De nombreux ouvrages sont venus compléter la bibliographie abondante informant sur le génocide tutsi au Rwanda en 1994 à l’occasion des commémorations du vingtième anniversaire de l’événement. L’accusation de complicité de génocide à l’encontre des autorités françaises de l’époque, incarnées par le tandem de cohabitation François Mitterrand-Édouard Balladur, a été réitérée par le président rwandais Paul Kagame, alors que des associations militant pour le respect des droits de l’homme, comme « Survie », continuaient à alimenter l’instruction du dossier. Parmi les ouvrages importants parus, celui de François Graner, Le sabre et la machette, officiers français et génocide tutsi, aborde la responsabilité de l’armée française dans la préparation puis l’exécution des massacres génocidaires perpétrés sur les Tutsi, au Rwanda, entre 1990 et 1994.

2L’auteur a choisi une méthode originale qui cherche les éléments de réponse aux questions posées sur les agissements de l’armée française dans le discours des militaires. Il recense ainsi les déclarations, les articles dans les revues spécialisées ou dans les médias généralistes ainsi que les nombreux livres rédigés dans le souci de laver l’honneur de l’institution des accusations jugées infamantes qui pèsent sur elle. Un travail de grande ampleur recense les déclarations du haut commandement militaire de l’époque et d’officiers impliqués dans les opérations au Rwanda entre 1990 et 1994, parmi lesquels : l’amiral Jacques Lanxade, conseiller de François Mitterrand à partir de 1989 puis chef d’état-major des armées à partir de 1991 ; le général Christian Quesnot, qui remplace Lanxade comme conseiller de François Mitterrand à partir de 1991 ; le général Jean Varret, chef de la mission militaire de coopération d’octobre 1990 à avril 1993, remplacé par le général Jean-Pierre Huchon ; le général Jean-Claude Lafourcade, chargé du commandement de l’opération « Turquoise » ; le colonel René Galinié, attaché de défense à l’ambassade de France de Kigali au moment où la France intervient au Rwanda en 1990 ; le colonel Dominique Delort, qui prend temporairement la tête de l’opération « Noroît » en 1993; le colonel Didier Tauzin, qui dirige le 1er RPIMA, qui a des soldats en permanence au Rwanda entre 1991 et 1994, et qui dirige lui-même l’opération secrète de 1993 et revient en 1994 participer à l’opération « Turquoise » ; le colonel Jacques Rosier, chef temporaire de l’opération « Noroît », puis chef des opérations des forces spéciales, avec qui il revient au Rwanda pour ouvrir la voie à l’opération « Turquoise » ; le commandant Grégoire deSaint-Quentin, instructeur des para-commandos rwandais, resté après le départ des troupes de l’opération « Noroît », logeant dans le camp de Kanombé d’où est parti le missile qui a abattu l’avion du président Habyarimana, événement qui a donné le signal de départ aux opérations génocidaires.

3Après une introduction qui présente les acteurs et les enjeux de la question, les parties II et III de l’ouvrage listent les éléments de langage des militaires en réponse aux accusations sur les agissements de l’armée française durant la période de 1990 à 1994, la France s’implique directement dans la guerre qui oppose le gouvernement rwandais au FPR, puis en 1994 pendant le génocide. Toutes les accusations sortent alors étayées par les déclarations recensées, soit qu’elles trahissent explicitement, comme celles du colonel Tauzin, l’engagement de l’armée française auprès du clan hutu génocidaire et la haine des Tutsi ; soit que leur aspect contradictoire – patiemment mis en évidence par l’auteur – révèle un double discours allant toujours dans le sens d’efforts désespérés pour masquer cet engagement. Le patient travail de collecte et de recoupement de l’auteur permet d’affirmer que c’est en toute connaissance de cause, avec une conviction sans faille alliant toutes les tares du néocolonialisme françafricain à la lecture racialiste du conflit rwandais, que l’état-major des armées françaises a offert un engagement total auprès des forces gouvernementales hutu avant, pendant et après le génocide. Ainsi, les déclarations collectées permettent d’étayer les accusations selon lesquelles l’armée française a participé directement au conflit contre le FPR entre 1990 et 1994, qu’elle a « sauvé la mise » au gouvernement hutu en menant une guerre secrète en dehors de tout contrôle parlementaire, qu’elle a accompagné sa dérive génocidaire en l’aidant matériellement et en lui inculquant les bases de la guerre contre-révolutionnaire, qu’elle n’a rien fait pour empêcher les massacres en 1994 et que l’opération « Turquoise », mise tardivement sur pied, a eu pour objectif occulte de repousser une nouvelle fois le FPR puis d’exfiltrer les génocidaires vers le Zaïre.

