: « Rwanda 2000 : mémoires d’avenir »

 

La phalène des collines,
de Koulsy Lamko (Kujaama, Kigali 2000)

Dans son dernier roman, La phalène des collines, Koulsy Lamko évoque le génocide du Rwanda sous la forme d’un conte allégorique : l’histoire est racontée par l’esprit d’une Reine qui revient hanter le monde des vivants sous la forme d’un papillon, après avoir été violée et assassinée par un prêtre pendant le génocide rwandais de 1994. Derrière le viol de cette Reine, c’est le viol et la destruction de tout un pays qui est suggéré. En confiant les rênes de la narration à une morte dont le cadavre est exhumé dans une église, au milieu de quelques milliers d’autres corps, l’auteur teinte son récit d’une couleur étrange : il parle par la bouche des morts, il n’utilise pas la forme du récit du voyage pour décrire ce qu’il a vu, comme ont pu le faire à leur manière Véronique Tadjo ou Abdourahman Waberi, il préfère puiser dans l’imaginaire l’essence même de son histoire tout en restant fidèle à l’histoire du pays, comme il le dit lui-même dans sa préface :
« Ici commence l’ère du poète : la vocation d’une polyphonie sur des arpèges de cacophonies douloureuses.
Cependant ici, je n’ai qu’un seul droit : celui de la paraphrase de l’histoire. »
Mû par cette vocation de « paraphraser » l’histoire, il promène son lecteur dans le Rwanda de l’après génocide, il lui raconte des bribes d’existence d’hommes et de femmes qui ont survécu aux massacres et qui se retrouvent autour d’un verre au Café de la muse. Nom riche en symbole que celui-ci ! Les rescapés de ce bar forment une petite communauté qui réapprend tant bien que mal les gestes du quotidien, en écoutant le « poète de la regardance » (p.122), Muyango-le crâne fêlé, soigner les âmes meurtries par le beaume de ces paroles salvatrices. Dans ce pays destructuré par le génocide, les mots semblent le seul remède pour d’exorciser le mal de ces années passées. « J’ai inventé des quenouilles de mots, parce que les mots tissent et confectionnent la vie » (p.40), dira à son tour, l’esprit de la Reine morte qui attend que les hommes se décident enfin à ensevelir son corps momifié. Les paroles de la Reine sont une logorrhée de mots et d’images parfois violentes qui ont su franchir les portes de la mort et de l’oubli pour que tous sachent ce qui s’est réellement passé ! Car il faut se souvenir pour exorciser ses fantômes et parvenir ensuite au pardon ! Tel semble être le constat de Koulsy Lamko.
« Le champ de la mémoire des morts, il faut le débroussailler, tondre les pousses mensongères pour laisser fleurir la vérité. » (p.144)
Les mots affleurent dans un flot ininterrompu pour faire émerger la vérité,
ils sont à l’image de ce personnage mystérieux et allégorique, Fred R, dont l’histoire vient scander celle du papillon comme un leitmotiv. Fred R n’en finit pas de courir jusqu’au bout du Rwanda, il se bat pour que cessent les massacres et les mensonges. L’auteur dit de lui qu’il « sera l’homme-gorille du début du monde, (…) la souche centenaire de tous les bourgeons de vie ». Les mots, eux-aussi, combattent le mensonge et l’indifférence. Ils sont le substat pour que refleurissent enfin les « bourgeons de vie » : « S’asseoir sur les ailes du rêve que l’on enfante et voguer, naviguer sur l’océan des aventures de la vie. Que les images de la vie en poussière façonne le rêve! » (p.154) Fred R, le papillon et la petite communauté du Café de la Muse ne font pas autre chose : chacun à leur manière, ils apaisent les esprits et font renaître l’espoir d’une vie possible !

Eloïse Brézault

Rwanda 94 – 2000, entre mémoire et Histoire : le savoir des écrivains
par Boniface Mongo-Mboussa
Dans sa chronique Le génocide des Rwandais tutsi et l’usage public de l’histoire publiée dans le numéro 150-152 des Cahiers d’Etudes Africaines, Claudine Vidal constatait que les récentes publications (journalistiques, juridiques, universitaires) consacrées au génocide rwandais font souvent référence au génocide juif sans pour autant procéder à un travail comparatif réel qui permettrait de dégager la singularité du génocide rwandais. Pire, là où les historiens du génocide juif jugent prioritaire d’explorer les procédures d’extermination des victimes, les auteurs des travaux sur la tragédie rwandaise tentent plutôt de reconstruire la genèse du génocide – un parti-pris méthodologique que Claudine Vidal critique, proposant d’abord de savoir comment le génocide a été perpétré, de déterminer les rôles de ceux qui le conçurent et la manière dont les victimes ont été traquées et massacrées – informations qui nous éclaireraient sur le sens de ce génocide. A cet égard, le livre de Philip Gourevitch Nous avons le plaisir de vous informer que demain, nous serons tous tués avec notre famille : chroniques rwandaises (1999) et celui de Yolande Mukagasana La mort ne veut pas de moi (1997) vont dans ce sens et font déjà office d’ouvrages pionniers.
Mais une troisième catégorie de textes s’imposent, les fictions écrites dans le cadre du projet « Rwanda : écrire par devoir de mémoire » initié par l’écrivain tchadien Nocky Djedanoum, lui même auteur d’un recueil de poèmes, Nyamirambo ! consacré au génocide rwandais.
Ulcéré par le long silence des Africains, Fest’Africa invite en 1998 dix écrivains africains en résidence d’écriture au Rwanda. A l’arrivée, une dizaine de romans en librairies (cf p. 11). Parmi eux, deux nous semblent particulièrement souligner le propos de ce dossier.
L’Aîné des orphelins, du Guinéen Tierno Monenembo, relate la vie d’un enfant, Faustin Nsenghimana (hutu par son père et tutsi par sa mère), rescapé miraculé d’une fusillade publique dans une église à Nyamata. A Kigali où il séjourne après la fusillade, Faustin mène une vie de bohème et s’installe dans un abri de fortune dénommé QG par ses habitants. Rentrant à l’improviste au QG après une longue absence, il surprend sa sœur avec Musinkôro, son voisin d’infortune. Il l’exécute à bout portant avec un revolver. Au procès, Faustin se défend mal, se montre foncièrement insolent : il est condamné à mort. Refusant d’aborder frontalement le génocide, Monenembo s’intéresse à ses conséquences chez les vivants, notamment chez les enfants qui, après avoir vécu l’indicible, versent malgré eux dans le cynisme. Par petites touches, son roman donne plus à sentir qu’à voir. Cette absence du génocide dans le livre le renforce paradoxalement. Sans le banaliser, Monenembo montre à travers une construction savante du récit (on pense irrésistiblement à Faulkner) toute la complexité du génocide. Le livre peut ainsi être lu comme une méditation sur la banalisation du mal, pour reprendre l’expression d’Hannah Arendt. “On tue un homme, on est assassin. On en tue des milliers, on est conquérant. On les tue tous, on est Dieu.” Cette citation empruntée à Edmond Rostand, qui tient lieu d’épigraphe au roman, inscrit l’Aîné des orphelins dans la lignée de L’Etranger de Camus ou encore de La Métamorphose de Kafka.
On est donc en face d’une fable sur la folie humaine. A l’instar de Monenembo, le Tchadien Koulsy Lamko use également de la fable pour instruire le procès du génocide rwandais. La Phalène des collines relate l’histoire d’un papillon né du cadavre d’une reine rwandaise, violée lors d’une génocide de 1994 par un prêtre. Exposée dans une église-musée, site du génocide, la reine s’insurge en effet contre les vivants, notamment contre les touristes qui la réduisent au statut de fossile et se métamorphose en phalène errante sur les collines en attendant qu’un rituel funéraire consacre son entrée dans le monde des morts. Texte éminemment polysémique, La Phalène des collines peut se lire sur le plan symbolique comme l’histoire du viol du Rwanda par l’Occident. Du point de vue réaliste, ce roman explore un douloureux chapitre du génocide : l’insoutenable violence faite au corps féminin à travers le viol (souvent collectif). Mais par-dessus tout, La Phalène des collines est une méditation sur le statut de la mort dans les sociétés africaines post-coloniales – des sociétés où le lien entre les morts et les vivants à travers les cérémonies funéraires est dorénavant rompu. Et montre à quel point nos sociétés post-coloniales ont bafoué la vie.
On signalera aussi Murambi, le livre des ossements du Sénégalais Boubacar Boris Diop. Même si le point de vue choisi par l’auteur semble plus démonstratif, au sens où le souligne Catherine Coquio, ce roman a le mérite de mettre la famille au cœur du génocide. Là encore, les écrivains évoquent l’un des aspects le moins connu de la tragédie rwandaise. Ici encore, ce que nous montre bien Diop dans son roman à travers l’itinéraire de Cornélius (qui de retour au pays natal s’aperçoit que l’assassin de ses frères et de sa mère n’est autre que son propre père), c’est toute la complexité du génocide.
De la sorte, là où certains observateurs distraits et pressés ne voient qu’un conflit inter-ethnique entre des sauvages exotiques, les romanciers opposent la folie humaine. Ce qui est une façon de nous prévenir que le Rwanda est aussi ailleurs en chacun de nous… Vu sous cet angle, la littérature acquiert un statut de savoir philosophique qu’il convient désormais de prendre en compte pour aborder le génocide rwandais. “La littérature, écrit Roland Barthes, ne dit pas qu’elle sait quelque chose, mais qu’elle sait de quelque chose, ou mieux : qu’elle en sait quelque chose, qu’elle en sait long sur les choses.” (Leçons, 1978, p.19). C’est en tous en cas dans cet esprit que nous abordons ce dossier Rwanda : plutôt que de décrire l’horreur, plutôt que de sombrer dans le manichéisme, nous avons essayé de comprendre, de faire en sorte que cette mémoire tragique devienne une mémoire commune… Une mémoire en partage. 
Entretien avec Boubacar Boris Diop,

Entretien réalisé à Paris le 3 avril 2000, à l’occasion de la sortie du dernier livre de B. B. Diop : Murambi, le livre des ossements.


