son récent accord commercial avec le Canada.
L’un des principaux sujets d’inquiétude est la terre. En effet les ALE ont tendance à promouvoir le concept du « traitement national », c’est-à-dire que les investisseurs étrangers doivent être traités de la même manière que les investisseurs nationaux. Si les États africains ne prennent pas clairement position sur ce point, les APE risquent de déclarer illégale toute mesure restreignant l’accès des étrangers aux terres agricoles. De plus, les règles de libéralisation sur l’investissement garantiront que l’expansion en Afrique de l’agrobusiness européenne – de Nestlé et Danone à Carrefour – leur rapporte de juteux profits. Les effets désastreux sur le secteur agricole touchent les autres secteurs. La situation est tout bonnement ahurissante ! Avec tous ces accords commerciaux injustes, l’industrie de transformation alimentaire locale dans la plupart des pays africains se délabre ou a bien du mal à croître. Parallèlement, la capacité des agriculteurs à produire la nourriture nécessaire à leurs communautés et leurs marchés locaux se trouve compromise, ce qui met également à mal la souveraineté alimentaire. La prédominance des cultures commerciales destinées à l’exportation est l’un des signes que, 50 à 60 ans après l’indépendance de nombreux pays d’Afrique, l’exploitation coloniale reste une réalité bien vivante.
Production et transformation
« Si quelqu’un fait des plans avec vous sur la base de l’endroit où vous vivez aujourd’hui alors que vous avez l’intention de déménager, il vaut mieux anticiper et s’assurer que la transaction tienne compte du changement. Le problème avec l’APE, c’est qu’il n’anticipe pas quelle économie industrielle nous voulons, » déplore Okechukwu Enelamah, le ministre de l’Industrie, du Commerce et de l’Investissement du Nigeria [15].
La part de la production industrielle en Afrique est, il est vrai, si réduite qu’elle a poussé l’Union africaine (UA) à lancer une initiative intitulée Plan d’action pour le développement industriel accéléré de l’Afrique (AIDA) qui a été adoptée en 2007. La production industrielle est déjà en difficulté et un APE n’est certainement pas la potion magique dont a besoin l’Afrique pour développer son secteur industriel.
Quand on parle d’industrie manufacturière, signer un APE signifie que l’industrie et les produits doivent respecter de manière stricte les normes européennes avant de pouvoir être acceptés pour être exportés vers l’UE. Comme le fait remarquer John Opoku, l’adhésion aux normes équivaut réellement à donner la priorité au secteur manufacturier européen aux dépens de l’Afrique. « Même l’huile de palme ordinaire, explique-il, doit respecter des normes avant de pouvoir être exportée. Le poisson doit respecter certaines normes, sinon vous ne pouvez pas l’exporter. Et donc vous vous apercevez que cela devient un moyen de restreindre notre matrice de production, pour leur permettre à eux de continuer à importer leurs marchandises. »
Ceci est vrai pour presque toutes les économies africaines qui continuent à exporter des produits non manufacturés qui reviennent dans le pays, transformés et plus chers. Le Kenya, par exemple, est l’un des plus grands producteurs de café, mais le Kenyan ordinaire n’a pas les moyens de s’acheter du café instantané. C’est précisément pour ces raisons que la Tanzanie et le Nigeria s’acheminent vers un refus de signer l’APE.
L’opposition populaire à l’APE au Kenya
Le Forum des petits agriculteurs du Kenya (KSSFF) et beaucoup d’autres s’efforcent de faire entendre la voix des petits agriculteurs pour que leur opinion soit prise en compte en matière d’accords commerciaux. C’est pourquoi le KSSFF ainsi que six autres requérants, ont attaqué le gouvernement kenyan en justice en 2007.
