Kigali : une centenaire pétillante et très ambitieuse
L’ aurais-je su que je n’en eus eu ni le goût ni le droit. En effet, le damné de la terre que j’étais comptait sa survie et celle des siens non en années mais en mois, ou même en semaines, selon les époques. C’est seulement des décennies plus tard, en exile sous des cieux plus cléments et devenu parent, que j’ai été converti aux joies ordinaires des anniversaires. J’ai alors appris à faire la fête et, à l’occasion d’une année écoulée, à partager les tranches de gâteaux et l’universel refrain qui va avec . Les années où le chiffre était rond, c’était encore plus excitant: j’avais – et j’ai encore – l’impression d’avoir gagné le gros lot sur le destin. J’en suis ainsi venu à me convaincre que ce qui vaut pour les hommes vaut pour les lieux, en prime ceux qui nous sont chers. C’est le cas de Kigali, notre capitale, qui vient de fêter son centenaire; et c’est ma façon à moi de l’applaudir juste après
qu’elle ait soufflé sur ses bougies.
Eh oui , c’est en août 1907 que le prussien Richard Kandt, fut de retour au Rwanda, avec dans ses bagages le titre de Premier Résident Impérial reçu de Guillaume II trois mois auparavant. Par un concours de circonstances comme seule l’histoire sait les produire, l’explorateur- colonisateur allemand devint le fondateur de la capitale du Rwanda moderne. Le plateau de Nyarugenge avec sa centaine d’habitants était loin de se douter du statut qui serait le sien un siècle plus tard : celui d’une cité pétillante et ambitieuse appelée à devenir le point focal d’une région qui compte aujourd’hui près de 120 millions d’habitants.
Toutefois, l’histoire de notre capitale, à l’exemple de nombre de ses consoeurs du continent, est à l’image de celle du pays entier. En effet, si plus de 50ans durant, la bourgade sise au pied du mont Jali a été boudée par la population qui y voyait le symbole d’une occupation étrangère et la concurrence indue à Nyanza la royale, l’attitude changea en 1962, lorsque le nouveau pouvoir décida de faire table rase de tout ce qui pourrait peu ou pou rappeler le régime déchu. Les nouveaux maîtres n’entendaient pas seulement faire allégeance à une autorité ex-coloniale par un assujettissement idéologique clairement affiché, ils s’étaient crus en plus obligés de cultiver une proximité territoriale avec cette Belgique métropolitaine plus présente que jamais et cependant suspicieuse.
Le premier gouvernement d’une république en procuration choisissant d’établir ses quartiers dans l’arrière-cour de la puissance tutélaire dont il avait joué à s’affranchir : c’était mal engager l’avenir du pays. Quoiqu’il en soit, ce fut au grand dam de Nyanza la séculaire désormais promise à la ruine et l’oubli. Mais les sacristains de Perraudin et autres capots de Harroy s’aviseront bientôt qu’il ne suffisait pas de déserter la mythique résidence des rois du Rwanda pour s’assurer de sa détestation, il fallait encore effacer son nom dans la mémoire du bon peuple. Aussi la capitale historique se vit affubler du nom de Nyabisindu comme pour sceller son destin de proscrit. Seule subsistait, au milieu de nulle part, l’immense statue du Christ-Roi tendant les bras dans le vide comme pour retenir un peuple qui le fuyait. Métaphore involontaire d’une trahison longtemps ourdie et aujourd’hui consommée. Chaque fois que je passe à la périphérie de ce haut lieu de notre histoire – Nyanza est la seule ville du Rwanda dont on passe à côté sans l’apercevoir !- je me surprends souvent à balayer du regard la paysage alentour sans savoir exactement pourquoi. Peut-être l’envie de voler une image, capter une couleur, saisir une impression, humer un parfum de ce coin de terre, haut-lieu de notre mémoire commune. Nostalgie d’une époque que je voudrais voir ressuscitée ? Non, certes. Seulement quelque chose comme une rage contenue contre la barbarie de ceux qui se sont employés, des décennies durant, à assassiner la mémoire de notre peuple, à détruire la richesse de notre histoire, à saccager notre patrimoine culturel, au nom d’une idéologie aussi puérile que monstrueuse. Nyanza niée, abandonnée et ruinée au profit de Kigali la « coloniale », ville de nulle part, cité qui a renoncé récemment aux haillons de la p… de bas étage pour revêtir le clinquant de la femme entretenue ! Nous aurions espéré que les thuriféraires de la république nouvelle eussent plus d’ambition que de planter leur strapontin dans les jardins d’un Logiest. Il est vrai