Interview de Léonard She Okitundu, vice-Premier ministre et Ministre des Affaires étrangères de la République démocratique du Congo

Bien que comptant 4,5 millions de déplacés et plusieurs foyers de violence, la République démocratique du Congo refuse de figurer sur le même rang que la Syrie ou le Yémen et a réussi à faire baisser le niveau d’urgence « L3 » qui lui avait été attribué par l’ONU, une mesure symbolique mais aussi administrative permettant d’ouvrir certains « tiroirs » d’accès à une aide d’urgence renforcée. En outre, Kinshasa a choisi de bouder la conférence des donateurs qui avait été convoquée à Genève à l’initiative des Nations unies et des Pays Bas et qui a réuni des promesses d’aide pour un montant de quelque 500 millions de dollars, au lieu de 1,7 milliards initialement prévus.
Très critiqué pour cette politique de la chaise vide, tant par l’opposition congolaise et la société civile que par les milieux humanitaires, le Ministre des Affaires étrangères congolais She Okitundu explique cette décision à l’occasion d’une interview exclusive et il détaille aussi les raisons de la brouille entre Kinshasa et Bruxelles.

Si nous ne sommes pas allés à Genève, c’est tout simplement parce que nous n’avions pas été consultés, ni associés à la préparation de cette conférence. Nous ne sommes pas du tout opposés aux initiatives humanitaires, mais nous désirons être partie prenante… Or cette réunion s’est faite sans nous…Nous avons eu le sentiment que l’ampleur de la crise a été délibérément exagérée par la communauté internationale… Dans quel but, nous l’ignorons… Nous soupçonnons des manœuvres…De toutes façons, nous avons-nous même débloqué 100 millions de dollars pour répondre aux besoins humanitaires de notre population et nous prendrons nos responsabilités en ce sens…Tout porte à croire que pour certains partenaires à Kinshasa il n’y a pas d’institutions dans ce pays… .Alors on se plaît à vouloir du bien du Congo sans les congolais. Et quand on enregistre des réactions, on se réveille et se confond en excuses. Ça doit cesser . Ce qui ne se fait pas ailleurs ne se fera plus en RDC.

Pouvez vous retracer l’historique de la brouille avec la Belgique ? Remonte-t-elle à la conférence qui s’est tenue à Genval, durant l’été 2016, où s’est constitué de Rassemblement de l’opposition congolaise ?

Nous avons alors eu le sentiment que cette réunion était dirigée contre les autorités du pays et qu’elle avait la bénédiction des autorités belges…

Mais l’opposition congolaise a toujours choisi la Belgique comme caisse de résonance, il n’y a là rien de neuf…

Certes, mais ici, le ministre des Affaires étrangères Didier Reynders a pratiquement donné sa bénédiction personnelle à cette réunion…D’autres incidents ont suivi. Savez vous que la Belgique a activement mené une action de lobbying contre l’admission de la RDC à la Commission des droits de l’homme de l’ONU, prenant contact avec plusieurs pays pour qu’ils votent contre nous ?
Nous avons appris cela lorsqu’un émissaire d’un pays africain frère est venu à Kinshasa pour nous informer de cette action négative !
Sur instruction du Président Kabila, j’ai alors pris mon bâton de pèlerin, et je suis allé en Asie, en Amérique latine et ailleurs pour plaider la cause de la RDC et nous avons finalement obtenu une majorité de votes en notre faveur , ce qui a représenté un succès diplomatique important…Mais de la part de la Belgique, nous avons jugé qu’il s’agissait d’une démarche particulièrement hostile. Par ailleurs, l’an dernier, lors de la nomination du Premier Ministre Bruno Tshibala, le ministre Reynders s’est clairement prononcé contre cette nomination, estimant qu’elle n’était pas conforme à l’accord de la Saint Sylvestre, et ces propos nous ont choqués.
Par la suite, après la première marche des laïcs chrétiens, (ndlr. qui a eu lieu fin décembre et a été durement réprimée) le ministre de la Coopération a décidé, de manière unilatérale, de réaffecter une partie de l’aide, soit 25 millions de dollars. Alors que nos accords de partenariat avec la Belgique prévoient des mécanismes de concertation, rien de tout cela n’a joué ; la Belgique a décidé toute seule de nous sanctionner et elle a invité ses partenaires européens à faire de même…

Est-ce pour cette raison que vous avez décidé de fermer la maison Schengen, qui délivre des visas aux ressortissants congolais pour le compte de 18 pays européens ?
Si nous avons pris cette décision, c’est parce que ce système ne fonctionnait plus conformément aux termes de référence de départ. Les délais d’attente étaient longs, les visas étaient souvent refusés… Il faut savoir que cette maison Schengen, gérée par des fonctionnaires belges, n’était pas très populaire aux yeux de l’opinion congolaise.
Sous cet angle , il s’agissait moins d’ une chancellerie qui offre des visas qu’un instrument d’ingérence politique, distribuant les visas selon des visées politiques, au point de frustrer même d’autres États membres. Sous cet angle, la RDC était devenue un cas d’école. Ça devait cesser.

