Monique Mujawamariya a prononcé une version abrégée de ce discours lors de la cérémonie commémorative en honneur d’Alison Des Forges à New York le 21 mai 2009.

Depuis qu’Alison nous a quittés, après la révolte sur la façon dont ça s’est fait, je me suis surprise à avoir un sentiment d’urgence pour revisiter tous les souvenirs que j’ai eu avec cette femme merveilleuse. On aurait pu dire que j’essaie de battre de vitesse un mécanisme qui irait me voler ces précieux souvenirs, j’étais hantée par la peur d’avoir oublié quelque chose.

Alors je me suis mise à fouiller dans ma tête et j’ai été heureuse de constater que ma mémoire était intacte et très vive. Sur le fond de son rire, j’ai revu tant de choses que j’ai partagées avec Alison. Elle avait gardé un rire particulier au son pur d’un rire de petite fille, ce rire a été ma meilleure thérapie pendant longtemps. Elle riait et tout s’éclaircissait. Je l’accompagnais parce que je ris facilement aussi !

On a longtemps et longuement parlé d’Alison l’activiste passionnée par la justice et la vérité. Je ne vais pas vous resservir cet aspect que les autres pourront aisément couvrir.

J’aurais aimé vous parlé d’Alison Des Forges l’africaine, celle qu’on pleure à Ouagadougou avec notre ami Halidou Ouédraogo qui avait fait partie de l’équipe des enquêteurs qu’Alison a dirigé sur les violations des droits de l’homme au Rwanda en janvier 1993.

On la pleure aussi à Dakar d’où vient mon ami Bara Diokhané qui faisait partie de l’équipe qui enquêtait sur la mort du Président Ndadaye au Burundi qu’Alison a dirigé en novembre 1993. Je salue mon ami Bara Diokhané du Sénégal qui a connu Alison et a tout fait pour venir ici lui rendre hommage.

Il y a eu un mouvement gigantesque de ceux qui l’ont connue et que même HRW ne connait pas. On la pleure, on en parle, on s’en souvient.

Je vais vous parler d’Alison la copine, d’Alison la voisine, d’Alison l’américaine à la conscience citoyenne tellement poussée que je suis certaine qu’elle aurait rapidement été proche d’Obama l’organisateur communautaire.

Un jour en mai 1994, elle me savait désespérée de ne pas savoir où étaient mes enfants, on avait couru dans tous les sens entre le département d’État à Washington et les buildings des Nations Unies à New York. Elle a décidé que nous irions nous reposer à Buffalo.

Arrivées chez-elle, son mari Roger nous accueille avec chaleur, et le lendemain matin, après un bon petit déjeuner, Alison m’installe dans une chaise berçante avec des albums des photos de sa famille et des revues. Elle me dit : « Laisse-moi m’occuper de toi, ça va me faire plaisir et nous serons en forme pour la semaine prochaine ».

C’était nouveau pour moi que quelqu’un me dise : « Bouge pas, je vais m’occuper de toi ! »

Bien entendu ça n’a pas marché, je gigotais dans tout les sens et elle s’en ai rendu compte. Alors, elle me dit : « Viens, j’ai quelque chose qui va te faire du bien j’en suis sûre. On va voir des amies à moi. Je suis toujours partante pour une bande de copines. C’est une bonne thérapie. »

Elle m’a conduit chez une femme qui souffrait d’un mal terrible. Elle était tellement grosse qu’elle ne pouvait plus bouger de son lit. Quand je l’ai vu, j’ai flanchée. C’était la première fois que je voyais quelqu’un comme ça.

Comme si rien n’était, Alison a fait la bise, m’a présenté, a demandé les nouvelles des gens de la maison. Elle a dit à la dame qu’elle la trouve en meilleure forme que la dernière fois. Nous avons fait la vaisselle, refait le lit, préparé les choses pour le lunch de l’enfant dans la maison et nous avons causé un peu, ris beaucoup et nous sommes parties. A la porte, Alison s’est retournée pour faire un signe de la main, et la femme s’est lancée vers elle avec son buste. Elle ne pouvait pas bouger son corps, en lui disant « Alison, tu es un ange ! »

En ce moment précis ça ne m’aurait pas étonné qu’Alison pousse des ailes dans le dos, son visage était rayonnant, et elle me dit qu’elle est heureuse d’avoir trouvé son amie avec un bon moral. Elle me dit que la prochaine étape, nous allons être récompensées par un bon thé !

