Malgré les protestations de Kigali, le Haut Commissariat aux droits de l’homme des Nations unies a publié, le 1er octobre, un rapport accablant pour le Rwanda sur les crimes commis en République démocratique du Congo de 1993 à 2003. La politique sécuritaire du président Paul Kagamé semble inspirer le Burundi voisin.
Lorsque, le 26 août dernier à Bujumbura, le président burundais Pierre Nkurunziza prête serment pour un deuxième mandat de cinq ans, son voisin Paul Kagamé, président de la République du Rwanda, est le seul chef d’Etat à faire le voyage. Souvent qualifiés de « faux jumeaux », le Rwanda et le Burundi, tous deux colonisés par la Belgique, partagent une histoire marquée par les tensions et les massacres entre Tutsis, majoritaires dans ce premier pays, et Hutus, majoritaires dans le second (voir la chronologie). De part et d’autre de la frontière, cependant, les données du problème et les réponses qui y sont apportées diffèrent.
Le Rwanda, quinze ans après le génocide des Tutsis de 1994, vit toujours sous l’autorité du Front patriotique rwandais (FPR). Ce dernier, soucieux de reconstruire l’identité nationale, a immédiatement aboli la mention de l’ethnie sur tous les documents officiels et interdit qu’on y fasse référence de quelque manière que ce soit. La nouvelle Constitution (promulguée en 2003) et la loi sur la prévention du génocide confirment ce choix. Cependant, l’organisation non gouvernementale (ONG) Amnesty International, consultée par le gouvernement rwandais, juge ces textes trop flous et interprétés trop largement : ils permettraient notamment d’écarter des opposants potentiels (1). Deux candidats à la présidentielle d’août 2010 ont ainsi été accusés d’« idéologie génocidaire » et interpellés ; le rédacteur en chef d’un journal a été arrêté.
Au Burundi, une démarche radicalement inverse a été adoptée après la conclusion, en 2000, de l’accord d’Arusha pour la paix et la réconciliation. Signé grâce à une longue médiation de l’ancien président sud-africain Nelson Mandela, il met fin aux dix années de guerre civile qui avaient suivi l’assassinat du président hutu Melchior Ndadaye en 1993 (voir la chronologie). Dans ce document, non seulement l’existence des deux ethnies n’est pas niée, mais elle est explicitement revendiquée. Elle donne même lieu à une politique de quotas : l’Assemblée nationale se compose de 60 % de Hutus et de 40 % de Tutsis, le Sénat est paritaire, tandis que l’exécutif est dirigé par un président flanqué de deux vice-présidents, d’ethnies et de formations politiques différentes ; quant à l’armée, qualifiée jadis de « monoethnique tutsie », elle est à présent composée pour moitié de représentants de chaque communauté et a dû intégrer des soldats issus des anciens mouvements rebelles.
La lutte pour le pouvoir oppose désormais des formations considérées comme hutues : le Conseil national pour la défense de la démocratie – Forces de défense de la démocratie (CNDD-FDD) de l’actuel chef de l’Etat, le Front pour la démocratie au Burundi (Frodebu), parti auquel appartenait le président Ndadaye, et, dernières à avoir abandonné la lutte armée, les Forces nationales de libération (FNL) – Palipehutu. Celles-ci — le plus ancien des mouvements « hutus » — étaient très liées au régime rwandais génocidaire. Après les massacres de 1972 commis par les Tutsis au Burundi et l’exode des Hutus vers la Tanzanie, elles ont recruté dans les camps de réfugiés. Par la suite, opérant depuis les forêts du Sud-Kivu en République démocratique du Congo (RDC), elles ont entretenu des liens opérationnels avec les Hutus rwandais des Forces démocratiques de libération du Rwanda (FDLR) opérant en RDC (2).