1/ Pourriez-vous m’expliquer comment est née cette idée des Ateliers d’écriture au Rwanda ?

Je ne sais pas si vous connaissez le Fest’Africa de Lille. Le directeur du festival, Nocky Djedanoum, a pensé que ce serait bien d’envoyer au Rwanda des auteurs africains puisque, quand il y a eu le génocide, tout le monde en a un peu parlé mais pas les auteurs africains. C’est Nocky qui a donc eu cette très belle idée…

– Vous étiez combien d’auteurs africains à partir là-bas ?

On était une dizaine. Il y avait Véronique Tadjo (Côte d’Ivoire), Waberi (Djibouti), Tierno Monénembo (Guinée), Koulsy Lamko (Tchad), Monique Ilboudo (Burkina Fasso), Meja Mwangi (Kenya) – on ne le connaît pas beaucoup en France, il n’a pas été traduit en France -, il y a aussi deux auteurs rwandais Jean-Marie Rurangwa et Venuste Kayimabe, qui travaillent surtout sur la théorie et ont publié des textes théoriques dont l’un s’intitule Le génocide expliqué à ma fille, un dramaturge rwandais Kalissa Rugano et naturellement Noky Djedanoum (Tchad) qui propose un recueil de poèmes

– Et chacun a décidé de reprendre ce qu’il a vu là-bas et de le retranscrire à sa façon sous forme de romans, de poésie, de théâtre… ?

– Oui, chacun a écrit à sa façon… Mon texte est le premier à avoir été publié. Je crois savoir que celui de Tierno arrive en mai, celui de Véronique Tadjo en octobre… Mais normalement nous réunissons tout le monde au mois de mai, au Rwanda, avec les textes pour discuter. Nous faisons une espèce de restitution.

2/ Qu’est-ce qui, vous a incité à choisir une écriture qui est totalement à l’opposé du Cavalier et son ombre. On n’est plus du tout dans le domaine de la fiction telle qu’elle se développe dans le conte du Cavalier : avec Murambi, vous prenez des témoignages et vous faîtes un roman. Pourquoi avoir traité ce sujet du génocide avec cet œil-là ?

Lorsque j’ai été contacté par Nocky, pour Fest’Africa, je lui ai dit que ce ne serait pas très décent d’aller là-bas et de faire un roman sur le génocide pour prouver à quel point on est capable d’écrire. Ce sont de véritables souffrances. C’est un problème sérieux, il faut le faire en ayant un très grand soucis de lisibilité pour que tout le monde le comprenne. Je lui ai dit que ce que je ferais serait un carnet de route, des impressions de voyage. Des choses vues. C’est tout… Et entendues !
D’ailleurs quand nous sommes allés là-bas, les Rwandais eux-mêmes ont été très touchés par le projet, par notre présence. Ils nous ont dit surtout de ne pas écrire de romans. « Dîtes simplement les choses telles qu’elles se sont passées », nous ont-ils répété. C’était très intéressant car sans le savoir ils étaient les futurs personnages de nos romans, de nos pièces de théâtre et de nos compositions politiques. Et j’ai renoncé à mon projet initial d’impressions de voyage parce que les choses que nous avons entendus là-bas étaient à la fois vraies et plus romanesques que dans n’importe quel roman. Et au fond, je pense que l’exercice qui consiste à faire un carnet de voyage – très distancié, très retenu… – est quelque chose de difficile avec les événements. Finalement le choix que j’ai fait est un compromis… entre la volonté de précision et le désir de restituer vraiment les choses.


3/ Dans les descriptions qui montrent ce déferlement de l’horreur absolue dans les massacres, n’y avait-il pas, de la part de l’écrivain que vous êtes, un sentiment d’impuissance à raconter l’inracontable et la folie ?

Oui… Absolument… C’était une des difficultés. Ce qui montre finalement que tout cela rend modeste. Le fait d’avoir vécu et d’avoir entendu les choses sans pouvoir les restituer… Ma conviction est que, de toute façon, le romancier du génocide est pour plus tard. Peut-être dans quinze ou vingt ans. Les événements sont trop proches de nous. Les passions sont trop fortes. Je crois que les images qui peuvent condenser l’événement et les mots seront pour plus tard !

4/ Vous avez à ce propos une très belle image sur les mots dans Murambi…

Oui, même les mots ne savent plus quoi dire…

– Votre dernier livre redonne à la parole les pleins pouvoirs.
« Il [Siméon Habineza] dirait inlassablement l’horreur. Avec des mots-machettes, des mots-gourdins, des mots hérissés de clous, des mots nus et – n’en déplaise à Gérard – des mots couverts de sang et de merde. » (p.226)

Nous étions dix auteurs et chacun y est allé avec son parcours, avec son itinéraire, avec son regard. Et ce que je dis là, dans cette phrase, ne concerne que moi. C’est vraiment ma conviction : la meilleure façon de parler du génocide, c’est de le faire avec beaucoup de clarté. Et je prétends d’ailleurs avoir écrit un livre pour adolescent et pour jeunes gens. J’ai écrit ce livre dans un rythme assez rapide contrairement à ma manière d’écrire jusqu’à présent où je prenais mon temps.
Là, j’ai essayé d’aller vraiment à l’essentiel, d’être efficace. Je voulais qu’un jeune homme de vingt ans, qui n’a pas beaucoup l’habitude de lire et qui ne s’intéresse pas beaucoup aux massacres à travers le monde, ait le courage de lire ce livre jusqu’au bout et qu’un jour je puisse discuter avec lui ou avec les autres générations… J’ai écrit ce livre en ayant uniquement à l’esprit le contenu… Et le type de débat que je souhaite sur ce livre – et jusque là, ça a marché ! – c’est un débat sur le génocide !

– Et à travers les personnages que vous esquissez, on retrouve ce paradoxe : se souvenir pour oublier. Pour oublier l’horreur, vos personnages parlent du massacre comme s’il fallait avoir, à tout pris, ce devoir de mémoire pour ne pas refaire la même chose et tourner une page sur son passé ?

La fiction, c’est à dire la parole, aide, je pense, au travail du deuil. Et c’était un peu ça le sens de notre présence là-bas, au-delà même de l’implication littéraire… Comme dans toute famille, quand il y a un deuil, il faut que les amis et les proches soient là, pour qu’on souffre ensemble et que la page soit tournée. Je crois, en l’occurrence, que notre démarche est paradoxale : à la fois le devoir de mémoire mais aussi l’oubli.

Je voudrais revenir à cette thématique de la parole dans Le cavalier et son ombre : à mesure que Khadidja s’enfonce dans son histoire, elle devient folle. La parole lui donne un identité et dans le même temps, la détruit.

Et le narrateur, à force de raconter son histoire et de plonger dans ses souvenirs pour savoir qui il est, devient à son tour malade, voire fou, à la fin du livre.

La parole pourrait-elle détruire celui qui en fait usage ? Pourquoi ?

La parole n’a pas d’échos dans le cas de Khadidja. Elle parle devant une personne dont elle ne sait rien et elle aimerait que cette personne surgisse du néant et lui dise : « Merci, vous m’avez rendu heureux… » Une parole sans réponse du destinataire ne peut la conduire que dans le monde de ses chimères. Khadidja devient folle, elle ne fait plus très bien la différence entre la réalité et la fiction.
Pour cette raison, le personnage de Khadidja est très représentatif de l’écrivain africain qui s’adresse à un public dont il ne sait rien : l’écrivain s’exprime dans une langue que ce même public ne comprend pas toujours et il parle sous la forme de produits qui sont pas systématiquement accessibles au public, à savoir les livres… Et même, l’écrivain lui parle l’écrit alors que chez nous, le plus important, c’est la tradition orale. C’est le vecteur le plus naturel et le plus puissant…

Il y aurait donc un sentiment d’impuissance de la part de l’écrivain africain à écrire, à dire les choses ?

Oui, c’est ça… J’exagère probablement. Je pense que certains écrivains, à commencer par Senghor et Césaire, ont changé énormément les choses. D’autres, plus tard, ont changé également les choses. Donc je caricature certainement un peu pour faire passer le message. Mais quand même, en gros, les écrivains ne comptent pas beaucoup en Afrique…

Mais vous, alors, pour qui écrivez-vous ? A quel public vous adressez-vous ?

