C’est une question qui, trente ans après, hante encore les esprits : la France a-t-elle joué un rôle dans l’assassinat de Thomas Sankara ? À cette question, impossible aujourd’hui encore d’apporter une réponse définitive. Par Pierre Firtion
Car il n’existe pas, à ce jour, de preuve d’une implication française. Mais le doute persiste. Il est renforcé, trois décennies plus tard, par de nouveaux témoignages. Des confidences d’acteurs de l’époque qui éclairent cette période d’un jour nouveau.
C’est le genre de réponse qui nourrit le soupçon. Et qui témoigne d’un sentiment de malaise. A la question, « la France a-t-elle joué un rôle dans l’assassinat de Thomas Sankara ? », un diplomate français fin connaisseur du dossier – et qui a souhaité conservé l’anonymat – lâche, après un long silence gêné : « Vous me permettez de ne pas répondre ? » Et notre interlocuteur de nous mettre en garde : « personne n’osera vous parler, c’est encore trop bouillant ». Si le temps a passé, le sujet est toujours aussi sensible. La preuve ? Certains acteurs de l’époque continuent de se murer dans le silence. Et les rares personnes qui acceptent de témoigner ne le font bien souvent que sous couvert d’anonymat… Signe que trente ans après les faits, les doutes sur une implication française n’ont pas été dissipés, loin de là.
Des soupçons pourtant balayés d’un revers de main par les proches de Jacques Foccart. « Farfelue… invraisemblable… folklorique… » Installé à la table d’un café parisien, l’ancien adjoint du « Monsieur Afrique » de Matignon, de 1986 à 1988, ne manque pas d’adjectifs pour qualifier l’hypothèse d’une implication de la France dans l’assassinat de Thomas Sankara. « Cette question me paraît farfelue », insiste Michel Lunven.
« La politique de la France à l’époque, ce n’était pas du tout des intrigues pour remplacer untel ou untel. » Michel Lunven, adjoint de Jacques Foccart à Matignon

Jacques Foccart, faiseur des chefs d’Etat africains francophones pour les besoins de la Françafrique
En 1986, après avoir été chef de mission de coopération en Afrique, Michel Lunven devient l’adjoint de Jacques Foccart à Matignon. L’architecte de la « Françafrique » – la tutelle postcoloniale de la France sur une quinzaine de pays africains – vient alors d’être appelé à Matignon par Jacques Chirac pour y reconstituer une cellule Afrique. Michel Lunven passera deux ans à ses côtés. Deux ans durant lesquels il assistera à toutes les rencontres de Jacques Foccart avec des chefs d’Etat africains, comme il le raconte dans Ambassadeur en Françafrique, paru chez Guéna, un livre qui se veut à rebours des critiques dénonçant les crimes incestueux dont la Françafrique se serait rendue coupable.
« Je ne connais pas d’exemple où la France a organisé un assassinat de chef d’Etat africain. » Michel Lunven, adjoint de Jacques Foccart à Matignon
Même posture avec Thomas Sankara. A la question « Qui aurait pu assassiner Thomas Sankara ? », Michel Lunven répond du tac au tac : « En tout cas sûrement pas la France. D’abord on n’assassine pas, je ne connais pas d’exemple où la France a organisé un assassinat de chef d’Etat africain », s’insurge immédiatement l’homme à la retraite depuis 1998. « Peut-être que les chefs d’Etat africains comme Houphouët n’aimaient pas Sankara, peut-être… Mais non. Même si le président Houphouët aurait préféré avoir un autre chef d’Etat au Burkina, ce n’était pas le genre du président Houphouët d’envisager une suppression ou un assassinat. »
Jacques Foccart et le président ivoirien, Félix Houphouët-Boigny, s’entretenaient tous les mercredis par téléphone, mais Michel Lunven dit ne jamais avoir assisté à ces conversations ni avoir discuté de leur contenu avec Jacques Foccart.