Les FNL, qui ont revendiqué le massacre de réfugiés tutsis à Gatumba (ouest du Burundi), en août 2004, avec la participation de Hutus rwandais et de soldats congolais, n’ont réellement déposé les armes pour se constituer en parti politique qu’après 2008. Leurs combattants sont rentrés au pays voici moins d’un an. Disposant de bases militaires et de nombreux sympathisants dans les régions voisines du Sud-Kivu et de la province de Bujumbura rural, les FNL-Palipehutu se présentent comme la solution de rechange au CNDD-FDD, dont elles dénoncent la corruption. Quant à ce dernier, initialement présenté comme une formation hutue, il entretient, paradoxalement, d’excellentes relations avec le FPR au pouvoir et dominé par les Tutsis. En effet, Kigali exècre le Frodebu et plus encore les FNL, considérant que leur idéologie est « génocidaire ». Ces dernières années, les deux pays ont développé une coopération sécuritaire serrée (armée, police). Bujumbura, sans états d’âme, a même expulsé vers Kigali l’opposant Déo Mushayidi. Ancien journaliste venu de Belgique où il était exilé, ce Tutsi rescapé du génocide voulait créer un mouvement d’opposition armée au président Kagamé.
Malgré leur autoritarisme, les deux régimes bénéficient de soutiens étrangers qui frisent la complaisance. La « communauté internationale » s’est ainsi montrée très discrète lors de l’expulsion par les deux pays de la représentante de l’ONG Human Rights Watch en mai 2010 et lors du congé donné par le Burundi à l’avant-dernier représentant spécial de l’Organisation des Nations unies (ONU). Cette indulgence s’explique par la volonté de ne pas compromettre des « histoires à succès » et surtout d’encourager des régimes qui se sont engagés au premier rang de la « lutte contre le terrorisme ». Le Burundi a notamment envoyé en Somalie un contingent militaire de plusieurs milliers d’hommes dans le cadre de l’Afrisom (l’opération militaire de l’ONU). Cet engagement lui vaut, à l’instar de l’Ouganda, d’être menacé par une action punitive des chebab, les islamistes somaliens liés à Al-Qaida. Quant au Rwanda, il a déployé trois mille trois cents casques bleus au Darfour, dont un contingent féminin.
L’élection présidentielle d’août, remportée par M. Kagamé avec 93 % des suffrages, semblait tellement jouée d’avance que l’Union européenne n’avait pas jugé utile d’envoyer de mission d’observation. Seuls les Etats-Unis, par la voix de M. Johnnie Carson, le secrétaire d’Etat adjoint chargé de l’Afrique, se sont inquiétés du sort réservé à l’opposition et de l’absence de liberté d’expression. Au Burundi, le scrutin présidentiel de juin 2010, qui a vu la victoire de M. Nkurunziza avec 91 % des voix, n’a été que le couronnement d’un processus marginalisant les partis contestataires. Pourtant, malgré quelques réserves, les observateurs internationaux ont avalisé le scrutin et félicité le vainqueur (lire « L’Union européenne, juge électoral »).
« Travaillez et priez »
Réputé pour ses performances sportives et sa foi religieuse, le chef de l’Etat burundais, ancien professeur d’éducation physique, a suivi à la fois ses tendances personnelles et les conseils de Kigali. Depuis des mois, sinon des années, M. Nkurunziza avait veillé à renforcer ses positions dans les campagnes, où vit plus de 80 % de la population. A Bujumbura, la presse, les associations, les intellectuels dénonçaient avec courage les malversations du régime (dont la vente douteuse de l’avion présidentiel) et l’accaparement des postes par le parti dominant. Convaincus que leur coalition avait une chance de l’emporter contre un pouvoir discrédité, douze partis d’opposition (dont le Frodebu, les FNL, une aile dissidente du CNDD et le Mouvement social pour la démocratie [MSD], fondé par l’ancien journaliste Alexis Sinduhije) avaient constitué un front commun : l’Alliance démocratique pour le changement (ADC-Kinigi).