Après ça nous sommes allées chez une famille d’Afro-américains, dont la femme était une copine d’Alison. Elle nous a fait un bon thé. Alison connaissait toute la famille et leurs histoires et sa copine s’étonnait et disait à Alison : « Tu te souviens encore de ça ? Ça fait plus de cinq ans que je ne l’ai pas vu celui-là ! » Mais Alison se souvenait de tout ça et sa copine était heureuse. Alison avait l’art de faire sentir aux gens qu’ils étaient importants pour elle. Nous avons rit beaucoup, ça été une superbe visite rafraichissante. Et au seuil de la porte, la dame a dit à Alison : « Tu es vraiment un ange ! J’avais besoin de cette fraicheur, je n’en peux plus. »

On n’a pas parlé de problèmes du tout et dans l’espace de quelques heures deux femmes ont dit à Alison avec sincérité qu’elle était un ange ! En rentrant, Alison m’a dit que la femme traversait une mauvaise passe dans son couple et qu’elle savait que c’est dur pour elle et que notre visite lui ferait du bien.

Après à peu près quatre heurs de temps, nous sommes arrivées à la maison et Alison sur le pan de la porte d’entrée a lancé à Roger : « Hi sweetie, we’re back ». Elle a commencé le souper. Elle avait un tas de fax qui l’attendait, mais elle a dit avec légèreté qu’elle allait s’en occuper plus tard. Pendant la nuit quand tout le monde dormait, Alison travaillait sur les droits humains, pour mon peuple !

Cette Alison, je crois qu’elle n’est pas connue du grand public qui connait l’internationaliste passionnée par les droits humains, l’historienne humaine et respectueuse. Je me sens privilégiée d’avoir connu presque toutes les facettes d’Alison. J’ai vécu avec Alison une période importante de ma vie. J’ai partagé avec elle des moments inoubliables. J’ai appris d’elle et surtout j’ai bénéficié de ses qualités humaines, professionnelles que je peux dire avec assurance maintenant qu’elle est passée de l’autre coté : « Alison tu as été et tu es mon Ange ».

Dans ma tête tout cela défile et c’est bon ! C’est tellement agréable de revivre ce que j’ai partagé avec toi, Alison. Dans la peur d’en perdre quelques fragments, je me suis mise à écrire, à écrire notre histoire, c’est un gros bouquin Seigneur que j’en avais à dire !

Quand on m’a demandé de parler lors de ce mémorial j’ai eu l’embarras du choix  j’aimerais tellement tout leur dire au coin d’un feu surtout un soir d’automne quand la nostalgie gagne tous les cÅ »urs sensibles ! Tu es pour moi une belle histoire, tu fais partie de mon histoire, et souvent je me dis que tu es mon histoire.

Oui, j’ai écrit jusqu’à avoir mal aux doigts, et c’est encore toi qui m’a appris à écrire pour guérir. Cet exercice m’a rendu ton départ injuste un peu moins amer. Ce fut un bonheur pour moi de m’y plonger, parce que je sais que nous nous reverrons et que nous en rirons encore, et encore !

Cela parait anormal d’avoir eu tant de plaisir à travailler ensemble même si notre travail consister à crier au monde des injustices que dont nous étions témoins, à vivre des morts atroces et des témoignages déchirants, mais c’était ça justement Alison : traverser les batailles et les combats avec les blessures qui guérissent, et les cicatrices qui n’empêchent pas de vivre. On avait ensemble trouvé la mousse qui cache le chagrin.

Maintenant rendre hommage à Alison sera d’achever ce qu’elle avait commencé, nous mobiliser tous pour que les responsables des crimes contre l’humanité du Front Patriotique Rwandais soient aussi jugés et ainsi déraciner l’impunité au Rwanda pour de bon. Cela sera la victoire de la justice et le couronnement de son combat.

Dr. hon. Monique Mujawamariya était une éminente militante des droits humains au Rwanda à l’époque du génocide rwandais en 1994. Elle a pu échapper à la mort et fuir le Rwanda grâce à l’aide d’Alison Des Forges. Dr. hon. Mujawamariya réside actuellement à Montréal, où elle a fondé et préside l’association Mobilisation Enfants du Monde (MEM).

http://fr.allafrica.com/stories/200906020171.html
Posté par rwandaises.com