Pour comprendre l'enchaînement tragique de l'histoire rwandaise, il faut remonter aux racines de la pensée militaire du XXe siècle. Les grands totalitarismes vont bâtir des théories et des pratiques de la guerre qui, à grande échelle, ont pour point commun d'utiliser les "foules", dans une conception "totale" de la guerre.
Un maréchal allemand inspire les théoriciens français
En 1936, la publication d'un opuscule a un grand retentissement dans les cercles européens du pouvoir, à Paris comme à Berlin. La guerre totale est un livre du maréchal allemand Erich Ludendorff, un héros de la Première guerre.
S'interrogeant sur l'émergence d'un nouveau type de conflit, il conceptualise le principe d'une guerre inégalée en intensité, qui voit s'opposer non pas des armées et des nations, mais des « races » et des potentiels économiques. En abolissant le distinguo civils/militaires, les moyens modernes de la guerre (propagande, psychologie, radio…) font de la population à la fois une cible et un enjeu du conflit.
Avant tout conflit établissant un front, il faut donc engager une guerre préventive contre tout ce qui n'est pas national, tout ce qui identifié comme l'ennemi (à l'époque, les juifs, les franc-maçons, les communistes, les socialistes mais aussi l'Eglise catholique) pour éviter le fameux « coup de poignard dans le dos ».
Le principe central de la guerre totale est la « cohésion animique du peuple » avec son chef en utilisant la terreur de masse. Autrement dit, une guerre totalitaire où les priorités sont la logistique, le renseignement et l’élimination préalable de l’opposant politique et racial. Ce livre contient toutes les atrocités à venir du IIIème Reich, les stratèges d'Hitler s'en inspireront constamment.
Comme chacun le sait, cet attirail intellectuel sera donc largement appliqué pendant la Seconde guerre mondiale. Ce que l'on ignore souvent, c'est que les mêmes idées vont être reprises par les plus grands stratèges militaires français dès 1947 jusque dans les années 80.
André Beaufre, Jean de Lattre de Tassigny puis Lucien Poirier remettent au goût du jour la « guerre sur les arrières », dans la profondeur du champs de bataille. Avec un ennemi désormais bien identifié : le communiste.
Attention, nous ne disons pas que les généraux français sont des nazis, mais qu'ils reprennent sans recul les axes stratégiques de la pensée militaire dominante de l'époque, celle qui a dominé l'Europe et qui a failli dans son objectif lors de la bataille de Stalingrad.
Sur le plan technique, la stratégie militaire allemande était la bonne pour lutter contre le bolchévisme, mais des erreurs tactiques et idéologiques avaient été commises par les troupes du Troisième Reich. Il faudra plus d’une dizaine d’années après la Libération, avant de connaître ce qui se passait réellement sur les arrières de l’Opération Barbarossa.
Les communistes aussi développent la "guerre sur les arrières"
Lorsqu'ils comprennent le phénomène de la "guerre révolutionnaire" en Indochine, les officiers français vont longuement l'analyser. Une "école" se créée comme le souligne Marie-Catherine Villatoux, chercheur du Service historique de l'armée de terre, avec des variantes. Dans un article de 2003, elle retrace les origines chinoises de ces théories :
"L'origine du vocable ["guerre révolutionnaire", ndlr] est pourtant relativement assurée : il semble avoir été directement emprunté à un ouvrage de Mao Tsê-Tung, publié en 1936 et traduit en français à partir de 1950, sous des titres voisins, 'Problèmes stratégiques de la guerre révolutionnaire en Chine' ou encore 'Stratégie de la guerre révolutionnaire en Chine'.
"Son emploi par les militaires français, pour qualifier la lutte menée par le Viêt-minh date, vraisemblablement, de la même époque, alors qu'une réflexion s'amorce sur les liens manifestes qui unissent communistes chinois et vietnamiens dans les domaines stratégique et tactique."
A cette liste, on peut aussi ajouter un théoricien russe : Serge Tchakhotine rédige en 1939 Le viol des foules par la propagande politique, ouvrage fondateur pour tout ceux qui vont s'intéresser à la dimension politique de la guerre. Propagande, action psychologique, processus de mobilisation : Tchakhotine maîtrise parfaitement ces enjeux.
En mêlant ces notions, les officiers français formalisent un processus de la "guerre révolutionnaire", ainsi résumé par Jacques Hogard, officier de la coloniale et vulgarisateur de cette doctrine, cité par MC Villatoux :
"L’auteur rappelle ainsi l’importance du système des « hiérarchies parallèles » renforcé par des procédés « qui visent le moral (auto-critique, séances d’endoctrinement, maniement de la terreur sous toutes ses formes, etc.) », puis reprend à son compte le fameux « scénario-type » en cinq phases censé résumer les étapes du processus suivi par les révolutionnaires.
"Ce scénario, considéré comme immuable, débute par une période de calme apparent à laquelle succède une phase de terrorisme puis une autre de guérilla et de prise en main des populations pour finir par la mise en place d’une organisation politico-administrative clandestine et de véritables troupes régulières."
A partir du conflit sur le territoire algérien, les praticiens appliquent la doctrine ; puis ils l'internationalisent en Amérique latine et en Afrique, mais c'est une autre histoire.
Gabriel Périès, politiste et David Servenay, journaliste, ont co-écrit « Une guerre noire, enquête sur les origines du génocide rwandais (1959-1994)