Pour personne et pour tout le monde (Rires)… Mais surtout pour l’avenir… Demandez à un texte littéraire d’avoir des actions immédiates, ciblés par un lectorat très précis, est, je pense, une erreur parce que c’est rarement possible. Mais d’un autre côté, il faut aussi retenir que l’écrivain doit avoir le désir de s’adresser à son propre peuple – et pour moi, peuple veut dire ici peuple africain ! – et en même temps de viser à l’universalité ! C’est l’image que Birago Diop donne de l’arbre, du baobab qui ne s’élève vers le ciel qu’en enfonçant ses racines dans la terre.
C’est d’ailleurs progressivement qu’on identifie les destinataires. Et je crois que quand on commence à écrire, on a juste envie de faire sortir des choses. Petit à petit, on a un statut d’écrivain, on a des gens que ce la intéresse et on finit, de façon consciente ou non, d’ailleurs, par s’adresser à ceux-là en priorité.

6/ Dans Murambi, vous dîtes de Siméon à la fin : « Sans avoir jamais écrit une seule ligne de toute sa vie, Siméon Habineza était à sa manière un vrai romancier, c’est-à-dire, en définitive, un raconteur d’éternité. » (p.226)
C’est une très belle image. Pourriez-vous m’en dire plus ?
L’éternité transcende l’espace géographique et le temps de chaque nation. Raconter l’éternité, ça signifie, pour moi, qu’en racontant son histoire, son peuple, les relations avec le monde Blanc de la conquête, Siméon raconte l’histoire éternelle de l’être humain. J’aimerai que chaque être humain se reconnaisse dans les mots de Siméon. D’ailleurs j’avais pensé à écrire « historien de l’éternité » mais j’ai choisi finalement « raconteur d’éternité »…

7/ Dans Le Cavalier et son ombre, Khadidja utilise le conte pour parler de l’histoire de l’Afrique. Mais elle ne raconte pas exactement la vérité. Elle passe sous silence certains moments de l’histoire pour les bienfaits de l’éducation de son interlocuteur qu’elle pense être un enfant. Elle veut lui créer des héros et réécrire l’histoire (p. 111-113) pour, comme elle le dit, « prouver que l’histoire de notre pays était une infâme succession de trahisons et de lâcheté, dont il ne reste aujourd’hui que des mensonges éhontés. » (p.121) A-t-elle pour autant le droit d’aller jusque-là dans le conte ?

Je crois que là, que ce soit pour la peinture, le cinéma ou la littérature, c’est le paradoxe : on ne peut dire finalement le vrai qu’à travers le mensonge, l’invention ou l’artifice… C’est la raison pour laquelle, à mon avis, beaucoup de romanciers réalistes sont des menteurs : ils décrivent une table dans ses moindres détails mais c’est totalement faux. Ce n’est pas une question morale, cela n’a rien à voir avec l’éthique. Je pense que la question qui se pose est celle de l’efficacité. Le monde est très complexe…

– Quel rapprochement faites-vous entre l’écrivain et le conteur ?

Je ne sais pas… Je ne fais pas de rapprochement car pour moi, c’est pratiquement la même chose ! J’ai choisi Khadidja comme personnage principal de ce roman Le cavalier et son ombre parce que, d’une part, je suis venu personnellement à la littérature par les contes, lorsque j’étais jeune adolescent. D’autre part, j’ai la conviction qu’il est impossible de travailler sur la langue française en gardant la perspective d’une société de tradition écrite. Je pense qu’il y a une espèce de synthèse à trouver entre la langue écrite et la langue parlée, entre le fait d’être écrivain et le fait d’être conteur. En tant qu’Africain, j’appartiens à ces deux cultures. Les contes de ma mère ont joué un rôle décisif dans mes envies d’écriture tout autant que la bibliothèque paternelle : je naviguais entre l’univers de l’écrivain et celui du conteur. Je crois que c’est pareil pour tous les Africain qui écrivent. Nous ne sommes plus seulement redevables du conte comme nous ne sommes plus seulement redevables de la littérature. Il y a un mélange, une synergie… Mes goûts vont vers les textes où l’on sent le souffle de la parole…

Et que pensez-vous alors de la littérature antillaise où un écrivain comme Chamoiseau dit par exemple que l’écrivain est un « marqueur de paroles » ?

Je connais cette phrase… Je vais peut-être émettre un jugement global pas sur Chamoiseau mais sur tout le mouvement de la créolité. Je m’en méfie énormément…

C’est-à-dire ?

Senghor et Césaire se sont rencontrés en France dans les années 1940-1950… Il est né de cette rencontre une grande complicité intellectuelle : ils se sont parlés pendant cinquante ans – sinon plus – et ils ont forgé ensemble ce que Césaire appelle des « arts primitifs », lui qui parle de ces « ancêtres Bambara »…
Le mouvement de la créolité arrive dans les années 1980 et dit : « Il faut tuer le père ! » Il faut tuer Césaire car il a fait croire au monde entier que notre héritage à nous était exclusivement africain. Or nous avons l’héritage asiatique, européen… Nous sommes des métisses ! Je pense que le raisonnement est faux… Aujourd’hui, lorsqu’un un écrivain antillais et africain se rencontrent, ils n’ont rien à se dire ! C’est un constat qu’il faut avoir à l’esprit…

Pourquoi cela ?

Mais c’est là toute la question qui est posée ! C’est un constat et je ne connais pas la réponse… (Rires). En disant que leur héritage n’est pas seulement africain, je crois que les écrivains de la créolité disent autre chose, à savoir qu’ils ne veulent plus de négritude…
J’ai posé à l’un d’eux la question : si votre héritage est « multi-ethnique », – ce avec quoi je suis d’accord… – la seule façon alors de répondre à cette question du métissage est d’exiger votre indépendance. Il n’y a pas de revendications identitaires dignes de ce nom sans revendications nationales… Le débat était très intéressant et mon interlocuteur était plutôt embarrassé parce que je pense que le refus de l’Afrique Noire, le refus des ancêtres Bambara, est aussi une façon de se rapprocher encore plus de la France… C’est d’ailleurs un mouvement qui ne fait pas l’unanimité dans les Antilles… Des auteurs comme Marise Condé, par exemple, sont très réservés sur la créolité parce qu’ils en voit très bien toutes les influences. Et quand Chamoiseau a eu le prix Goncourt avec Texaco, Césaire a dire : ce sont des « créolades »…
Voilà, je crois que j’en ai assez dit sur mon peu d’estime pour la créolité… (Rires), pour ces auteurs parisiens…

8/ Je voudrais revenir à la critique que vous faîtes du pouvoir politique dans Le cavalier et son ombre avec le personnage de Ma Ndumbe et également dans Murambi où la parole politique est incapable de mettre un terme à la haine des peuples :
« L’idée ne l’effleurait même pas qu’il tenait entre les mains le sort de plusieurs millions de personnes et que, par exemple, il aurait pu faire quelque chose pour empêcher les Mwas et les Twis de s’entre-tuer à la moindre occasion. Au contraire, il attisa la haine des communautés tant qu’il y trouva son compte. » (p.226)

Et Ma Ndumbe de former une seule et même personne avec le nouveau président qui arrive au pouvoir. Le discours politique serait-il vidé de toute signification ? Ne serait-il plus que mensonges et hypocrisie ? Y-a-t-il possibilité d’une parole politique qui ne soit pas pervertie ?

Aujourd’hui, je crois qu’il faut noter l’évolution entre Le Cavalier et son ombre et Murambi. Lorsque j’ai écrit le Cavalier, je n’avais pas été au Rwanda et j’avais vécu le génocide comme une affaire de « Nègres » qui s’entre-tuent. Je vivais cela comme quelque chose de malheureux, avec un peu de honte, en me disant : « Quel est le spectacle que nous sommes encore en train de donner au monde ! »
Et tout le travail que j’ai fait dans Le cavalier et son ombre sur le génocide, je le renie… Je ne renie pas le roman, je ne renie pas son imaginaire… Mais tout ce qui concerne le Rwanda est totalement faux parce que le Rwanda, ce n’était pas les tueries désorganisées des négro-africains. C’était une boucherie organisée, c’était un état avec sa puissance armée, avec une idéologie meurtrière qui a planifié et exécuté l’élimination importante d’une partie de la population…

J’avais d’ailleurs à ce sujet une question. Dans Murambi, vous écrivez que les massacres du Rwanda ne datent pas de « temps immémoriaux », que les premiers massacres ont commencé en 1959 et qu’il n’y a jamais eu d’ethnies au Rwanda (« rien ne séparait les Twa, les Hutus et les Tutsi« ). (p.87)
Comment alors conjuguer cette découverte avec l’histoire du roi Dapienga qui inscrit ces massacres dans un passé lointain sinon dans des « temps immémoriaux » ?

Mais… j’étais stupide ! (Rires…) Vous avez absolument raison…
En allant là-bas, je me suis rendu compte de la réalité du massacre. C’était absolument extraordinaire… C’est tellement incroyable que je manifeste maintenant très peu d’intérêt pour la littérature… Je me rends compte, qu’en définitive, il faut de toute évidence expliquer ce qui s’est passé… Très peu de gens savent qu’il n’y a jamais eu d’ethnies au Rwanda… Jamais… C’est le symbole des guerres ethniques les plus meurtrières… Alors qu’au Zaïre il y a 225 langues, il n’y a jamais qu’une seule langue au Rwanda, un seul dieu… Et je ne sais pas ce qui nous est arrivé…
En plus la France a joué un rôle épouvantable dans cette affaire et je prétends qu’on a réussi à nous cacher un million de cadavres… C’est lamentable ! En Afrique noire, quand un million de personnes a été tué, nous avons été les derniers à en parler, les derniers à en être informés et nous avons continué à écrire des livres en-dessous de la vérité… Parce que le Cavalier dit à un moment donné : « il ne savait pas dans cette guerre de quel côté il devait frapper… » Il avait réellement des bourreaux et des victimes dans ces massacres !!!