Dans la capitale, on se gaussait volontiers de ce chef de l’Etat souvent absent, qui boudait les réceptions diplomatiques et quittait Bujumbura chaque vendredi après-midi pour se rendre dans les villages. Là, fort de son slogan « Travaillez et priez », il distribuait aux paysans des plants d’avocatiers ou d’arbres fruitiers, puis disputait, avec les jeunes, une partie de football à la tête de son équipe personnelle dénommée « Alleluia ». L’ancien maquisard dormait dans les paroisses, encourageait les associations créées par les élus et les administrateurs communaux membres de son parti à fabriquer des briques et à édifier écoles et centres de santé. Près de mille cinq cents nouveaux établissements scolaires sortirent ainsi de terre dans les régions rurales.
Pour les paysans éloignés des centres de pouvoir, souvent déçus par les manipulations ethniques des partis politiques, victimes des groupes armés ou des militaires, la simplicité du chef de l’Etat avait de quoi séduire. D’autant plus qu’elle s’accompagnait de mesures très appréciées : la gratuité de l’enseignement primaire, l’exonération du paiement des soins de santé pour les enfants de moins de 5 ans et pour les femmes enceintes. Il arrivait auparavant que les accouchées, incapables de payer les frais d’hospitalisation, soient retenues en otages le temps pour la famille de réunir la somme requise !
Ce quadrillage du terrain a porté ses fruits : alors que des partis comme les FNL ou l’Union pour le progrès national (Uprona), l’ancien parti unique qui représentait naguère les Tutsis, engrangeaient des voix dans les quartiers de Bujumbura, les campagnes accordaient au CNDD des scores « soviétiques », dépassant toujours les 90 %. Le poids du parti et le contrôle social ont fait le reste. Lors de son discours d’investiture, le président Nkurunziza a assuré que sa victoire était celle de tous. Mais la peur et la répression sévissent de plus en plus : un journaliste, Jean-Claude Kavumbagu, a été arrêté ainsi que plus de deux cent quarante opposants ; plusieurs dirigeants de l’ADC (MM. Léonard Nyangoma, Alexis Sinduhije, Agathon Rwasa, le très charismatique dirigeant des FNL) ont préféré disparaître et quitter le pays, craignant une arrestation immédiate ; la torture est à nouveau pratiquée…
Alors que des armes héritées des années de guerre sont toujours cachées sur les collines, la défection de l’opposition — qui a boycotté les divers scrutins, confortant ainsi la majorité absolue du parti présidentiel — fait craindre une reprise des hostilités : d’anciens rebelles démobilisés, déçus par leurs conditions de réinsertion, se dirigent vers la forêt de la Kibira, voisine du Rwanda et du Sud-Kivu, des disparitions sont enregistrées au sein des forces armées… Si la guerre devait reprendre, elle aurait pour objectif de chasser du pouvoir le CNDD, et sa première motivation ne serait donc pas d’ordre ethnique.
Les succès de Kigali sont souvent cités en exemple : la croissance économique est de 7 %, un cinquième du budget gouvernemental est consacré à la santé, tous les fonctionnaires et de nombreux employés du secteur privé ont accès aux mutuelles de santé, 90 % des enfants fréquentent l’école primaire, les filles sont majoritaires dans l’enseignement et, sur les bancs de l’Assemblée nationale, les femmes sont plus nombreuses que les hommes. A l’inverse du Burundi et de la RDC, le Rwanda lutte effectivement contre la corruption. Kigali, dont le plan directeur s’inspire de Singapour, souhaite devenir un carrefour de services et de transactions commerciales pour toute la sous-région. Sur la scène internationale, le président Kagamé peut se prévaloir de l’entrée dans le Marché commun de l’Afrique orientale et australe (Comesa), du rétablissement des relations diplomatiques avec la France fin 2009 (3) et d’une normalisation des relations avec Kinshasa. Alors que l’armée rwandaise occupa une partie du pays durant quatre ans (1998-2002), le président Kagamé assista à la commémoration du 50e anniversaire de l’indépendance de la RDC, où il fut même applaudi (4) !