L’ancien ambassadeur confirme que la France suivait de près ce qui se passait au Burkina Faso, mais à aucun moment avec « animosité ». « La France observait et regardait, les relations existaient toujours », raconte-t-il. Pour preuve la visite de François Mitterrand à Ouagadougou en novembre 1986, « signe que les relations étaient bonnes ». Pour preuve aussi, selon lui, la rencontre entre Jacques Foccart et Thomas Sankara en décembre 1986, une rencontre qui « s’est très bien passée » et dont Michel Lunven retient essentiellement les anecdotes sur le passé commun de parachutiste des deux hommes.
« Foccart était très content. Il s’attendait à ce que ça soit court et rugueux, ça n’a pas du tout été le cas. » Michel Lunven
La question du vote de Thomas Sankara en faveur de l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie à l’ONU, survenu quelques jours avant et qui a fortement déplu à la France, n’a-t-elle pas été évoquée au cours de cet entretien ? Michel Lunven se souvient moins bien. « Chacun a donné son point de vue, raconte-t-il. Foccart a sûrement tenté de le faire changer d’avis. C’était son style. Il essayait de convaincre Sankara que ses choix politiques n’étaient pas toujours les bons. […] Bien sûr qu’il l’a sermonné [sur son vote], mais il n’y avait pas d’animosité. Jacques Foccart pensait qu’il [Thomas Sankara] allait évoluer. Il n’y avait pas d’a priori de jugement. » Pas de tensions particulières donc à en croire l’ancien membre de la cellule Afrique de Matignon.
Conclusion : « l’hypothèse de l’assassinat avec l’aide de la France, ça me paraît très folklorique », poursuit Michel Lunven. « Ils étaient visiblement amis et ennemis à la fois les deux, Sankara et Blaise, et donc il fallait s’attendre à ce qu’il y en ait un des deux qui disparaisse et malheureusement c’est ce qu’il s’est passé. »
Circulez, il n’y a rien à voir ? L’hypothèse que la main de la France, puissante dans cet ensemble franco-africain, ait pu planer sur l’assassinat du révolutionnaire burkinabè, est également rejetée par Jean-Marc Simon, ex-ambassadeur et autre proche de Jacques Foccart : « La France n’a joué aucun rôle. Je ne vois pas quel était l’intérêt des Français ».
« Je n’ai jamais entendu parler de la nécessité de se débarrasser politiquement de Sankara. » Jean-Marc Simon, ex-ambassadeur
Comme Michel Lunven, celui qui était conseiller pour les affaires africaines au cabinet du ministre des Affaires étrangères Jean-Bernard Raimond, de 1986 à 1988, pense que l’assassinat est une affaire purement burkinabè dans laquelle la France n’a rien à voir. « Je pense que les Burkinabè ont fait ce qu’ils ont voulu faire. Je n’ai jamais entendu parler de la nécessité de se débarrasser politiquement de Sankara, raconte l’ancien ambassadeur. Dans les rapports que j’avais avec notre directeur Afrique [du Quai d’Orsay], le Burkina Faso n’était pas notre sujet de préoccupation. Je n’ai jamais entendu grincer des dents [au sujet des positions de Thomas Sankara], c’est la légende qu’on véhicule. » Même lors du rapprochement entre Thomas Sankara et le guide libyen Mouammar Kadhafi, alors que la France est opposée à Tripoli dans la gestion du conflit tchadien ? « Peut-être », lâche alors Jean-Marc Simon. Mais « la stratégie, c’était de parler avec lui, de dialoguer avec lui », insiste-t-il, citant en exemple, comme Michel Lunven, la visite d’Etat de François Mitterrand.
