La corruption « discrète » ne fait pas la « une » des journaux de Dakar ou de Nairobi, mais elle est tout aussi catastrophique pour les populations africaines que la « grande« , celle qui se chiffre en millions de dollars, de livres ou de francs CFA.
C’est pourquoi la Banque mondiale a décidé de la dénoncer à l’occasion de la publication des « Indicateurs du développement en Afrique 2010 », lundi 15 mars, et d’une façon inhabituellement vigoureuse. « La corruption fait partie intégrante de l’économie politique africaine, écrivent les auteurs. De petits groupes [élites] fortement homogènes ont plus de chances (…) d’imposer des règles qui leur permettent de manipuler le système en leur faveur. »
Selon le rapport de la Banque mondiale, les comportements prédateurs dans les services d’utilité publique coûtent à l’Afrique subsaharienne environ 5,7 milliards de dollars (4,2 milliards d’euros) par an, soit 1 % de son produit intérieur brut (PIB). Les entreprises publiques des télécommunications font, par exemple, l’objet de pressions politiques pour employer les membres de certains groupes. Les sureffectifs qui en résultent – il y a en moyenne six personnes pour un poste – expliquent leur faible productivité : un employé réalise près de cinq fois moins de connexions que la norme dans les pays en développement.
On se doutait que les prébendes prélevées par les policiers et les douaniers sur les routes d’Afrique renchérissaient les prix des marchandises. Le rapport confirme que le prix moyen des transports entre Durban (Afrique du Sud) et Lusaka (Zambie) s’élève à 8 cents de dollar par tonne-kilomètre et de 11 cents de dollars entre Douala (Cameroun) et Ndjaména (Tchad), tandis qu’il ne dépasse pas 5 cents en Chine.
« Etant donné que les coûts sous-jacents de ces services ne sont pas plus élevés qu’en Chine, la seule explication plausible des différences de prix est l’emprise de certains intervenants sur le marché », en conclut le rapport. Il juge « considérable » cette « taxe de la corruption » en Afrique de l’Ouest, où elle atteindrait entre 20 % et 27 % des coûts d’exploitation variables, tandis qu’elle n’excèderait pas 1 % en Afrique orientale et australe.
Mais il ne faut pas, dit la Banque mondiale, se fixer sur les seuls aspects monétaires de la corruption « silencieuse ». Les abus comportementaux sont encore plus ravageurs parce que les dégâts qu’ils provoquent concernent le développement humain lui-même.
L’absentéisme des enseignants obère la qualité de l’éducation et donc l’efficacité future des jeunes. En Ouganda, on estime à 20 % le manque d’assiduité des professeurs du primaire. En Zambie, celui-ci est évalué à deux jours par mois.
Même phénomène « d’évaporation » dans le domaine de la santé : au Nigeria, il a été démontré qu’un médicament sur deux était une contrefaçon ; au Tchad, 1 % seulement du budget affecté à un hôpital lui parvient effectivement.
« L’impact de cette corruption discrète sur les populations pauvres est plus grave que la grande corruption des dirigeants, parce qu’elle affecte directement l’avenir des personnes à travers les risques accrus d’analphabétisme et de maladie », explique Shanta Devarajan, économiste en chef de la Banque mondiale pour la région Afrique.
L’information des citoyens
Peut-on lutter contre ces pratiques, d’autant plus difficiles à éradiquer qu’elles s’expliquent notamment par la médiocrité des rémunérations et que leurs auteurs sont souvent aussi mal lotis que leurs victimes ?
Shanta Devarajan voit deux parades. La première consiste à intéresser les professionnels au résultat. Au Rwanda, la rémunération à l’acte des médecins a contribué à faire tomber le nombre de décès de nouveaux-nés à la naissance de 150 pour mille à 100, entre 2005 et 2008.
Second remède : « Diffuser l’information aux citoyens afin qu’ils mettent la pression sur les prédateurs, souligne Shanta Devarajan. En Ouganda, une étude avait fait apparaître qu’en 1995, 13 % seulement des budgets parvenaient aux écoles primaires. Le gouvernement a publié ce chiffre, ce qui a poussé un mouvement citoyen à demander des comptes pour comparer ce qui était budgétisé et ce qui était effectivement payé aux écoles. Aujourd’hui, 90 % des crédits arrivent à destination. »
La réduction de la pauvreté passe aussi par de nouveaux rapports de force.