A un moment donné, vous faites dire à Cornélius : « Et si ce châtiment radical – le génocide – était la réponse à un crime très ancien dont plus personne ne voulait entendre parler ? A présent que je suis au Rwanda, je vais poser toutes ces questions à Siméon Habineza, songea-t-il. Il n’avait pas peur de la vérité, il était revenu pour la connaître. » (p.88)
Mais Cornelius ne posera pas la question à Siméon. Quelle serait la réponse que vous, en tant qu’écrivain, journaliste et historien, vous donneriez à cette question ?

J’ai voulu à travers Cornélius avoir un personnage auquel s’identifie complètement le lecteur. Cornélius rentre au Rwanda : il ne connaît pas bien le pays, il ne sait rien sur le génocide… Ça paraît tellement simple pour une personne qui s’y intéresse que finalement elle se dit : « Peut-être qu’on nous cache quelque chose ». Et c’est ça un peu le problème de Cornélius… C’est le problème du lecteur… J’ai discuté avec des gens… avec des Américains – depuis deux ans je ne parle que de ça – et ils m’ont écouté attentivement et m’ont demandé à la fin : « Est-ce que c’est vraiment aussi simple ? »
On a alors envie de répondre oui… Mais en même temps, je pense qu’il faut que Cornélius soit accompagné par le lecteur, qu’il se pose les questions que le lecteur peut se poser, pour qu’on n’arrive pas trop rapidement à la conclusion que c’est aussi simple ! C’est vrai qu’il ne pose pas la question explicitement à Siméon qui est pourtant un personnage clé. Et je pense que toute personne qui lit le roman se rend compte de cela. Mais Siméon, qui est le personnage fondamental de mon roman, explique très largement le génocide…

Et lorsque Stanley tente d’expliquer au monde entier les raisons du génocide, Cornelius a cette interrogation :
« Tu arrivais à leur expliquer ? C’est parfois à devenir fou… » (p.64)

Oui, on ne peut pas expliquer…


9/ Je voudrais revenir au Cavalier et son ombre, vous vous écrivez :
« Tunde, l’enfant qui refera l’unité du peuple de Dapienga, Tunde qui fera des Twis et des Mwas les doigts d’une seule main. » (p.228)
Quelle est donc cette histoire du roi de Dapienga ? Est-ce une légende qui existe dans la mémoire du pays ou une histoire que vous avez inventée ?

C’est un mythe que j’ai un peu perverti : le mythe de Ouagadougou qui est très connu. C’est le monstre qui exige chaque année son tribu. Le roi doit donner sa fille à manger au monstre, sinon son pays connaîtra sécheresse et calamités. Arrive alors un jour un guerrier venu de nulle part. Il s’appelle Samba Guélladié dans le mythe et tue le monstre. Il est mieux accueilli que ce que j’en dis dans mon roman où je pervertis le mythe pour raconter une histoire de haine millénaire, les Mwa et Twi ! Naturellement je pensais aux Tutsi et aux Hutu.


10/ Que représente Tunde ?

C’est dans la tradition Yorumba : c’est un peu l’enfant sauveur…

11/ Vous commencez Murambi par 3 chapitres qui posent la situation. Trois chapitres que l’on pourrait extraire du roman pour en faire des nouvelles qui dévoilent, à la manière d’un triptyque, les diverses facettes de la réalité du génocide.
L’histoire de Michel Serumundo, Tutsi, qui vit le début des massacres, et dont la narration est à la 1ère personne.
L’histoire de Faustin Gasana qui ordonne les massacres des Tutsi, qui veut tous les exterminer et qui dit : « J’ai étudié l’histoire de mon pays et je sais que les Tutsi et nous, nous ne pourrons jamais vivre ensemble. » (p.31). La narration est également à la 1ère personne.
Enfin, l’histoire de Jessica, Tutsi, qui se bat, en tant qu’espionne, pour que cesse le génocide et qui témoigne à la 1ère personne.
En 3 tableaux, vous campez la situation : 3 « je », 3 points de vue pour dire l’horreur du massacre. Nous entrons dans l’esprit de ces personnes, dans leurs pensées. Quel impact selon vous apportait cette subjectivité ?

Dans une tragédie de ce genre, chacun est insaisissable. Dans la vie ordinaire, on peut suivre un personnage. Le premier qui parle, au début du génocide, Michel Serumundo, on ne le retrouve pas. On ne sait pas s’il va survivre. On ne sait pas s’il va mourir… Et il en est ainsi dans la réalité de la tourmente. J’ai voulu montrer une société complètement éclatée à tous les niveaux où il n’y a plus de connexions. Or le propre d’une intrigue romanesque, c’est d’écrire des connexions entre des personnages, des événements, des subjectivités, des lieux… Ici, c’était la plus totale des solitudes… Je voulais montrer la solitude de chacun dans la souffrance.

12/ Cette incursion dans la tête des personnages déréalise complètement la mort. Elle la rend plus lointaine. Plus étrangère aux hommes et aux femmes qui la vivent. Elle fait partie du paysage comme une sorte de fatalité. Les Tutsi sont tués et l’acte de devenir banal, anodin aux yeux de leurs bourreaux. Et en tant que lecteur, c’est très dérangeant de voir la mort apprivoisée de cette manière, déréalisée.
Est-ce cette banalité de la mort qui vous a frappé en partant là-bas ?

Oui… En 1994, cela faisait trente-cinq ans que l’on massacrait les gens, qu’on incendiait les maisons, qu’on tuait par centaines ou par dizaine – et même une fois, les gens tués étaient au nombre de deux ou trois cent mille ! – Les gens ont, en quelque sorte, démystifiés la mort. La mort leur fait peur naturellement. Mais en même temps, elle le perturbe pas leur existence.

On a également une impression d’absurdité de la mort, comme dans l’exemple de cette femme qui discute avec Jessica et qui va accepter de mourir, tout en sachant que sa mort ne va rien changer au cours des choses !

Sa mort, en effet, ne va servir à rien…

13/ Dans Murambi, Stanley avoue à Cornélius :
« Je ne comprends d’ailleurs toujours pas cette débauche de sang, Cornélius. » (p.65)
Est-ce qu’en allant là-bas, vous avez pu comprendre une telle horreur ? Ce plaisir de la torture et de la destruction ?

Franchement non… J’ai des explications qui sont très difficiles… Je sais quand même que la colonisation a institué les cartes d’identités ethniques. C’est la colonisation qui a joué une ethnie contre une autre, qui a rigidifié des différences qui ont pourtant été bien vécu, pendant des milliers d’années… Je sais que l’évangélisation du Rwanda a été quelque chose de tout à fait monstrueux… Mais vous pouvez donner toutes ces explications, au bout du compte… vous continuez toujours, comme les Rwandais eux-mêmes, à ne pas comprendre…
On a parlé aussi de la tradition d’obéissance des Rwandais, comme on l’a dit d’ailleurs des Allemands après l’Holocauste…

14/ Dans les derniers passages de Murambi, Gérard dit à Cornelius :
« Si tu préfères penser que j’ai imaginé ces horreurs, tu te sentiras l’esprit en repos et ce ne sera pas bien. Ces souffrances se perdront dans des paroles opaques et tout sera oublié jusqu’aux massacres. » (p.222)
Est-ce à dire que l’imaginaire est incapable de rendre compte de la réalité ? Est-il moins percutant que le témoignage ?
Je me suis surtout souvenu de ce que les Rwandais m’ont dit : « Surtout dîtes seulement ce que vous avez vu et entendu ? N’en rajoutez pas. »

Je pense que c’est le résultat d’une évolution dans ma propre approche de l’écriture. Je me suis rendu compte que l’imaginaire dans le Cavalier m’avait conduit à de très graves erreurs sur le génocide… J’ai donc maintenant plutôt tendance à me méfier de l’imagination. Et c’était aussi un appel du pied au lecteur, je voulais trouver un moyen de lui dire : « Tout ce que vous avez lu jusqu’à présent peut paraître extraordinaire mais c’est totalement vrai.  » Si vous voyez mes notes, il n’y a pas de très grande différence avec Murambi.

15/ Dans Le cavalier et on ombre, vous faites référence à la mythologie des Enfers. Pourquoi ce recours à un thème gréco-latin ?

Cette référence est plus universelle qu’Occidentale. Elle existe également chez nous, cette vision d’une personne qui se tient aux portes des Enfers. Cela vient autant de l’Islam que de la culture proprement africaine. Je voulais suggérer cette idée que Khadidja se trouve peut-être en Enfers. D’autre part, j’avais besoin avec le Passeur, d’un personnage qui connaissait toutes les ficelles de l’histoire. Je suggère même quelque part que le Passeur est peut-être le monstre Nkin’tri. C’est le grand manipulateur : il a toutes les dimensions du temps dans son esprit, il sait ce qui se passe et il est le seul qui aurait pu dire ce qui est arrivé à Khadidja, il est censé savoir ce qui se passe à Bilenty même si Bilenty n’existe pas. C’est celui qui en sait beaucoup à la fois sur la réalité et sur le monde imaginaire ! Il est, pour moi, une des clés de ce livre.