Jacques Le Blanc, ambassadeur au Burkina Faso de novembre 1983 à juin 1987, confirme cette volonté de ne pas rompre le dialogue. « Les relations, même si elles n’étaient officiellement pas au beau fixe, c’était comme dans une famille », affirme-t-il. Et de rappeler l’étroitesse des relations que la France entretenait avec son pré carré et l’omniprésence de la France au Burkina Faso à l’époque. « Tout l’environnement géographique [de Thomas Sankara], tous les pays de la zone étaient plus ou moins sous influence française », se souvient Jacques Le Blanc. « On avait encore une aide militaire à l’époque, il y avait des militaires français qui conseillaient l’armée burkinabè et ça n’a pas été supprimé par lui », poursuit l’ancien diplomate.
Ainsi, malgré les positions anti-impérialistes de Thomas Sankara qui étaient de plus en plus agressives vis-à-vis de la toute puissance française dans la zone, Jacques Le Blanc reste convaincu que la France n’a jamais eu pour projet de se débarrasser du président du Conseil national de la Révolution (CNR). Il affirme ne jamais avoir reçu d’informations allant dans ce sens : « On a toujours cherché à composer avec lui et à le convaincre que son intérêt, c’était de ne pas exagérer. » Mais Jacques Le Blanc a quitté Ouagadougou quatre mois avant son assassinat.
« On a toujours cherché à composer avec Thomas Sankara. » Jacques Leblanc, ancien ambassadeur de France au Burkina Faso
Jacques Leblanc, ancien ambassadeur de France au Burkina Faso © Pierre Firtion/RFI
Pourtant, à partir de l’arrivée au pouvoir de Thomas Sankara, le 4 août 1983, les sujets de tension entre Paris et Ouagadougou vont se multiplier, comme en attestent les télégrammes de l’ambassade de France au Burkina Faso aujourd’hui accessibles aux archives du ministère des Affaires étrangères.
L’assassinat de Thomas Sankara n’était pas « préparé de longue date » selon Jacques Le Blanc
A partir de cette date, la France est régulièrement la cible de la rhétorique révolutionnaire de Thomas Sankara. Dans son discours d’orientation politique du 2 octobre 1983, Paris est même accusée de s’être rendue coupable, vingt-trois années durant, « d’exploitation et de domination impérialistes ». Le 17 novembre 1986, Thomas Sankara tient un discours très offensif lors de la visite d’Etat de François Mitterrand. Il y dénonce l’accueil que la France a réservé aux représentants du régime de l’apartheid : le président sud-africain Pieter Botha et le ministre des Affaires étrangères, Pik Botha. Les relations entre la France et le Burkina se compliquent à partir de 1986. Il y a d’abord ce vote aux Nations unies en faveur de l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie, le 2 décembre 1986. Le 16 décembre, à l’Assemblée nationale, les députés de droite demandent que cesse l’aide française au Burkina Faso en guise de représailles à son vote à l’ONU. Fin juillet 1987, Thomas Sankara récidive. Au sommet de l’OUA, il plaide pour l’annulation de la dette de l’ensemble des pays africains. Le discours fait mouche.
« La Françafrique à l’époque, c’était vraiment un système intégré d’un point de vue politique, militaire et financier, les salaires des fonctionnaires étaient payés par la France », rappelle Antoine Glaser, journaliste, ancien rédacteur en chef de La Lettre du Continent. « Or, ce système intégré ne permettait pas qu’un chef d’Etat soit indépendant et développe sa propre politique étrangère. Ce système ne supportait pas la dissidence panafricaine que représentait Thomas Sankara, qui risquait de faire des émules auprès d’autres chefs d’Etat », analyse le journaliste. Enfin, il y a le rapprochement avec la Libye. Dès 1983, la Libye a fourni des armes pour appuyer le coup d’Etat de Thomas Sankara.