4Mais la partie la plus novatrice de l’ouvrage est peut-être celle qui se penche sur l’imaginaire des militaires. Comment concevoir que des officiers de la République se soient rendus complices d’un génocide ? C’est dans leurs dénégations que l’on trouve la logique interne du mal. Le haut commandement français était imprégné d’un imaginaire colonial où la France est toujours vue comme une puissance généreuse, même quand elle massacre, et une puissance qui doit tenir son rang face aux puissances anglo-saxonnes, l’Angleterre et les États-Unis. Le complexe de Fachoda n’est pas un mythe mais un traumatisme soigneusement transmis de génération en génération dans un monde professionnel marqué par le traditionalisme et une forte hérédité (Lanxade est petit-fils d’amiral, Tauzin fils d’un combattant de la Seconde Guerre mondiale, d’Indochine, d’Algérie et d’Afrique Noire, etc.). L’action militaire au Rwanda recoupe toutes les obsessions néocoloniales françaises : affirmer la présence de la France dans cette partie essentiellement anglophone de l’Afrique, préserver les intérêts économiques du pays en ayant une présence militaire à proximité des ressources minières du Congo, et donc soutenir à tout prix – y compris celui d’une potentielle accusation de complicité de génocide – un gouvernement allié dont la stabilité est la garante de notre implantation. À cette conception erronée de la défense des intérêts nationaux se superpose une effarante adhésion au racisme antitutsi, au fondement même du pouvoir hutu depuis la décolonisation en 1962. Pendant quatre ans, les militaires français envoyés au Rwanda ont formé les troupes hutu et se sont battus auprès d’elles ; ils ont fini par en embrasser la vision haineuse des Tutsi, qualifiés de « cafards ». Pour nombre d’officiers français, il semblerait que la diabolisation du FPR, ainsi que la confusion totale entre FPR et population tutsi de l’intérieur, ne soient pas qu’un élément cynique de la guerre psychologique mais une haine entièrement partagée.

5L’étude centrée sur le rôle des militaires n’élude pas la question du politique dans la chaîne de commandement. François Graner met en évidence que le drame rwandais arrive à l’aboutissement d’un processus de renforcement du rôle du chef d’état-major des armées dans la chaîne de décision qui définit la politique internationale française, sous l’action de l’amiral Lanxade, conforté en ce sens par un François Mitterrand qui partageait les mêmes vues et ne peut donc être dédouané de sa responsabilité dans la dérive monstrueuse de la diplomatie française au Rwanda. Quelques responsables ont contesté cette évolution et ont dû quitter leurs fonctions en raison de leur opposition à cette dérive antidémocratique, comme Jean-Pierre Chevènement, qui préféra démissionner de son poste de ministre des Affaires étrangères en 1991, ou le général Varret, qui fut poussé vers la sortie quand il refusa de cautionner l’engagement de plus en plus criminel des militaires français au Rwanda.

6Fondé sur une méthodologie originale, mené avec une rigueur sans faille, aboutissant à un exposé des plus clairs sur la complicité de l’armée française dans le génocide tutsi, cet ouvrage confirme que cette histoire, « inavouable », mais suintant des propos de ses acteurs, échappe pour l’essentiel aux historiens académiques et reste le fait de citoyens engagés qui mettent toute leur énergie et leur intelligence à démêler le vrai du faux et à comprendre de l’intérieur les ressorts du mal.

François Graner, Le sabre et la machette. Officiers français et génocide tutsi, Mons, Éditions Tribord, 2014, 252 p.

Référence électronique

Alain Gabet, « François Graner, Le sabre et la machette. Officiers français et génocide tutsi  », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique [En ligne], 131 | 2016, mis en ligne le 21 juin 2016, consulté le 06 décembre 2017. URL : http://chrhc.revues.org/5287

https://chrhc.revues.org/5287

Posté le 06/12/2017 par RwandaNews