16/ Vos deux livres posent la question de l’identité : qui sommes nous si nous oublions nos traditions, nos cultures, nos références ? Khadidja raconte une histoire mais personne ne la croit. Avec Murambi, à la fin vous parlez des tambours du Rwanda et montrez comment l’évangélisation a tué tout ce qui était de l’ordre de la tradition…

Complètement, on a décérébré… Et ce n’est pas étonnant qu’il y ait eu des comportement aussi monstrueux. C’est vraiment une crise d’identité, une des plus profondes qu’on est jamais eue et qui est à l’origine de ces massacres.
Colette Brakmann a consacré un livre au génocide et elle constate que les Rwandais ont perdu toute expression symbolique : il n’y a pas de littérature moderne ! Il y a une littérature mythique, traditionnelle qui a plus ou moins survécu mais qui n’a plus aucune signification par rapport au monde réel. Et quand on compare avec le Zaïre, à côté, c’est quand même un foisonnement extraordinaire ! Il n’y a pas eu de génocide au Zaïre où on trouve pourtant une soixantaine d’ethnies véritables. Oui, je crois que la question de l’identité est au cœur de ce roman Murambi et surtout au cœur du génocide !


17/ Quels sont les auteurs qui vous intéresse dans la littérature africaine ?

J’aime Atta Armah : c’est un auteur ghanéen. Je le considère comme mon maître… Je pense qu’il a une vision très sérieuse et très profonde des problèmes africains. C’est un auteur très important pour moi, il écrit en anglais et a été traduit en français. J’aime en général les auteurs anglophones !

Et au niveau de la littérature française ?

Là, franchement… je ne le pratique plus depuis longtemps… Je me suis arrêté à Sartre, Camus, Malraux… Nous sommes peut-être la première génération d’auteurs africains à n’avoir pas de modèles français…

18/ Vous concluez votre dernier livre par ce constat :
« après une histoire pareille, tout le monde était, de toute façon, un peu mort. Il restait peut-être moins de vie dans les veines de l’inconnue que parmi les ossements de Murambi. » (p.229)
Que voulez-vous dire par là ?

Il y a eu une bataille de chiffres. Combien de morts ? Les uns disent huit cent mille, les autres un million ou plus… Mais au fond, les survivants eux-mêmes, sont un peu morts : lorsqu’ils ont survécu à une telle souffrance, à une telle horreur, peut-on toujours les appeler des êtres vivants. C’est pourquoi je termine en parlant de la résurrection des vivants. Parce que c’était nécessaire de finir sur une note d’espoir !

Par quoi passerait cette résurrection ? Par le témoignage ?

Elle passe par le témoignage, elle passe par le pardon. Mais le pardon lui-même doit passer par la justice. Et cette résurrection des vivants passe au moins par la reconnaissance par le monde. Par vous, par moi. Le fait que le monde ait découvert et accepté l’Holocauste a beaucoup fait pour aider les Juifs dans leur travail de deuil. Lorsque vous souffrez les pires choses – c’était quand même dix milles morts pendant trois mois ! – je pense qu’il faut arrêter de dire que ça n’a pas vraiment grande importance ! Et je crois qu’il faut voir une dignité de la vie dans cette résurrection des vivants, c’est tout ce qui leur reste…

propose recceuillis par Eloise Brezault

Murambi, le livre des ossements,
de Boubacar Boris Diop
Stock, 2000

Le dernier roman de Boris Boubacar Diop, écrit dans le cadre du projet Rwanda : écrire par devoir de mémoire organisé par le festival littéraire lillois Fest’Africa est dans une certaine mesure un moyen pour l’écrivain sénégalais de briser cette glace qu’a été le silence des intellectuels africains à propos de ce qu’on l’appelé le génocide rwandais. Le thème de la mémoire reste l’un des enjeux majeurs de l’écriture de Boris Diop. Ce livre prolonge ainsi le travail initié par l’auteur dans Camp Thiaroye.
Jessica et Cornelius sont deux amis d’enfance. Cornélius a quitté le Rwanda pour le Burkina Faso et enseigne l’histoire au pays des Hommes intègres. De son côté, Jessica est restée à Kigali. Elle vient de vivre le génocide des Tutsi qui s’est déroulé d’avril à et juillet 1994. Cornélius, parti très jeune du Rwanda, revient quatre ans après le génocide dans sa petite ville natale de Murambi. Des milliers de cadavres jonchent encore le sol d’une école – parmi ces ossements se trouvent ceux de sa famille(sa mère tutsi et ses frères), exterminés par son propre père le Docteur Karekesi. Surmontant sa douleur, Cornelius tente de comprendre. On est vraiment au Cœur des Ténèbres, pour reprendre le titre de Conrad. Et c’est là que réside tout l’intérêt de ce livre : Boris Diop refuse de tomber dans un manichéisme facile. Il veut, avant-tout, comprendre et alterne à cet effet plusieurs points de vues. En émiettant ainsi son récit, Boris Diop montre que la vérité à propos de ce génocide n’est ni « à gauche » ni « à droite » mais plutôt au centre. Il nous invite à la rechercher avec lui.
Sur le plan de l’écriture, ce livre frappe par sa sobriété. La langue est simple, le mot est juste, l’émotion maîtrisée. Il y a dans ce texte une pudeur invitant à la méditation, au silence. Peut-être est-ce pour l’auteur une façon de nous dire que le véritable Rwanda est en chacun de nous, quelque part en Afrique. De ce point de vue, le vieux sage, Simenon Habineza, qui tente lui aussi de comprendre plutôt que de condamner, illustre bien le projet de Boris Diop. Il s’agit ici de réhabiliter la mémoire des morts, mais dans une optique qui nous permettra demain de construire l’Histoire. Car comme l’écrit si bien Georges Bensoussan :  » La mémoire est sélective, et c’est pourquoi elle participe de l’enchantement. L’histoire est plus prosaïque et désenchantée. Le chemin qui mène de la mémoire à l’histoire résume le processus de sécularisation propre à la modernité politique. C’est pourquoi notre arme n’est pas la mémoire qui construit, déconstruit, oublie ou enjolive, mais l’Histoire seule.  »
Boniface Mongo-Mboussa

(1) Georges Bensousan, Auschwitz en héritage. D’un bon usage de la mémoire, Paris, Mille et une Nuits, 1998, p. 17.

L’Aîné des orphelins, par Tierno Monénembo, Seuil, 2000.

Comme Le Livre des ossements de Boris Boubacar Diop, L’Aîné des orphelins s’inscrit dans le cadre de l’opération Ecrire par devoir de mémoire parrainée par l’Association Fest’Africa et la Fondation de France. D’entrée de jeu, le titre fait mouche et annonce le deuil. L’aîné dont il est question ici, c’est Faustin Nsenghimana, âgé de 15 ans, rescapé miraculé d’une fusillade publique dans une église au Rwanda. Ayant assisté à la mort de ses géniteurs, Faustin s’enfuit de son village natal (Nyamata) pour Kigali. De vadrouille en vadrouille, il trouve refuge dans un petit abri de fortune dénommé QG par ses habitants. C’est là qu’il commet le crime qui le condamne à mort. Rentrant au QG à l’improviste après une absence prolongée, il surprend son voisin d’infortune Musinkôro avec sa sœur. Il l’exécute sur le champ avec son pistolet A son procès, Faustin fait montre d’une insolence manifeste : il est condamné à mort.
Comme chez Boris Diop, le texte de Tierno Monénembo est très pudique. La langue est sobre, très sobre même, le génocide est à peine mentionné et à peine décrit, hormis la scène de la fusillade dans l’église de Nyamata. Cette absence du génocide dans le texte renforce paradoxalement sa présence. Plutôt que de décrire les morts et les viols, Tierno nous donne à lire les conséquences de ces tueries macabres dans les consciences des survivants, notamment celles des adolescents, qui après avoir vécu l’indicible, versent sans le vouloir dans le cynisme pur. En refusant de condamner et de décrire l’horreur du génocide, Monénembo invite son lecteur à la méditation sur le sens de ce qu’Anna Harendt appelle la banalité du mal. Car le propre de la littérature, pour reprendre l’expression de Roland Barthes, est la question moins la réponse. Et la question que nous pose Tierno Monénembo sous forme de boutade réside dans l’épigramme du livre emprunté à Edmond Rostand :  » On tue un homme, on est assassin. On en tue des milliers, on est un conquérant. On les tue tous, on est Dieu. « . On pense irrésistiblement à Camus ou à Kafka, tellement l’absurde saute aux yeux.

Boniface Mongo-Mboussa

Rencontre avec Tierno Monénembo
Entretien enregistré à Caen, le 17 juin 1998.

Vos œuvres sont traversées par le thème de l’exil (vous peignez des personnages qui vivent en exil à Lyon ou à Abidjan, vous parlez de la fuite dans Les crapauds-brousse ou dans Un rêve utile). L’exil va même jusqu’à transformer certains de vos personnages, comme Kandia ou Râhie.

Quel sentiment nourrissez-vous à l’égard de l’exil ? Quelle définition pourriez-vous en donner ?