« Kadhafi a permis à Blaise de s’équiper. » Mousbila Sankara, ambassadeur à Tripoli de 1983 à 1987
En décembre 1985, Mouammar Kadhafi effectue une visite officielle à Ouagadougou, qui n’est pas du tout du goût des chancelleries occidentales. Thomas Sankara se rendra à plusieurs reprises en Libye, pays qu’il défendra régulièrement dans les forums internationaux. Au fil des années, le jeu libyen vis-à-vis de Sankara devient en plus en plus ambigu. Certaines sources parlent même d’une alliance entre Mouammar Kadhafi et Blaise Compaoré qui se serait nouée en 1987 lors des cérémonies du 18e anniversaire de la révolution libyenne. Quelle que soit la réalité de ces relations et leur transformation, la perception qu’en ont certains responsables français, notamment à l’Elysée, reste figée et particulièrement négative. Les liens entre Sankara et la Libye « ne plaisaient pas du tout à la France, alors qu’elle était en pleine crise tchadienne », rappelle Antoine Glaser, en référence à l’intervention française au Tchad, à partir de 1983, pour soutenir Hissène Habré dans le conflit qui l’opposait à l’époque à la Libye. « Pour la France, la Libye représentait une menace pour la stabilité de l’Afrique de l’Ouest, la crainte qu’elle fasse circuler des armes et déstabilise la zone sur laquelle la France avait un certain contrôle ».
Ses positions anti-impérialistes tranchées, sa proximité réelle ou supposée avec Kadhafi, ont-elles -au final- provoqué la chute de Thomas Sankara ? Autrement dit, la France aurait-elle pu jouer un rôle de premier plan dans cette disparition ou a-t-elle seulement donné son aval ? A l’inverse, pouvait-elle ignorer ce qui se tramait ?
La Côte d’Ivoire est le pays pivot de la Françafrique à l’époque et beaucoup soupçonnent Abidjan d’être impliqué dans le putsch sanglant du 15 octobre 1987. Nombre d’acteurs de l’époque se disent convaincus du rôle central joué par le président Félix Houphouët-Boigny, conséquence des relations orageuses qu’il entretenait avec le leader burkinabè. « Sankara avait amorcé un rapprochement très fort avec Kadhafi, qui lui fournissait de l’argent et des hommes pour encadrer les CDR [Comité de défense de la révolution] », avance une source proche de l’Elysée à l’époque des faits. Je pense que ce rapprochement avec la Libye, ça a été le point de rupture avec Houphouët. Motif ? « C’était un vrai problème pour la Côte d’Ivoire, car les chefs d’Etat africains étaient obsédés par les relations libyennes en Afrique, explique notre interlocuteur. Pour eux c’était la crainte que les Libyens débarquent, renversent les régimes, excitent les jeunes… »
« Tout ce qui se faisait dans cette région était totalement sous contrôle d’une gestion franco-ivoirienne. » Antoine Glaser, journaliste à La Lettre du Continent
De là à fomenter un assassinat ? Oui, aux yeux d’un ancien membre des services de renseignement français, qui se dit « convaincu » de l’implication du président ivoirien. « Sans doute Houphouët a-t-il joué un rôle, abonde un ancien diplomate, bon connaisseur de la région, car Houphouët a longtemps eu une main protectrice sur Sankara. A un moment, il en a eu assez ! ». Des accusations qui n’étonnent guère le journaliste Antoine Glaser : « Tout ce qui se décidait dans la région se décidait avec Houphouët. Tout ce qui se faisait dans cette région était totalement sous contrôle d’une gestion franco-ivoirienne ». La France pouvait-elle alors ignorer ce qui se tramait ? « Vu à quel point Blaise [Compaoré] a été le relais de la France dans la région, impossible d’imaginer que la France n’ait pas été informée, tranche le journaliste, les forces spéciales françaises qui l’ont exfiltré [Blaise Compaoré], c’est aussi pour services rendus », ajoute l’ancien rédacteur en chef de La Lettre du Continent, en référence à l’évacuation de Blaise Compaoré par les soldats français, lors de la révolution burkinabè d’octobre 2014. Pour le journaliste, au vu du poids de Paris dans la région, « la France était informée et a laissé faire ».