Un système policier
subtil et efficace
Ces acquis incontestables entrent pour une large part dans le succès électoral du chef de l’Etat rwandais, auquel même les Hutus sont reconnaissants de la sécurité qui règne dans le pays. Comme son homologue burundais, M. Kagamé a sillonné les campagnes bien avant le début de la campagne électorale, il a multiplié les meetings, les réunions avec les administrés et conclu avec les élus locaux des « pactes de gouvernance », fixant des objectifs de développement à atteindre dans un temps déterminé. Cette politique de proximité a porté ses fruits, mais, ici aussi, la mise hors jeu de l’opposition et le climat général d’intimidation ont pesé sur les votes.
Au Burundi, la liberté de la presse demeure l’un des grands acquis de la transition, et les associations, très actives, craignent de se retrouver en première ligne face au pouvoir étant donné la défection des partis d’opposition. L’assassinat de M. Ernest Manirumva, vice-président d’une organisation de lutte contre la corruption, Olucome, a frappé les esprits. Au Rwanda, il y a longtemps que les ONG internationales (dont beaucoup ont été expulsées) et nationales ont été mises au pas, que la presse évolue dans un cadre très contrôlé et que la population a le sentiment de vivre dans un système policier à la fois subtil et efficace.
Alors que le président Kagamé aurait dû entamer son deuxième mandat fort de réels succès intérieurs et internationaux, le malaise semble s’installer, renforcé par la publication, le 1er octobre 2010, d’un rapport des Nations unies sur les exactions commises dans l’est de la RDC mettant gravement en cause les troupes rwandaises (5). Cependant, pas plus qu’au Burundi, le danger principal ne vient du clivage entre Hutus et Tutsis ou des pressions internationales, mais d’une conjonction d’opposants d’origines très diverses : dans les forêts du Nord-Kivu se nouent désormais des alliances apparemment contre nature entre certains groupes hutus issus des FDLR, des partisans du général Laurent Nkunda — longtemps allié de Kigali, ce Tutsi congolais francophone se trouve en résidence surveillée dans la capitale rwandaise — et des opposants tutsis à M. Kagamé, issus du sérail gouvernemental !
En effet, la défection de l’ancien chef d’état-major, le général Faustin Kayumba Nyamwasa, et celle du colonel Patrick Karegeya, tous deux réfugiés en Afrique du Sud, ont ouvert une brèche au sommet du FPR, le parti au pouvoir. Ces deux hommes étaient membres d’un « club » très fermé, celui des anciens réfugiés tutsis en Ouganda qui fondèrent le FPR à la fin des années 1980, après avoir servi dans les rangs de l’armée ougandaise. Ces deux compagnons de la première heure, membres de l’élite anglophone qui tient le haut du pavé à Kigali, ont reproché à M. Kagamé son autoritarisme. Mais le président, qui a depuis longtemps troqué son treillis militaire contre le costume de la « bonne gouvernance », affirme, quant à lui, vouloir combattre la corruption et les privilèges jusque dans ses propres rangs, au risque de s’aliéner d’anciens compagnons de lutte : « Si on ne s’y attaque pas sans merci, la corruption risque de détruire le pays », assure-t-il à qui veut bien l’écouter. Accusé d’être à l’origine d’attentats à la grenade à Kigali, en février 2010, M. Kayumba, qui était ambassadeur en Inde, fut obligé de fuir en Afrique du Sud, où il échappa de justesse à une tentative d’assassinat.
Même si les trois pays de la région ont renforcé leur coopération sécuritaire — en 2009, l’armée rwandaise a participé à la poursuite de rebelles hutus aux côtés de l’armée congolaise et, en septembre 2010, le général James Kababere, ministre rwandais de la défense, s’est rendu à Kinshasa —, au Rwanda autant qu’au Burundi, l’« apogée électorale » peut se révéler trompeuse et occulter de possibles développements violents qui ne se réduiraient pas à l’opposition entre Hutus et Tutsis…
Colette Braeckman.
Décembre 2010
© Copyright Le Monde diplomatique
Visiter le site de: Le Monde diplomatique
Posté par rwandanews