A l’intérieur de l’exil politique, il y a plusieurs sortes d’exil… Moi, je considère que l’artiste est toujours en position d’exil, que c’est un homme en porte-à-faux avec sa réalité sociale. Le pire ennemi de sa société, c’est le poète. On connaît les relations de Jean Genet avec la France…
L’exil, c’est aussi une tentative de libération, notamment dans Les crapauds-brousse : ce voyage vers l’extérieur, c’est un peu ce voyage en soi-même. C’est là, qu’au bout du compte, deux personnalités vont se réveiller : la personnalité de la femme, qui au départ est une potiche et qui se réalise et puis évidemment le fou qui finit par dominer tout le livre parce que c’est l’homme de la liberté, c’est le seul qui a le courage de sortir de la convention et de dire des choses justes et qui sortent du lot…
L’exil, c’est aussi une école, un apprentissage, c’est un lieu de transformation extraordinaire, c’est un lieu de fiction. C’est là qu’on rencontre énormément de choses différentes de soi, c’est là qu’on finit par se découvrir tout en découvrant les autres.
Maintenant… c’est aussi un lieu d’écriture parce que je suis un écrivain de l’exil, mon œuvre est née en exil. Je suis entièrement un produit de l’exil. Voilà donc comment je vois l’exil.

Et la notion d’exil intérieur… Elle est très présente dans les réminiscences, notamment dans Un rêve utile quand le narrateur se souvient de son pays natal…

C’est un lieu extraordinaire, très fécond pour la mémoire… Les réminiscences, tout ce qui s’est passé avant, toutes les odeurs dont on ne se souvenaient plus… Tous les petits détails de la vie passée reviennent en force. Je pense que la plupart de mes livres sont bâtis là-dessus, sur une espèce de vie antérieure qui constitue l’obsession permanente des personnages et qui est le lieu central du livre. C’est valable dans Un attiéké pour Elgass qui se passe autour d’un personnage qui a existé mais qui n’existe plus et qui, pourtant, est le plus présent… Comme dans Pelourinho…

Vous travaillez donc beaucoup sur cette notion de mémoire collective avec Koulloun qui, dans Les écailles du ciel, crée la cohésion autour d’un passé oublié…

C’est une mémoire brisée, une mémoire complètement en morceaux, en bribes… qui revient donc par borborygmes, par hésitations, par délits… Cette mémoire est toujours à refaire parce qu’elle n’est jamais complètement acquise.

Vous avez fait des études de sciences. Vous avez enseigner la biochimie à l’université de Caen. Comment arriviez-vous à concilier biochimie et littérature ?

Apparemment c’est très différent parce que la biochimie, c’est ce qu’on appelle formellement la science et que la littérature est ce qui peut être rangé dans le domaine de la poésie , du subjectif. Mais pour moi, c’est la même chose parce que la biochimie est une forme de littérature, c’est la littérature de la vie. La biochimie a aussi un alphabet : elle a 4 lettres avec lesquelles on écrit toute la vie. Il y a donc une convergence totale entre littérature et biochimie : la littérature décrit la société tandis que la biochimie décrit la vie en tant que phénomène, c’est plus profond, plus exact. Là, la moindre erreur est très grave…

Comment vous situez-vous par rapport à William Sassine qui pensait qu’  » être écrivain, c’est écrire en vain  » et Sony Labou Tansi qui disait  » J’écris pour réveiller les hommes  » ? Quel est votre conception du rôle de l’écrivain ?

C’est à la fois donner un sens à la littérature qui est cause, qui est engagement ( » réveiller les hommes « ). Et de l’autre côté, c’est montrer le désespoir qu’il y a à écrire dans le contexte africain : on sait bien aujourd’hui que l’écrivain africain est l’homme le plus réprimé d’Afrique, le plus marginalisé comme le suggère Sassine. C’est complètement vain, mais en même temps, il faut le faire. Sassine a toujours continué à écrire, malgré ça, il savait qu’il écrivait en vain. Il a dit ça parce qu’on n’a pas de public naturel. Ecrire chez nous, c’est vraiment avaler des couleuvres. C’est ce qui se passe en Algérie ou au Nigéria. Les écrivains guinéens sont exilés ou morts dans un exil intérieur extrêmement douloureux. Mais les deux ne sont pas antinomiques, il me semble. On sait que ça doit servir à quelque chose obligatoirement mais on sait en même temps qu’il faut vraiment s’y accrocher parce que ce n’est pas du tout évident. Mais en même temps, ce n’est pas seulement en Afrique, je pense que c’est un peut partout. On écrit toujours en vain, la littérature n’a jamais servi de leçons, dans le monde entier.

Dans une interview accordée à Notre Librairie, le journaliste parlait d’une veine labou tansienne à propos de votre roman Les écailles du ciel, en établissant notamment une analogie entre le fantôme de Sibé et celui de Martial, fantômes étrangement muets. Vous répondiez que Sony ne vous avez pas influencé. Est-ce que vous pouvez m’en dire plus à ce sujet ?

On est très différent : l’itinéraire est différent et les obsessions littéraires ne sont pas exactement les mêmes. On a voulu nous associer parce qu’on a publié en même temps, parce qu’on est de la même génération. On a créé comme ça une espèce d’école qu’on a appelé « Génération 47 » : on a dénoncé les dictatures mais on est très différent.
Sony, je crois, est un écrivain de la chair, c’est un écrivain animiste. Chez moi, il y a plus de distance : j’ai des problèmes avec l’histoire. Apparemment chez Sony, l’histoire est absente, c’est la vie réduite à son degré le plus primaire ; ce qui est assez formidable au niveau du roman. Il n’accorde pas de fait civilisationel à l’être humain : la vie, c’est tout de suite la barbarie collective au maximum. Tout le monde est carnivore, tout le monde est cannibale, Blancs ou Noirs, tout le monde se dévore. J’accorde, moi, un minimum de présence à l’histoire, même si j’ai des problèmes avec cette histoire-là.

Dans Les écailles du ciel, vous faîtes dire au griot Wango :  » on ne tue pas la parole  » (p. 65). Pourtant, vous peuplez cet univers d’ombres et de fantômes muets. Pourquoi ? Reflet d’une désintégration sociale ?

Lorsque la parole est interdite, lorsqu’elle est confisquée, ce sont évidemment les êtres extraordinaires qui la ramènent, qui la récupèrent et la font revivre. C’est valable pour tous les romans africains : Martial chez Sony, le fou chez moi, ou Cousin Samba qui ne dit pas un mot de tout le roman. J’ai fait ce pari d’inventer un personnage principal qui ne dit pas un mot. Mais la parole est là, elle est présente malgré l’Apocalypse : tous les hommes peuvent mourir, mais la parole reste là comme si elle habitait le monde. Il y a l’écho qui dira certainement la fin du monde. C’est un peu cela qui se passe dans Les écailles du ciel.

Les personnages que vous peignez sont souvent des êtres perdus, plus tournés sur leur passé que sur l’avenir (comme Leda ou Innocencio ou le narrateur d’Un rêve utile, parfois même, ils subissent plus leur destinée qu’ils n’agissent comme le personnage de Samba.) On a l’impression d’une sorte de fatalité qui pèse sur vos personnages comme s’ils ne pouvaient plus se projeter dans le futur, comme s’ils n’avaient de futur. Est-ce que vous pensez qu’un jour, ils en seront capables ?

Ils ne s’en sortiront que le jour où ils auront réglé le problème de la mémoire, justement. Mes personnages sont obsédés par la mémoire parce qu’ils vivent, tous, un passé lourd et insupportable, un passé difficile à porter sur les épaules. Ils savent bien qu’ils ne peuvent pas aller de l’avant sans avoir réglé ce passé, ce qu’ils n’arrivent pas non plus à faire. Mais ce passé revient de façon tout à fait obscure, sinueuse… Ce sont des brumes à travers lesquelles il y a parfois des moment d’éclaircies. La rupture généalogique est évidente dans mes livres, notamment dans Pelourinho, parce que je pense que l’histoire de l’Afrique depuis cinq siècles est une histoire de mémoire, de généalogie. Tant que nous n’aurons pas réglé ce problème de la mémoire, il sera impossible d’aller de l’avant. Malheureusement, je ne pense pas que les gens s’occupent beaucoup du problème de la mémoire, chez nous. La mémoire est, tous les jours, falsifiée, elle est tous les jours confisquée…

Et vous pensez que la littérature a ce devoir de mémoire, qu’elle doit ressusciter le passé ?

Absolument…

Et l’intellectuel africain n’échappe pas à cette vision assez noire de la situation de l’Afrique : vous faites un portrait de l’intellectuel africain pas très encourageant, dans Les crapauds-brousse, par exemple. Diouldé et ses amis parlent beaucoup mais sont incapables de réagir contre l’étau de la dictature qui se resserre autour d’eux, et même de prendre position.

Je pense que ce qu’on appelle l’intellectuel africain est une pauvre chose. Sartre a dit, en 1947, que l’intellectuel africain est un  » mensonge vivant « , dans une préface à L’anthologie nègre, Orphée noir. J’ai l’impression que c’est effectivement  » l’intellectuel africain  » qui est le problème. Dans Les crapauds-brousse, c’est ce qui se passe : ce qui devait être la solution devient le problème. Les  » intellectuels africains  » sont des sous-produits occidentaux, il sont complètement impuissants devant leur propre réalité. Ils racontent du  » bla-bla  » universitaire qu’ils ont appris, plus ou moins par hasard, dans des amphithéâtres et auquel il ne comprennent pas grand-chose. Ils ne maîtrisent pas parfaitement les concepts. A partir de concepts occidentaux, on aurait pu  » reconceptualiser  » l’Afrique, malheureusement, on n’y arrive pas parce que l’intellectuel est incapable d’abstraire sa propre réalité.