Peut-être, mais aujourd’hui sa fermeture pénalise un grand nombre de citoyens congolais désireux de voyager en Europe et c’est finalement contre vos compatriotes que se retourne cette décision…

Il est vrai qu’il faudra trouver une solution, même si certains pays européens ont déjà commencé à délivrer des visas séparément. Une réunion a déjà eu lieu à Kinshasa entre des experts belges et congolais et une autre rencontre, celle de la réciprocité, devait avoir lieu à Bruxelles. Mais deux des personnes qui auraient du y représenter la RDC, dont le chef de l’Agence nationale de renseignements, sont sous le coup de sanctions décidées par l’Union européenne. Nous avons demandé à la Belgique de faire lever ces sanctions pour l’occasion mais cela nous a été refusé. On nous a proposé de tenir cette réunion dans un pays tiers, ce que nous ne voulons pas car il s’agît d’un sujet bilatéral…On en est là…

Vous avez aussi décidé de suspendre les activités de l’agence belge de coopération Enabel, et même interdit aux ONG congolaises de fonctionner avec de l’argent d’origine belge… Tout cela n’est pas très amical non plus…

Il s ’agît effectivement de mesures de rétorsion, nous sommes un pays souverain, nous voulons être traités avec respect. Je considère que, compte tenu de tout ce qui précède, la balle se trouve désormais dans le camp de la Belgique, à elle de faire un geste.

On a le sentiment que vos critiques s’adressent surtout à Didier Reynders, le ministre belge des Affaires étrangères…
C’est tout à fait exact. Tout porte à croire que la Belgique a levé l’option de tourner le dos aux autorités en place à Kinshasa et même de leur trouver une alternative. C’est même pire que du temps de Karel de Gucht avec lequel nous avions eu des heurts ponctuels. On a l’impression que l’acteur principal de la diplomatie belge est à la manœuvre contre nous et cela nous pose un problème notamment par une « diplomatie twitter » et « du mégaphone » qui est hors des règles de l’art.

Heureusement, des canaux de communication subsistent et le Premier Ministre Charles Michel s’est déjà entretenu à plusieurs reprises avec le président Kabila, les ponts ne sont donc pas rompus. Il faudra trouver une solution à la crise actuelle… Nous la regrettons, mais nous continuons à aller de l’avant. C’est aux Belges qu’il appartient de donner la preuve du contraire aujourd’hui, en cessant leur ingérence et en reconstruisant l’avenir des rapports bilatéraux sans complexes .

Pourquoi les marches des chrétiens ont-elles été aussi durement réprimées ? On a tiré avec des armes à feu sur des manifestants pacifiques…

Mais ces manifestations n’avaient pas été autorisées ! Chez vous aussi, lorsqu’une manifestation est programmée, il y a discussion préalable avec les autorités, on se met d’accord sur l’itinéraire, sur le point d’aboutissement des cortèges. Ici, il n’y a rien eu de tout cela. Pas de concertation préalable, on se contentait de nous dire que les gens allaient sortir des églises, donc marcher depuis de nombreux points différents…En fait, les manifestants voulaient converger vers l ’Assemblée nationale, avec tout ce que cela signifie…

Les élections auront-elles lieu à la date prévue, le 23 décembre prochain ?

Le processus est en cours, la Commission électorale avance bien, en juin prochain, elle enregistrera le dépôt des candidatures à tous les scrutins, ce sera un moment important. Quant à la « machine à voter », qui fait couler beaucoup d’encre, elle procède de l’Accord qui a recommandé a la CENI la rationalisation des mécanismes d’organisation des élections , mais également de la Constitution qui confère à la seule CENI les compétences en la matière.
Par ailleurs, sait-on le coût politique et financier de l’alternative à la machine à voter aujourd’hui ?
Pour le reste, les portes de la CENI sont restées ouvertes pour les observations pertinentes sur la machine à Voter.

Mais les élections auront lieu comme prévu, je peux vous l’assurer…Dans cette direction, nous avons le soutien explicite de pays importants comme les Etats Unis et la Grande Bretagne, qui ne veulent aucune aventure…

Propos recueillis à Kinshasa

http://blog.lesoir.be/colette-braeckman/

Posté le 19/04/2018 par rwandaises.com