La France était-elle donc au courant ? Un témoignage inédit vient renforcer ce soupçon. Il émane d’un ancien journaliste. François Hauter était à l’époque grand reporter au quotidien Le Figaro, en charge de l’Afrique. En septembre 1987, il informe Guy Penne, ancien responsable de la cellule africaine de l’Elysée, de son déplacement au Burkina Faso pour interviewer Thomas Sankara. Guy Penne lui propose alors de rencontrer le patron de la DGSE (Direction générale de la sécurité extérieure). « Dans l’après-midi, j’ai eu un coup de fil d’un officier français, raconte le journaliste, qui en l’occurrence m’a dit que l’amiral Lacoste ne pouvait pas me recevoir. Mais il m’a fixé un rendez-vous. Là, j’ai eu un homme assez jeune qui m’a mis sur la table un dossier, en me disant qu’il était totalement écœuré par ce qu’on lui demandait. Et qu’on lui avait ordonné de me faire savoir ce qu’il y avait dans ce dossier. Tout ça est très inhabituel, vous vous en doutez bien ».
« Il y avait dans ce dossier les exactions d’un proche de Thomas Sankara. » François Hauter, ancien journaliste au Figaro
Dans ce dossier sont décrites les tortures censées avoir été pratiquées par un très proche de Sankara, Vincent Sigué. « C’était tout à fait effarant, poursuit François Hauter, il n’y allait pas avec le dos de la cuillère, puisqu’il avait passé des gens au chalumeau, il en avait écartelé certains… enfin, c’était juste horrible ! Certains avaient survécu. Ils étaient soignés à l’hôpital de Ouagadougou. Le dossier indiquait exactement les chambres, enfin exactement tout ce qu’il fallait savoir. » Le journaliste se rend alors sur place pour enquêter. « Tout était juste ! Les médecins français qui ont su que j’étais rentré dans l’hôpital m’ont chassé. Ensuite, j’ai vu les gens des organisations internationales. Enfin, tout le monde m’a confirmé ». François Hauter décrit ces exactions dans une série d’articles à charge contre le régime. Ces atrocités sont ensuite confirmées par Amnesty International. Quelques jours plus tard, Thomas Sankara est assassiné.
« J’ai eu le sentiment affreux d’avoir été manipulé, confie aujourd’hui le journaliste, d’avoir été au fond instrumentalisé pour préparer l’opinion à la disparition de cet homme, à travers les dérives entre guillemets de son régime, parce que ce n’était pas non plus la Corée du Nord ou la Chine sous les gardes rouges. Cet homme [Vincent Sigué] faisait des dégâts atroces, mais Thomas Sankara avait encore une partie de la population derrière lui ».
« L’intention était de se débarrasser de Sankara. » François Hauter, ancien journaliste au Figaro
Le reporter recontacte Guy Penne pour avoir des explications. « Il n’a accepté de me revoir qu’une année plus tard. Notre explication a été violente, il a nié complètement. Mais il est toujours resté dans mon esprit que j’avais été manipulé, affreusement, pour préparer cet assassinat ».
La France a-t-elle uniquement été mise en courant de la mort de Sankara ? Ou a-t-elle joué un rôle dans la mécanique complexe qui s’est déclenchée au matin de ce 15 octobre 1987 à Ouagadougou ? Un témoignage inédit, recueilli par RFI, ouvre une nouvelle piste. Il vient d’une source proche de l’Elysée à l’époque des faits : « J’étais dans le bureau d’Audibert [responsable de la cellule africaine de l’Elysée en 1987], le jour de l’assassinat de Thomas Sankara. La France avait été alertée qu’il y avait un avion plein de mercenaires libyens et d’armes qui avait décollé de Libye et qui devait atterrir à Ouagadougou. Elle a donné cette information à Blaise et à Houphouët. Sur place on peut imaginer ce qu’une telle information a pu provoquer ». A l’époque, la capitale burkinabè bruisse de rumeurs selon lesquelles Thomas Sankara et Blaise Compaoré sont proches de la rupture. Selon notre source, cet avion n’a finalement jamais atterri. Mais Thomas Sankara est assassiné quelques heures plus tard. « L’attitude de la France était logique, analyse trente ans plus tard notre interlocuteur. Du côté français, ce n’était pas une bonne nouvelle de voir les Libyens débarquer et on était convaincus que c’était à la demande de Thomas Sankara ».