On constate dans vos œuvres une forte présence de la maladie, de la mort : vos personnages sont hantés par la mort (le fantôme de Sibé refait des apparitions dans la vie de Samba), la frontière entre le monde des vivants et celui des morts s’estompe, les villes pourrissent de l’intérieur, ravagées par l’eau… Comment l’expliquez-vous ?

Ce sont les morts qui portent la véritable mémoire, les ancêtres… Et cet ancêtre, aigri par l’histoire, déçu par sa progéniture, revient de façon très amère, très violente contre sa propre progéniture. Il y a un titre de Kateb Yacine Les ancêtres redoublent de férocité… Et je pense que ces ancêtres-là ont raison parce qu’ils ont l’impression d’avoir été trahis. Ils reviennent donc, puisque les vivants sont incapables de prendre en charge l’histoire et la mémoire, leur rappeler leur droit. Ces fantômes aimeraient remplacer les vivants…

Mais en même temps, on a l’impression que vos fantômes (Sibé comme Lourdes) qui restent étrangement muets ne peuvent plus faire que des gestes pour essayer de se faire comprendre des vivants, comme s’il n’y avait plus de communication entre les deux mondes…

Il n’y a plus de communication, c’est quelque chose de rompu… J’ai parlé déjà de cette rupture de la généalogie parce que même la réminiscence n’arrive pas à régler les choses… Elles sont tellement confuses dans la tête de Samba qu’il ne peut pas les régler. Il est donc plutôt prédisposé à subir les choses qu’à les régler.
Maintenant il y a le problème de ce que tu appelles la ville… Mais il ne s’agit pas de ville… En fait je n’ai jamais vraiment parlé de ville sauf peut-être avec Abidjan, dans Un attiéké pour Elgass. Sinon, j’ai toujours parlé des bidonvilles qui, pour moi, sont l’avatar sociologique de l’Afrique, de ce que j’appelle les pays du Tiers-Monde. Je pense que c’est là que les choses sont en train de se faire, c’est là que la modernité arrive par le biais du système informel, du bricolage, de la débrouille, de la recréation de la parole, de la création d’un système de vie nouveau qui n’est plus un mode de vie villageoise. Ce n’est pas non plus ce qu’on a pu appeler un mode de vie urbaine… C’est là que les chose se préparent de façon très confuse, très brutale, très violente, très dramatique… Et je décrits souvent la moiteur des Tropiques à l’extrême, l’humidité, la misère, la saleté, le bruit, les odeurs qui sont caractéristiques de tous les quartiers populaires d’Afrique ou du Brésil. Je pense que c’est là que l’homme nouveau africain est en train de se faire…

Et la folie ?

Les fous, c’est curieux, sont présents dans tous les livres africains, d’Afrique Noire comme du Maghreb. c’est un des personnages clés du roman africain et à la limite, on ne peut pas y échapper, je ne sais pas pourquoi… Dans L’aventure ambiguë, dans beaucoup d’autres choses… parce que la réalité est en elle-même folle : la répression, la censure étant très présentes, on donne souvent la parole au fou . On fait du fou l’intermédiaire : c’est par lui que la parole arrive, c’est par lui qu’on a réécrit des choses qui, ou ne sont pas admises par le commun des mortels (par la convention sociale) ou par le système politique…

Et même chez Sony Labou Tansi, dans un de ses livres, L’anté-peuple, ce sont les fous qui organisent la rébellion…

Le fou, d’abord, il a la liberté, il a le courage, l’audace de dire des choses que personne d’autre n’oserait dire. Et à la limite, on le lui permet parce qu’on dit à son sujet :  » Mais c’est un fou, laissez-le. « 

Votre œuvre est traversée par la parole populaire. Généralement, c’est une parole salvatrice, qui fouille dans la mémoire de la collectivité. Pourtant, dans Un attiéké pour Elgass, la parole devient meurtrière (elle aboutit au suicide d’Ijatou). Pourquoi ce changement ? Qu’avez-vous voulu dire par-là ?

C’est encore un moyen de célébrer la parole dans ce qu’elle a de fort : elle peut à la fois créer et tuer, créer et anéantir. D’ailleurs on dit souvent qu’on peut tuer un ennemi par la parole ; par des formules magiques, on peut tuer et atteindre quelqu’un comme une balle atteint le cœur de l’individu.
Il y a autre chose aussi… C’est un universitaire français qui m’a fait découvrir ça, il n’y a pas longtemps à l’université de Varsovie, en me présentant comme un écrivain de la rumeur. Mais moi, je ne l’avais pas vu et je pense que c’est très vrai : tous mes romans sont construits autour de la rumeur, cette part  » d’à peu près  » des choses qui finissent par créer une histoire, une tragédie comme par exemple la mort absurde d’Escritore, victime d’on ne sait pas trop quoi, victime d’une faute collective très imprécise, d’une culpabilité… la culpabilité originelle, le péché originel…

La mémoire imprègne toutes vos œuvres, comme on disait tout à l’heure, avec Koulloun et Escritore qui ravivent le passé de la collectivité. Et dans le même temps, ceux qui ne se souviennent pas sont des ombres. Bandiougou, quand il se met à parler de son passé, recouvre  » une des clés essentielles de sa mémoire « , il retrouve son identité.

L’amnésie est un lien éthylique. Il y a une espèce d’union très mince qui fait que tout d’un coup cette douleur, ce passé complètement chaotique revient, encore une fois, par bribes…


Toutes les œuvres que vous avez publiées sont des romans où la parole occupe une grande place. N’avez-vous jamais été tenté par le théâtre ou même la poésie ?

Ah si, j’ai négligé ça mais je crois que je vais faire du théâtre. C’est vrai que tous mes romans contiennent du théâtre, notamment Un attiéké pour Elgass qui est une pièce de théâtre. Je mélange les genres ; ce qui est aussi caractéristique du roman africain. Chez nous, on ne met pas l’entrée, le plat de résistance… Tu trouves tout dans le couscous… (Rires)
C’est comme le riz africain, tu as tout dedans…
Mes livres sont à la fois du théâtre, de la poésie et du roman…

Il n’y a qu’à voir les évocations de la nature quand le fleuve parle dans Les écailles du ciel… ou les chansons populaires qui ponctuent l’enfance de Leda et de Lourdes dans Pelourinho, les traditions qui reviennent…

Oui, on mêle tout ça…

Dans votre œuvre, la communauté africaine est très présente. Un livre, cependant, diffère, c’est Pelourinho qui se passe au Brésil. Qu’est-ce qui vous a poussé à partir au Brésil ? Et comment rattacheriez-vous ce roman aux autres ?

J’ai toujours été hanté par les Amériques Noires. C’est dû au fait que, quand j’étais gosse, après l’indépendance de mon pays, j’avais 11 ans et j’ai vu des cars et des cars de Noirs américains venus dans mon village en train de pleurer. Ils étaient venus voir la tombe d’un fils de roi peul qui était enterré là, qui avait résisté contre les Français. J’ai demandé à ma grand-mère ce que c’était et elle m’a répondu que c’était des Noirs qui avaient été vendus, il y a longtemps, et qui revenaient retrouver leur pays. Voilà donc comment ça s’est passé… Et cette image m’est restée…
Et puis le Brésil m’a toujours attiré énormément. J’adore la littérature et la musique brésilienne, j’ai connu des amis qui avaient vécu au Brésil… Il fallait que j’y aille et que j’écrive un livre sur le Brésil… Mais je ne savais pas quel livre j’allais écrire. J’ai vécu 6 mois à Bahia et je suis revenu, ici, à Caen où j’ai fait ce livre. C’était une espèce d’appel à une autre partie de la mémoire africaine qui est la mémoire noire-américaine. Je considère que cette mémoire est collective, commune. On ne peut pas la régler d’un côté et puis d’un autre côté seulement. Il me semble, comme je l’ai dit, qu’il faut rabibocher le Noir et on ne peut pas le faire d’un seul côté de l’Atlantique.

Et au départ, est-ce que vous aviez cette idée de faire un livre autour de deux personnages qui se répondent d’un chapitre sur l’autre, dans une sorte de dialogue sur cet homme mort qu’est Escritore ?

Ce que je voulais d’abord, c’était exprimer Bahia dans son histoire, sa mythologie, dans tout le fouillis racial, génétique, historique, culturel, culinaire, archéologique et architectural que constituait cet endroit. Et je ne voulais surtout pas l’écrire comme Jorge Amado aurait pu écrire ce livre, je voulais le faire de l’intérieur parce qu’il fallait que quelque chose émerge vraiment de l’intérieur de Bahia. J’ai donc créer deux personnages bahiannais, l’un qui est chargé de raconter la part apparente, prosaïque et visible de Bahia et l’autre la part souterraine, oubliée, amnésique, onirique… Leur deux paroles tourne autour de cet écrivain africain qui est mort dès le début…

Escritore est une ombre, il est un peu cette rumeur dont vous parliez tout à l’heure : on ne le connaît que par l’intermédiaire de vos deux narrateurs…

Exactement…

Et les rapports entre Leda et Innocencio…

C’est la rupture généalogique : Leda est la mère d’Innocencio. C’est aussi le mythe d’Œdipe parce qu’il l’a rendue aveugle sans savoir que c’est sa mère. Cette rupture généalogique totale… c’est le dérèglement total de l’histoire parce que cette femme, Leda, qui avait fait le projet de se marier avec un Anglais, part en Angleterre et donne naissance à un enfant qui se trouve être noir et qui marque la rupture… la trahison avec Robby.
Et puis l’autre dérèglement généalogique, c’est que Innocencio croit que Ignacia (Mae Grande) est sa grand-mère alors qu’elle est, en réalité, la copine de sa grand-mère qui est morte…

Et en même temps, comme si la boucle se bouclait, Innocencio porte le même nom que l’esclave dont parle Leda quand elle se met à évoquer le passé du  » Pelourinho « …

Oui… il porte le nom de cet esclave qui est certainement un ancêtre du grand-père de Ignacia…

En quoi vos livres ont-ils modifié votre regard sur l’Afrique ?

