Publié le vendredi 5 septembre 2008, par Isabelle Méricourt
Au-delà de la simple interprétation politique et de l’instrumentalisation de la complicité de génocide, le contenu du rapport rwandais sur l’implication française dans cet événement impose à la France un large débat national.
On ne peut imaginer pire trou noir médiatique qu’un début de mois d’août, veille des Jeux olympiques, pour communiquer le tant attendu rapport Mucyo sur l’implication française dans le génocide des Tutsi du Rwanda. Le gouvernement rwandais ne pouvait l’ignorer. Dès lors, beaucoup de questions se posent, largement confortées par les recommandations mêmes de ce rapport, dont l’une subordonne explicitement la poursuite des accusations formulées dans ses conclusions à un règlement politique entre les deux pays. Pourtant, et ce n’est pas rien, la commission Mucyo cite nommément treize personnalités politiques françaises ainsi que vingt militaires enjoignant « les instances habilitées (la justice rwandaise, NDLR) à entreprendre les actions requises afin d’amener les responsables militaires et politiques français incriminés à répondre de leurs actes devant la justice ». Parmi les accusés, les Mitterrand père et fils, Alain Juppé, Édouard Balladur, Hubert Védrine, Dominique De Villepin ou François Léotard… On le voit, il s’agit du sommet de l’État et donc l’affaire devient simplement énorme dès lors qu’un pays menace de poursuites pour « complicité de génocide » les anciens dirigeants d’un autre. Cela impose à la Nation tout entière d’être correctement informée des termes du débat simplement parce que ces élus ont agi en notre nom, au Rwanda, comme d’autres continuent à le faire ailleurs.
Il y a donc plusieurs façons d’aborder le rapport Mucyo. Celle des analystes officiels d’une presse consensuelle, consiste à s’arrêter à l’interprétation strictement politique des 331 pages (plus 166 d’annexes) de l’enquête rwandaise, comme une réponse aux mandats Bruguière et l’élément d’un marchandage occulte avec la diplomatie française (lire l’article Le rapport Mucyo et les médias français de ce numéro.
Évidemment, cette dimension sauterait aux yeux d’un enfant. En brandissant ces seules explications sous couvert d’un pseudo recul nécessaire, ceux-là bétonnent, un peu plus, le paravent des gouvernants de l’époque pour qui l’affaire est entendue : la France n’a rien à se reprocher, le reste n’étant qu’affabulations. L’avantage de cette interprétation est qu’elle n’exige pas de se plonger dans le rapport. Pourtant, la lecture attentive du texte se révèle une fois de plus accablante pour la France. Il débute par un récit chronologique de l’histoire contemporaine du Rwanda, pour ensuite détailler, sous l’angle de la coopération française militaire, politique et diplomatique, la période du 1er octobre 1990 à août 1994. En la matière, le texte s’appuie sur nombre de travaux existants ne livrant pas d’informations historiques nouvelles (travaux de Gérard Prunier, Colette Braeckmann, Alison Desforges, Patrick de Saint-Exupéry, la mission d’information parlementaire en 1998, la commission d’enquête citoyenne, etc.) . Son intérêt n’est pas tant dans les révélations que dans la synthèse remarquable qu’il propose, celle d’un dossier dont tous les spécialistes savent qu’il est complexe.
Une démonstration suffocante
Ainsi plutôt que de nous démontrer la responsabilité machiavélique d’un gouvernement français uni derrière le seul but d’exterminer les Tutsi, le rapport reconstitue un puzzle autrement complexe. Celui d’une complicité bâtie comme un mille-feuilles, faite de divers enjeux, dont aucun n’a pour finalité un génocide, mais dont tous les acteurs partagent le même mépris pour une population. En ce sens, la démonstration est suffocante. Lorsque l’enquête relate des faits, par essence incontestable, la complicité française devient patente, (dans son assertion du droit international qui n’exige nullement participation et pas nécessairement connaissance du génocide, voir encadré). Car ce qui ressort de chaque page du rapport, c’est que son niveau d’implication, depuis octobre 1990, est tel que la France ne pouvait ignorer ce qui se passait en temps réel au Rwanda. Dans le contexte de l’époque, on redécouvre que chaque décision a été prise à l’aune des grands préjugés géopolitiques français avec pour dogme « la menace Tutsi ». Si elle n’avait été rédigée par l’une des parties en présence, cette relation des faits deviendrait l’une des « bibles » historiques du génocide, tant le rappel des faits est clair, synthétique et précis. La description de l’imbrication de la coopération militaire française dans les Forces armées rwandaises (FAR) et les nombreuses collusions développées en trois ans par un petit groupe d’officiers des troupes de marine et du Commandement des opérations spéciales (COS), est assez édifiante. Tout autant que le rôle de l’ambassadeur Marlaud, le 7 avril, facilitant la constitution du Gouvernement intérimaire rwandais (GIR) dans les locaux même de l’ambassade de France. Le coup d’état de la nuit était ainsi avalisé. Il pourrait bien avoir été, plus que l’attentat du Falcon présidentiel, le vrai événement politique lançant le génocide. En remettant bout à bout les événements de cette période, tous avérés et assortis de nombreux témoignages, la commission nous livre une telle description de l’implication française de l’époque que la question se pose : que penserions-nous d’un pays à ce point compromis avec les nazis ?
Là où le rapport Mucyo apporte des accusations « nouvelles », c’est sur le comportement des troupes françaises présentes sur place au gré des opérations militaires décidées entre 1990 et 1994. Le rapport impute aux militaires de nombreux viols, des interrogatoires musclés, des tortures et des massacres. Les récits s’égrènent dans toute leur horreur et la gravité des accusations portées contre l’armée française exige au minimum une contre-enquête objective. Sans que l’on puisse penser que nos paras soient tous des tortionnaires, l’histoire récente accrédite malheureusement la plausibilité de certains de ces récits (cf l’affaire Firmin Mahé en Côted’Ivoire). Et le voyageur ayant observé certains paras en opération extérieure africaine accordera encore davantage de crédits aux accusations du rapport Mucyo. Finalement, le cadre dépasse largement le contexte du Rwanda. L’Afrique toute entière est, depuis cinquante ans, le terrain d’exercice favori de nos ex-troupes coloniales, et d’une certaine façon, malgré le caractère spécifique du génocide de 1994, le rôle de la France n’a guère été différent au Rwanda de celui qu’elle tint et tient toujours dans ses excolonies subsahariennes.
Cette fois, « ça a mal tourné »
Ainsi, il est absolument nécessaire de replacer l’implication française au Rwanda dans le contexte général de la Françafrique. Car si cette fois, « ça a mal tourné » comme le répètent discrètement et cyniquement le petit cénacle de décideurs de l’époque, notre pays se trouve encore du mauvais côté de la barrière en soutenant, en 2008, les gouvernants sanguinaires d’Idriss Déby, de Sassou Nguesso, de Paul Biya ou de François Bozizé. Aucun enseignement n’a été tiré de ce qui devrait représenter, pour le pays, une catastrophe nationale. Avoir été, avant, pendant et après, aux côtés d’un gouvernement génocidaire, ne mérite-t-il pas de s’interroger ? Cette simple formulation, en soit synonyme de complicité, devrait suffire à organiser un grand débat, à commencer par la désignation d’une commission d’enquête parlementaire. Malgré son évidente instrumentalisation, ce que nous dit le rapport Mucyo, c’est que le génocide des Tutsi du Rwanda, est aussi une affaire nationale strictement française, jetant l’opprobre sur le fonctionnement même de notre démocratie.
Isabelle Méricourt