Les autorités françaises ont, selon cette source, livré à Blaise Compaoré et à Félix Houphouët-Boigny une information susceptible de faire basculer un fragile équilibre politique. Sont-elles allées au-delà ? Au terme de notre enquête, il n’existe pas, pour l’heure, d’éléments de preuve d’une implication directe de Paris. Malgré cela, un Français présent dans l’entourage de Sankara se dit convaincu du rôle éminent joué par l’ancien colonisateur : « évidemment que la France a coordonné l’assassinat de Sankara. C’est Chirac et Houphouët qui l’ont fait ! ». La cause, selon lui ? Le vote pour l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie et les attaques de Thomas Sankara à l’encontre de Bernard Pons, le ministre des Territoires d’outre-mer de l’époque, réputé proche du Premier ministre. Autre motivation de Matignon à ses yeux : « le fait que Sankara ait coupé tous les robinets de la corruption et notamment les sources de financement du RPR [le parti de Jacques Chirac] ».
Des motifs auxquels nos autres interlocuteurs ont du mal à croire. « Une décision au plus haut niveau de l’Etat pour se débarrasser de Sankara ? Non, je n’y crois pas, commente une source proche de l’Elysée à l’époque des faits, mais il y a les services, il y a Foccart, il y a les mercenaires, les barbouzes à Abidjan et ailleurs. C’est possible qu’ils aient donné un coup de main ». La DGSE est depuis longtemps suspectée d’avoir joué un rôle dans cette disparition. Des accusations balayées d’un revers de main par Alain Juillet, ancien directeur du renseignement à la DGSE : « Quand on connait l’histoire et quand on sait comment fonctionnait à l’époque l’Afrique au niveau du renseignement et de l’action, on peut assurer sans risque que la DGSE¸ je dis bien la DGSE, n’avait absolument rien à voir avec cette affaire-là ».
« La DGSE, n’avait absolument rien à voir avec cette affaire-là. » Alain Juillet, ancien directeur du renseignement à la DGSE
La DGSE et plus généralement la France sont depuis trente ans sur le banc des accusés. Mais saura-t-on un jour quel rôle elles ont effectivement joué ? L’espoir réside dans l’ouverture des documents classés « secret défense ». Le problème, c’est que lorsque ces documents « porte[nt] atteinte au secret de la défense nationale, aux intérêts fondamentaux de l’Etat dans la conduite de la politique extérieure, à la sûreté de l’Etat, à la sécurité publique, à la sécurité des personnes ou à la protection de la vie privée », ils ne sont rendus accessibles aux chercheurs que cinquante ans après avoir été créés. Soit théoriquement, dans notre affaire, en… 2037 !
Une disposition du code du patrimoine dénoncée en mars dernier par l’historien spécialiste de l’Afrique Vincent Hiribarren. Dans une tribune publiée par le quotidien Le Monde, ce chercheur au King’s College de Londres se désole qu’une grande partie des archives de l’époque ne lui soit pas accessible : « seuls les documents de la présidence française pour cette période ont été versés, ce qui veut dire que toute demande de dérogation ne peut porter que sur les archives de François Mitterrand. Pour le ministère de la Défense et celui des Affaires étrangères ou de la Coopération, ces documents ne sont tout simplement pas consultables. Il en va de même pour les archives de Jacques Chirac qui était alors Premier ministre ». Pour tenter de faire bouger les choses, l’historien a alors lancé un appel en direction du pouvoir politique : « ouvrons les archives sur le meurtre de Thomas Sankara ».
