«Cent Jours, Cent Nuits», Prix Schiller 2009, roman passionnant de Lukas Bärfuss, revient sur le génocide rwandais de 1994. A travers cette tragédie, l’auteur alémanique s’interroge sur le rôle de la Suisse au Rwanda et sur son aide au développement, mal ciblée. Entretien.
Une odeur de charogne chassée par un parfum d’eucalyptus. Cent Jours, Cent Nuits, c’est cela, c’est l’audace d’un écrivain, Lukas Bärfuss, qui sait très bien jouer sur les contrastes et balader son lecteur de charniers en forêts vierges, de site désolé en paysage fascinant, de tragédie en bonheur, de haine en amour.
La haine étant ici au cœur du Rwanda saisi en plein génocide, entre avril et juillet 1994. Les trois mois qui virent donc 800’000 Rwandais, majoritairement Tutsis, massacrés par les Hutus, ces derniers détenant alors le pouvoir. Quant à l’amour, il enflamme le cœur de David qui n’en peut plus pour Agathe, une Rwandaise, fille d’un fonctionnaire hutu.
David, jeune homme suisse, travaille pour la DDC (Direction du développement et de la coopération, organe rattaché aux Affaires Etrangères), à Kigali. Il est le héros et le narrateur de ces Cent jours… brûlants durant lesquels lui, l’humanitaire vaillant, voit ses principes et ses sentiments mis en cause par les lois d’une politique suisse et d’une culture africaine qui le dépassent.
Impressionnant tableau guerrier, Cents Jours, Cents Nuits ne reflète pas pour autant la fascination de l’horreur, comme le font aujourd’hui de nombreux films. Le roman analyse plutôt le processus d’un meurtre et observe la condition humaine à la manière d’un Malraux. En première page, l’auteur avertit: «Dans ce livre, les faits historiques sont authentiques, les personnages sont imaginaires». Entretien.
swissinfo.ch: Connaissez-vous le Rwanda?
Lukas Bärfuss: J’y suis allé une fois en 2004, pour une durée de deux mois.
swissinfo.ch: Comment avez-vous fait alors pour écrire un roman aussi près de la réalité qui a vu naître le génocide?
L.B.: J’ai eu de nombreux entretiens avec des coopérants suisses qui ont travaillé au Rwanda. J’ai même épluché les archives fédérales à Berne, j’ai étudié plein de dossiers et fait beaucoup de recherches. Mais nulle part je n’ai trouvé ce qui m’intéressait vraiment, à savoir l’aveu des erreurs commises là-bas par nos coopérants. Je crois qu’ils étaient inconscients de leurs fautes. Vous comprenez, ce sont des idéalistes qui n’ont pas su adapter leurs grandes idées au vécu africain. La vérité que je n’ai donc pas rencontrée dans mes recherches, j’ai essayé de la reconstituer dans mon roman.
swissinfo.ch: Peut-on dire que votre quête de vérité est celle d’un reporter politique?
L.B.: Non, elle est celle d’un écrivain. Un roman est un témoignage sur l’existence et non une reconstitution vériste du quotidien. A cet effet, je dirais que la DDC en tant que telle ne m’intéressait pas. Dans mon livre, je l’utilise comme un miroir pour refléter les aspirations humaines, les opinions des coopérants, leurs convergences ou leurs divergences et leur questionnement sur la portée de leur travail.
swissinfo.ch: A travers David votre héros, vous montrez l’inefficacité de l’aide humanitaire apportée par la Suisse au Rwanda. En quoi cette aide était-elle mal ciblée?
L.B.: Il faut s’imaginer qu’à l’époque il y avait au Rwanda plus de 200 organisations humanitaires, alors que l’Etat du Burundi voisin, très pauvre, n’en comptait que 12. A cela une explication: le climat. Très agréable à vivre au Rwanda, il ne l’est nullement au Burundi. Autre cause: la sécurité. Elle était assurée au Rwanda par un régime dictatorial.
Le choix du lieu par la DDC s’était donc fait en fonction de quelques critères de confort. La générosité de la Suisse y était mal engagée. Encore aujourd’hui, je me demande comment une démocratie comme la nôtre a pu accepter d’installer au cœur d’une dictature un bureau de coopération. Penser que dans ces conditions on peut rester apolitique est faux. Notre aide est allée à une minorité, aux gens du pouvoir (forcément!), c’est à dire à ceux qui ont perpétré par la suite le génocide. Les plus pauvres, ceux qui avaient vraiment besoin de nous, n’ont pas profité de notre soutien.
swissinfo.ch: Mais d’ici à dire que la Suisse est complice du génocide rwandais…
L.B.: Oui, ça c’est David qui le dit. Mais il ne faut pas me confondre avec mon narrateur. Vous savez, le roman c’est l’art de l’ambivalence. L’aide humanitaire a ses raisons, lesquelles peuvent être très bonnes; néanmoins les résultats obtenus sont parfois mauvais. C’est cette contradiction que raconte aussi Cent Jours, Cent Nuits.
swissinfo.ch: Votre roman a plusieurs facettes, il est vrai. Peut-on y voir, entre autres, un pamphlet contre le colonialisme?
L.B.: Ce n’est pas interdit, mais j’aimerais quand même qu’on y voit une histoire d’amour…
swissinfo.ch: Cette histoire montre que les sentiments, comme les projets humanitaires, lorsqu’ils sont mal investis, conduisent à un choc. Une tragédie là aussi, non?
L.B.: Non, pas pour moi, du moins pas au début du roman. L’histoire d’amour entre David et Agathe, je la vois plutôt comme une comédie. C’est comme dans un film de Chaplin. Un homme entre dans une chambre, il croit qu’il va tomber sur une belle femme mais il se prend à la figure une tarte à la crème. C’est un peu le cas de David qui espère une chose et en reçoit une autre. Agathe, il l’aime à travers son prisme à lui, ses clichés, en totale contradiction avec la réalité sociale africaine.
C’est un problème auquel sont confrontés les occidentaux en général lorsqu’ils se trouvent hors de leur cadre habituel. Ils sont toujours à l’affût d’une explication alignée sur leur mode de vie, alors qu’on leur demande de partager tout simplement un moment d’existence. Savoir partager est un art qui évite, si on sait le pratiquer, bien des drames.
Ghania Adamo, swissinfo.c
http://www.swissinfo.ch/fre/a_la_une/L_aide_humanitaire_au_Rwanda_dans_le_viseur_de_la_litterature.html?siteSect=105&sid=11512448&ty=st
Posté par rwandaises.com