Oui, au lendemain du génocide, le Rwanda se trouvait dans un état d’incroyable déliquescence. Le pays s’est trouvé confronté à des problèmes sans précédent dans l’histoire, liés non seulement à la destruction d’une partie très importante de sa structure sociale et démographique, mais aussi à la cohabitation obligée de victimes et de bourreaux.
À moins de s’exiler, s’ils avaient l’envie et les moyens de le faire, rescapés du génocide et justiciables relaxés des prisons rwandaises ont dû se partager le territoire et y vivre côte à côte. De ce point de vue, la mise sur pied des gacaca, les tribunaux populaires, a permis de relever d’incroyables défis. Ils ont permis de réduire le nombre de détenus dans les prisons rwandaises tout en surmontant, du moins en partie et symboliquement, la traditionnelle impunité.
Quels changements marquants a connu la société depuis le génocide ?
Les appareils d’État comme l’Éducation et la Santé ont été reconstruits. Pour citer un exemple, les services de santé destinés aux femmes et aux enfants ont enregistré une hausse importante et la mortalité avant l’âge de 5 ans a pu diminuer de 30 %. La place des femmesdans la sphère publique a considérablement progressé.
Le Rwanda détient à présent le record mondial du nombre de femmes parlementaires. On voit aussi partout dans la vie quotidienne des femmes tenir des rôles et des fonctions auxquelles elles n’avaient jamais accédé jusque-là. L’église catholique a également vu son influence se réduire. Bon nombre de dirigeants politiques n’en sont pas membres. La planification familiale à laquelle l’Église faisait obstacle a pu tripler au cours des 3 dernières années, selon la Banque mondiale.
Et dans le domaine de la politique étrangère ?
Le Rwanda effectué un changement de camp géopolitique. Il a tourné le dos à la France et à la francophonie au profit des liens anglo-saxons, principalement avec les États-Unis. Il est aussi devenu en 2009 le 54e état du Commonwealth, une organisation qui regroupe pour une grande part les anciennes colonies britanniques.
À mon avis, le président du Rwanda ne déroge pas de la ligne idéologique qu’il a développée il y a quinze ans, et peut-être même avant. À ses yeux, les divisions ethniques du Rwanda entre Hutu, Tutsi et Twa ne sont pas une lecture acceptable de la sociologie de son pays. Il s’agit de divisions coloniales qui n’ont plus lieu d’être.
Comme ces divisions se sont développées, ancrées et cristallisées au sein de formations politiques distinctes depuis l’indépendance du Rwanda, il est clair qu’aucun parti qui fait référence à un particularisme communautaires ou qui s’avise de faire le moindrement appel à un vote ethnique ne pourra être agréé, dans le contexte actuel. Les invitations du président Kagamé à l’unité des Rwandais doivent être vues sous cet angle.
D’où les accusations de verrouillage politique du pays envers le président Kagamé ?
Si l’on se pose la question de savoir si le président a raison de chercher à éviter le débat autour de ces questions en emprisonnant des journalistes ou des opposants politiques et en fermant journaux et radios, la réponse est évidemment, non. Ce n’est pas en balayant la question des constructions ethniques sous le tapis qu’elle sera surmontée, me semble-t-il.
Il s’agirait de passer par l’éducation de la population et, au contraire de ce qui se passe en ce moment, par de nombreux débats sociaux sur ces questions. De cette manière, l’ethnicité coloniale sera évacuée et la véritable culture nationale rwandaise pourra se construire. Visiblement, le président Kagamé ne croit pas que le temps est venu pour cette démarche. Il y voit un facteur de dissension beaucoup trop grand et probablement un risque élevé de dérapage sanglant.
Quel regard portez-vous sur le Forum de concertation des formations politiques ?
Pour les raisons que je viens d’invoquer, il n’y aura pas de place au sein de ce Forum pour des partis associés à un vote ethnique. Mais il y a en même temps une très grande ouverture aux partis qui croient que le Rwanda est peuplé de Rwandais.
Certains y voient le contrôle absolu de l’espace politique, notamment les observateurs qui croient que cette négation de l’ethnicité au Rwanda par le FPR est seulement stratégique. Pour ceux qui croient qu’elle est sincère, le Forum est un lieu d’apprentissage de la politique et de la démocratie dont plusieurs pays africains gagneraient à s’inspirer. Difficile de trancher aujourd’hui. C’est le temps qui dira qui avait raison.
La question qui se pose aujourd’hui au Rwanda est à beaucoup d’égards assez semblable, toutes proportions gardées, à ce qui est en débat dans les anciennes républiques soviétiques ou dans l’ancienne Europe de l’Est.
Quelle part faut-il faire à l’Histoire ? À quel moment l’oubli dans un cas aussi dramatique qu’un génocide est-il acceptable ? Est-il même légitime ? Quand une société peut-elle passer à autre chose ? Les jeunes générations peuvent-elles grandir sans se sentir responsables ou coupables du passé ?
Des rescapés du génocide rwandais qui vivent aujourd’hui au Québec m’ont dit un jour qu’ils élèveraient leurs enfants dans le souvenir complet des événements de 1994 pour qu’ils soient mieux préparés qu’eux-mêmes ne l’étaient à l’époque alors que leurs parents tutsi tendaient à leur cacher leur statut dans leur pays. Comment garder le souvenir sans insuffler la haine?
Le souvenir reste une question fondamentale…
Le génocide a laissé des blessures profondes. Des rescapés ou des personnes qui ont perdu beaucoup de proches dans ce génocide ont du mal à faire la paix. D’autant plus que des criminels sont encore en liberté partout dans le monde. Le Tribunal pénal international n’a jugé qu’un assez petit nombre de criminels. Certains tenants du « Hutu Power » tiennent des discours haineux et revanchards : Internet en est rempli.
Je ne sais pas combien de temps il faudra à ce pays pour se défaire de ses divisions ethniques et communautaires telles que la colonisation les a instrumentalisées, ici non plus il n’y a pas de précédent historique, mais il est clair qu’elles occupent encore une place cruciale dans la question rwandaise.
Propos recueillis par Marie-Capucine Diss
9 août 2010
- SOMMAIRE DU DOSSIER
Une économie en pleine croissance et dépendante de l’extérieur
(2009-2010-TV5 Monde)
Depuis qu’il est à la tête du pays, le président Kagamé s’est évertué à libéraliser l’économie de son pays : privatisation du secteur bancaire, minier, et à l’ouvrir à l’extérieur en facilitant notamment les procédures commerciales. Parallèlement, de grands chantiers dans le domaine du BTP et des infrastructure est en cours.
Cette politique, alliée à un important apport de devises de l’étranger semble avoir porté ses fruits. Depuis 2001, le Rwanda affiche une croissance annuelle de 6%. Mais cette croissance est mal redistribuée. L’écart se creuse entre les plus pauvres et les plus riches du pays. Encore plus de la moitié de la population ne vit qu’avec 0,43$ par jour. 90% des rwandais vivent de l’agriculture de subsistance.
L’économie rwandaise est également fragilisée par sa dépendance vis à vis des investissements étrangers. L’aide étrangère représente un cinquième des revenus du pays. Les majorité des établissements bancaires du pays appartiennent à des investisseurs privés. Et avec un réseau de transports insuffisants, le Rwanda reste très enclavé.
À lire
Dominique Payette
Editions Écosociété, 2004