Un appel relayé à son tour, quelques jours plus tard, par Pouria Amirashahi, alors député de la neuvième circonscription des Français établis hors de France (une circonscription qui englobe l’Afrique de l’Ouest et donc le Burkina Faso). Dans une lettre adressée à François Hollande, le député socialiste demande la levée du secret défense « pour toute la période durant laquelle Thomas Sankara a gouverné le pays ». « Rien ne dit aujourd’hui que la France est directement impliquée, argumentait l’élu en avril dernier, mais quoi qu’il en soit, il faut jeter un œil sincère sur l’Histoire ». Cette requête vient appuyer celle émise l’an passé par la justice burkinabè. François Yaméogo, le juge en charge de l’enquête à Ouagadougou, a lancé en octobre 2016 une commission rogatoire internationale auprès de la justice française pour demander la levée du secret défense sur les archives françaises. Toutes ces demandes sont pour l’heure restées sans suite.
Mais le sujet devrait rapidement refaire surface. Emmanuel Macron annonce qu’il se rendra à Ouagadougou pour prononcer son grand discours de politique africaine. L’occasion rêvée pour certains de sensibiliser le président sur ce sujet, à l’image de la journaliste Liz Gomis. « On veut faire un discours à Ouagadougou, au Burkina Faso, avec l’histoire de ce pays. Comment on peut passer à côté de la question Sankara ?! », se justifie-t-elle. La jeune réalisatrice entend faire passer le message au président via le Conseil présidentiel pour l’Afrique (CPA), dont elle est l’une des onze membres. Cette structure, créée le mois dernier par l’Elysée, a vocation à aider le chef de l’Etat à mettre en œuvre une nouvelle relation entre la France et le continent. Ses membres ont un accès direct au président. Ils sont justement en charge de préparer le discours de Ouagadougou. Selon Liz Gomis, la question de l’implication de la France sera donc forcément abordée : « Qu’est-ce qu’on choisit d’assumer ou pas ? De regarder ou pas ? Je ne sais pas, mais en tout cas la question va être posée », assure-t-elle.
« On veut faire un discours à Ouagadougou […]. Comment on peut passer à côté de la question Sankara ?! » Liz Gomis, journaliste
D’autant que l’une des missions du CPA est de permettre à la France d’améliorer son image, pour l’heure sérieusement écornée, sur le continent. « Si on veut parler d’une nouvelle relation avec le continent africain, il y a des sujets qui fâchent dont il faudra parler, explique l’ancien footballeur Jean-Marc Adjovi-Boco, également membre de ce Conseil présidentiel pour l’Afrique. Même sans rentrer dans la repentance, mais au moins les mettre sur la table et voir après comment on peut construire l’avenir ». De Thomas Sankara, il sera donc forcément question le 12 novembre prochain à Ouagadougou. Et pour cause : Emmanuel Macron a prévu ce jour-là de s’adresser à la jeunesse africaine. Une jeunesse pour qui l’ancien président du CNR reste une idole.
Peut-on s’attendre à une annonce particulière ce jour-là ? Comme la déclassification de certains documents réclamés depuis un an par la justice burkinabè ? Lors de la campagne présidentielle, le candidat Macron avait eu cette phrase sur la décolonisation : « c’est en assumant la vérité sur notre histoire commune que nous pourrons regarder l’avenir avec confiance ». Sa venue au Burkina Faso suscite une vraie attente sur ce point. Mais l’espoir placé dans cette déclassification n’est-il pas démesuré ? Saura-t-on forcément la vérité après l’examen de ces pièces ? Le journaliste Antoine Glaser n’y croit pas. « Les choses importantes ne sont jamais écrites, donc déclassifier ne changera pas grand-chose, avance-t-il. Houphouët-Boigny parlait tous les mercredis avec Jacques Foccart et tout ça est resté oral. J’ai du mal à imaginer qu’on retrouve un texte… »

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Posté le 24/10/2017 par rwandaises.com