qu’on se remet d’une indigestion, on ne se guérit pas de sa nature. Les dirigeants des deux républiques ont vécu dans Kigali comme si elle ne leur appartenait pas. Pendant près de trente ans en effet, notre capitale a fait piètre figure dans la région. Elle n’a jamais ambitionné d’être une ville belle et accueillante encore moins une capitale moderne d’une nation qui renouait avec sa longue histoire, comme si son statut d’usurpateur ne cessait de la hanter. Au début des années quatre-vingt, alors qu’elle tentait de se donner un visage, celui-ci ne sera qu’un hymne à la laideur telle qu’on en trouve peu d’exemples sur la planète. Le pire est que ses habitants n’en avaient pas la moindre idée. On l’ignore peut-être mais la beauté est la plus grande religion de l’homme. Y renoncer revient à refuser tout élévation et consentir à ramper. Un peuple qui n’est plus sensible à la
beauté est prêt à tout, y compris au pire. Interrogeons l’histoire: les Nazis avaient décrété que la jazz était une musique de sauvages, que l’art abstrait était une perversion, que l’uniforme était la règle. Le Führer lui-même était un peintre raté, au propre comme au figuré. On sait où tout cela a conduit l’humanité. Partout ailleurs où ont eu lieu les exterminations de masse les bourreaux ont commencé par brider la création artistique. La langue est la première de leurs victimes. Celle que les bourreaux imposent à leurs congénères est grossière, brutale, vénéneuse. Le kinyarwanda d’avant 1994 n’était plus cette douce langue de mon enfance que Gihanga cyahanze Urwanda nous avait gratifiée, pensais-je, pour qu’on se fasse plaisir, qu’on rit, qu’on chante qu’on rêve et qu’on dispense l’amour et l’amitié. Non. La belle langue de nos ailleux était progressivement devenue un véhicule d’insultes, de menaces, d’arrogance et de terreur. Même sa tonalité était devenue gutturale, heurtée à force de chercher à intimider l’interlocuteur. La syntaxe elle était devenue embrouillée, aléatoire, à l’image des délires qu’elle jactait. Une
thématique prédominait : celle de la nourriture et la dégradation ; au choix : icyana, igisiga, igisahani, guteka umutwe, gufata serumu, et d’autres obscénités du même genre.
Le crime commence par où l’homme renonce à ses prérogatives d’être participant à l’essence de son créateur. Les historiens nous expliqueront un jour quelle mystérieuse et non moins démoniaque relation s’est nouée au Rwanda entre le crime et la laideur tout au long de la deuxième moitié du XXe siècle au point de précipiter tout un peuple dans les abysses de la vilenie. Pour l’heure, il nous plaît de constater que celle qui est devenue notre capitale – et avec elle le pays entier- renaissant de ses cendres, se réapproprie enfin ce qui n’aurait dû demeurer le moteur de notre culture c’est-à-dire le sens de la beauté. C’est parce que les dirigeants des régimes passés, et avec eux une bonne partie de la population – avaient tous perdu le sens de la beauté, qu’ils ont perdu le respect de la vie. Partout où cette valeur est préservée, partout où cet idéal est cultivé, chez tous les peuples où cette dimension est célébrée, il peut y avoir des drames, des crimes, il ne peut y avoir de génocide et les abjections qui l’accompagnent.
Le génocide et ses horreurs ont été comme le terme naturel d’une espèce d’autisme esthétique qui a frappé un peuple au travers de ses dirigeants. La maladie s’est prolongée dans la perversion du négationnisme qui témoigne d’un aveuglement radical au propre comme au figuré.
Kigali la centenaire est une cité qui s’est refait une beauté et qui se prépare à conquérir la région sinon le continent. Les visiteurs de ces dernières années ne tarissent pas d’éloges à l’endroit de l’édilité dont les plans d’urbanisme conjuguent avec bonheur modernité et tradition sans oublier les impératifs environnementaux. La propreté et la sécurité sont citées en prime; mais l’on pourrait aussi saluer l’audace architecturale dont témoignent les nouvelles constructions, les nouveaux parcs, les nouveaux aménagements des lieux de convivialité. Quiconque a vu notre capitale au lendemain de la ruine de 1994 et, mesurant le chemin parcouru, ne peut ne pas ressentir une fierté légitime. Nous la devons aux hommes et aux femmes qui ont choisi de croire en eux-mêmes, serrer le poing et se mettre au travail alors que tout espoir semblait s’être envolé pour toujours.
A Kigali nous souhaitons le meilleur pour les cent ans à venir.
MG pour rwandaises.com