Le groupe a « […] déposé plainte contre le manque de participation publique aux négociations de l’APE, parce que l’une des conditions est que la participation publique doit être intensive et facilitée par les gouvernements. La Cour a alors décidé que le Kenya devait s’assurer qu’il y ait participation publique et le gouvernement a tout bonnement ignoré la décision et a continué à négocier comme il l’entendait, », a déclaré Justus Lavi, l’un des requérants, membre du KSSFF.
Les agriculteurs ont fait valoir que la version préliminaire de l’APE serait source d’insécurité alimentaire et mettrait à mal la souveraineté alimentaire du Kenya. Ils ont dénoncé les effets adverses qui pourraient affecter l’économie kenyane, en raison des « produits bon marché et subventionnés en provenance de l’UE qui risquent de causer la fermeture des industries manufacturières kenyanes. » Les agriculteurs ont gagné leur procès en 2013, mais n’ont jamais donné suite au jugement. En 2016, le gouvernement a signé et ratifié l’APE.
Perspectives d’avenir
Le Brexit et l’impact qu’il pourrait de toute évidence avoir sur l’APE constituent une autre raison de s’inquiéter. On sait fort bien que la Grande-Bretagne est le plus grand consommateur de la majorité des produits en provenance de la plupart des pays concernés. Si l’on prend la CAE à elle seule, la Grande-Bretagne représentait 35,5 % du total des exportations de la CAE vers l’Europe en 2015. Le Brexit demande l’arrêt immédiat des négociations parce que les parties ont changé ! Africa Kiiza, de SEATINI, explique : « Il nous faut d’abord évaluer les conséquences du Brexit. […] Il est possible que nous n’en tirions aucun bénéfice, mais l’UE [sans la Grande-Bretagne] va y gagner à tous les niveaux. ».
Malgré les incertitudes évidentes de la situation, l’UE continue à pousser de toutes ses forces les blocs les plus récalcitrants, comme l’Afrique de l’Est et l’Afrique de l’Ouest, à signer l’APE. Tout ceci dans un contexte où la suite de l’Accord de Cotonou, qui expire en 2020, doit sous peu faire l’objet de nouvelles négociations. Les pays ACP ont déjà annoncé que dans le nouvel accord, ils veulent changer le principe du libre-échange contenu dans leurs relations avec l’UE en matière de commerce et d’investissement pour un régime préférentiel.
Il ne faut pas non plus oublier la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLEC, CFTA en anglais) mise en place par le Sommet de l’Union africaine pour tenter d’accélérer l’intégration commerciale prévue dans l’Accord d’Abuja de 1991 au niveau du continent. La ZLEC est pour l’Union africaine une tentative de création de marché commun africain. Elle doit entre autres négocier les questions liées à l’élimination des droits de douane, les règles d’origine, les barrières non tarifaires, les normes sanitaires et phytosanitaires, la facilitation du commerce, le commerce des services. Elle est censée être au point à la fin de 2017.
L’APE se heurte à toutes sortes d’écueils : le Brexit, la montée des tendances nationalistes et de la xénophobie, ainsi que les autres procédures nationales qui masquent les accords au niveau régional et international. En Afrique comme ailleurs, l’opposition aux accords de libre-échange ne cesse de se renforcer. Même l’UE connaît une mobilisation de masse des opposants aux ALE. Et les gouvernements ont bien du mal à faire accepter ces accords.
Ces revers fournissent l’occasion parfaite de relancer l’opposition à l’APE et aux prochains ALE, tels l’arrangement post-Cotonou en cours de développement. C’est le moment de remettre en question tout le programme des ALE africains. Le moment est venu pour les groupes de faire lutte commune pour arracher un nouvel accord. Pour les pays africains, il est temps de donner la priorité à leurs citoyens et à leurs besoins, avant de négocier et de signer des ALE.
https://www.grain.org/article/entries/5778-les-habits-neufs-du-colonialisme-les-accords-de-partenariat-economique-entre-l-ue-et-l-afrique
Posté le 28/08/2017 par rwandaises.com