Plus de quinze ans après le génocide rwandais, alors que Nicolas Sarkozy a fait le voyage de Kigali pour « tourner la page« , l’idéologie, l’émotion ou la raison d’Etat continuent de prévaloir sur l’étude scientifique de cet ultime massacre de masse – 800 000 morts – du XXe siècle. Comme si, à l’instar de Vichy pendant longtemps, ce passé-là était trop douloureux, trop brûlant, pour s’émanciper des mémoires individuelles et des histoires officielles.

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Le premier mérite de la somme que publie André Guichaoua, sociologue, professeur à l’Université Paris-I, est de montrer qu’au prix d’un immense travail historique, il est possible de mettre au jour les mécanismes complexes qui ont conduit à la tragédie. De décrypter la terrifiante alchimie entre volonté dominatrice, cynisme guerrier, calcul politique et solidarité clanique qui, sur fond d’instrumentalisation de la question ethnique héritée du colonisateur belge, a mené à la tentative d’extermination d’un peuple. Jusqu’à l’aveu du colonel Bagosora, architecte du génocide devant ses juges : « A un certain moment, ils sont tués parce qu’ils sont tutsi.« 

Loin des pamphlets, ce livre de référence puise à de multiples sources : procès-verbaux de réunions gouvernementales, tracts, agendas et témoignages de génocidaires devant le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), où l’auteur a été témoin- expert. Il est étayé par des milliers de pages souvent inédites consultables sur un site Internet.

Chronique minutieuse de la marche vers l’abîme d’un pays considéré jusqu’aux années 1980 comme un paradis africain, l’ouvrage déplaira aux adeptes des vérités simples. Qualifiant de « certaine«  la thèse selon laquelle l’actuel président Paul Kagame, à la tête des rebelles en 1994, est l’auteur de l’attentat du 6 avril contre l’avion du président Habyarimana, André Guichaoua refuse pourtant de voir dans cet événement la cause du génocide, dont il tient les extrémistes hutu pour responsables. Considérant que le parti de M. Kagame a « pris le risque de voir se commettre des massacres de grande ampleur«  et « s’est emparé du pouvoir (…) au prix de la vie de ses compatriotes« , il montre que le camp adverse, celui des extrémistes hutu, a « ordonné et organisé l’anéantissement » des opposants et des « ennemis de l’intérieur », les Tutsi. Ce choix de la complexité ne procède pas d’une quelconque prudence. Plutôt d’une indépendance scientifique revendiquée et d’une fidélité aux témoins rencontrés, dont certains ont ensuite payé leur courage de leur vie.

Au fil de cette passionnante reconstitution de l’échec d’une transition démocratique africaine, on saisira le moment où le multipartisme, au lieu de se construire sur des clivages politiques et sociaux, exacerbe les rivalités ethniques et régionales. Au Rwanda, la minorité tutsi de l’intérieur en a été la première victime. Le régime Habyarimana, attaqué par les rebelles tutsi venus d’Ouganda, les a « pris en otage« , les massacrant à chaque offensive militaire, jusqu’au génocide final.

On lira aussi le récit saisissant du basculement, au lendemain de l’attentat contre l’avion présidentiel, de la guerre civile vers une « stratégie génocidaire étatique« , élaborée par un petit noyau hutu de proches du chef de l’Etat défunt. Ces activistes manoeuvrent et arment les milices tueuses contre l’avis du haut commandement de l’armée. Avec un cynisme absolu, ils considèrent le génocide comme « le seul moyen de compromettre tout le monde dans les massacres » dont ils ont eux-mêmes pris l’initiative.

Présent en avril 1994 à l’hôtel des Mille Collines où tentèrent de se réfugier Tutsi et opposants, l’universitaire se mue un temps en témoin et acteur du drame, livrant ses pages les plus bouleversantes. Pourtant, sa dénonciation très documentée de la politique d’accueil sélectif de l’ambassade de France compense à peine la faiblesse générale du livre sur le rôle militaire et diplomatique de la France. Le tableau qu’il reconstitue est hallucinant : pendant qu’une partie de la garde présidentielle sillonne la ville pour assassiner les ministres de l’opposition, une autre fraction conduit les dignitaires du régime à l’ambassade de France où, sous couvert de former un gouvernement, ils préparent les massacres.

Pareille plongée dans une humanité au bord du suicide mérite d’investir dans la lecture de ce livre difficile. Même si c’est pour en sortir avec la conviction que, s’agissant du Rwanda, la vérité est tout juste en marche.

 

http://www.lemonde.fr/livres/article/2010/03/18/rwanda-de-la-guerre-au-genocide-d-andre-guichaoua_1320810_3260.html

Posté par rwandaises.com