En parlant beaucoup de petites gens, je me suis rendu compte que la véritable Afrique, c’est celle-là, l’Afrique populaire. Mes livres me l’ont fait découvrir. Ils m’ont fait aimer et m’ont réconcilié définitivement avec cette Afrique populaire… Quand je vais en Afrique, je suis incapable de manger dans un restaurant normal… Il me faut du bruit avec de la musique, quelque chose de fou… avec des gens qui racontent n’importe quoi, qui n’ont pas de projet sérieux, mais qui sont formidables, qui te donnent des instants extraordinaires… Il y a de la vie… Je préfère ces gens à la misérable élite politique intérieure, qui est là mais qui n’a rien à t’apporter, à part des climatiseurs et des costumes Pierre Cardin… (Rires)

Dans vos œuvres, l’écriture emprunte à tous les pays que vous avez traversés : Brésil, Afrique, France. On a l’impression que c’est une écriture qui abolit les frontières…

Et en même temps… j’ai l’impression que chaque lieu contient sa propre écriture. On ne peut pas parler de deux lieux différents avec la même écriture : je ne peux pas parler d’Abidjan comme je parle de Bahia. La même langue ne marcherait pas… Ce n’est pas possible. Abidjan a sa propre langue, son propre ton, son propre style… Bahia aussi. J’ai utilisé un peu, dans les deux cas, le parler populaire des deux villes : l’humour abidjanais et puis le parler extraordinaire de Bahia…

En même temps, on a l’impression que c’est une sorte de  » pied de nez  » à la langue française…

Académiquement définie… parce que ce qu’on appelle la langue française… ce n’est même pas une langue, ce sont des règles… (Rires)
A Lyon, il y a un parler lyonnais. Quand tu parles avec des gens dans les bars, ici, en France, il y a une âme… C’est extraordinaire, ça t’apprend quelque chose, ça te fait vivre. Maintenant, plus personne n’écrit en suivant la norme académique, c’est une langue qui ne sert à rien… sauf peut-être à faire des dictionnaires…

Votre écriture fait passer tout un mélange de cultures, on est un peu en Afrique, un peu au Brésil, un peu en France…

Oui, mais par exemple, dans Un rêve utile, je fais de l’ironie… Beaucoup de gens pensent que les formules, les trouvailles que j’utilise dans ce livre sont des trucs complètement africains… Ce n’est pas toujours vrai, ce sont parfois des expressions typiquement lyonnaises. Et j’aime beaucoup faire ça : quand on croit que c’est très africain, c’est lyonnais et quand on croit que c’est lyonnais, c’est très africain… C’est un transfert d’images parce que je crois qu’on en peut pas traduire littéralement une langue dans une autre, ce qu’il faut faire, c’est traduire des images… pour traduire la manière de voir le réel présent… Et là, tu trouves des points de jonction qui peuvent être intéressants.

Quels sont les écrivains qui vous ont marqué, quand vous les avez lus ?

Il y a d’abord Rabelais. C’est très curieux parce que tous les Africains vous diront les mêmes écrivains. Rabelais et Céline… ce sont des gens auxquels s’intéressent naturellement les écrivains africains : l’un n’a pas de problèmes avec la langue française puisqu’il la l’a fondée en quelque sorte et l’autre en a… Céline a des problèmes avec la langue française, il la détruit, il la recrée… Et nous aussi, nous avons des problèmes avec la langue française… C’est troublant, c’est dangereux, c’est bizarre… Il faut trouver la distance nécessaire, le pôle d’attaque, il faut voir comment utiliser cette langue, comment la vaincre. On a envie de la bousiller, quelque part, de l’effacer de nous.
Il y a aussi les littératures fondatrices de la modernité qui sont des littératures jeunes, émergentes, comme la littérature américaine… Faulkner… La littérature irlandaise avec James Joyce… qui sont des sortes de sociétés en voie de constitution, qui sont en train de se faire, qui ont envie d’avoir leur propre mot à dire sur la réalité du monde.
On remarque aussi une chose, c’est que tous ces écrivains-là ne sont pas des écrivains complètement aboutis, ils ne sont pas complètement arrivés au niveau total de l’écriture. Ils sont encore habités par la parole. Il y a le transfert, le va-et-vient permanent entre parole et écriture ; ce qui est le propre de l’Africain. Ce n’est pas encore l’écrit comme on peut le trouver dans le Nouveau Roman où l’écriture est devenue autonome en quelque sorte, où elle se suffit d’elle-même, à la limite.
Les latino-américains, comme Garcia Marquez, Jorge Amado, Asturias, Vargas Llosa, Carpentier, Octavio Paz…, nous ont également influencés. Je trouve en eux une filiation : ils nous ont décomplexés, ils nous ont renvoyés à nous-mêmes parce qu’ils ont dit très tôt que la part européenne ne leur suffisait pas, qu’ils étaient à la fois Blancs, Indiens et Noirs. Ils se sont alors tournés vers les légendes indiennes, les légendes nègres et les voyages des marins européens. Ils ont crée une littérature d’eux-mêmes, ils ne copient plus les Victor Hugo, les Balzac…

Quels sont vos projets en cours, actuellement ?

Je fais un travail sur les Peuls. J’ai 3 livres à faire dessus. Mais là, je fais plutôt de la documentation même si j’ai commencé à écrire le premier livre que je dois rendre fin Novembre. Je pars de l’Antiquité jusqu’au 19ème siècle et je décris les mouvements de ce peuple qui est une de synthèse…

Et, c’est sous forme de roman ?

Oui, un roman… L’histoire, je la laisse aux historiens (Rires) même si je me documente beaucoup. Sur Bahia, je me suis énormément documenté mais j’ai digéré la documentation… Elle ne se sent pas dans le livre. Et pourtant, chaque fait renvoie à une histoire précise de Bahia…

Questions de vocabulaire

Je voulais aussi vous poser quelques questions sur certains mots que vous employez dans vos livres. Quel est le sens de  » Alakabo  » ?

Ça veut dire  » Dieu est grand « . Je me souviens très bien de cette histoire : c’est un copain à nous qui a inventé ce mot. Dans les années 60, il y avait à Conakry, ce qu’on appelle les  » Milles Kilos  » – c’étaient des estafettes qui servaient de transport en commun – et sur l’une d’entre elles, était écrit  » Alakabo  » (Dieu est grand). Toute la ville s’est alors mise à appeler ces estafettes des  » Alakabos « . Voilà comment les mots naissent…


La baraya ?

C’est un pantalon bouffant, le pantalon folklorique africain. C’est typique des danseurs, des flûtistes guinéens.

Takoulata ?

Ce sont des boules de manioc qu’on vend sur les marchés et que les gosses adorent. J’ai même oublié comment ça se fait exactement, mais ce sont des souvenirs d’enfance. Je n’en vois plus aujourd’hui…

 

 

 

propose recceuillis par Eloise Brezault

Véronique Tadjo, L’Ombre d’Imana, Paris, Actes-Sud.

“Même s’il passe ses journées ailleurs, Dieu revient chaque nuit au Rwanda.” Ce proverbe qui ouvre le livre de Yolande Mukagasana : La Mort ne veut pas de moi (Editions Fixot, 1997) montre à quel point la relation du peuple Rwandais à Dieu est quasi charnelle. C’est sous l’Ombre de ce Dieu baptisé Imana par les Rwandais que Véronique Tadjo place son livre – un titre insolite, voire ironique dans la mesure où ce Dieu auquel tout un peuple s’identifie s’est “brutalement retiré” du Rwanda au moment du génocide. Une ironie renforcée par le sous-titre du livre : voyages au bout du Rwanda qui évoque le célèbre roman de Céline, Voyage au bout de la nuit – une parenté paratextuelle qui renvoie aussi à une identification thématique car, de même que Céline fustige la déshumanisation de l’être dans la grande boucherie de la première guerre mondiale, Véronique Tadjo décrit ici le degré zéro de l’humain. Mais alors que le livre de Céline débouche sur un pessimisme noir, celui de Tadjo se veut malgré tout un chant d’amour, comme l’illustre la photo de Catherine Millet en couverture, où deux enfants (Hutu et Tutsi ?) s’embrassent fraternellement.
On retrouve cette fraternité revendiquée dans le chapitre La colère des morts. Cet épisode raconté par un devin met en scène l’errance de ceux qui, décédés de façon violente, viennent crier aux oreilles des vivants leur solitude. Véritable morceau d’anthologie, ce passage résume le livre, puisqu’il tente d’abolir la frontière habituelle placée entre la mort et la vie, donnant ainsi une certaine dignité aux morts. On pense irrésistiblement aux Morts qui ne sont pas morts de Birago Diop. Mais Véronique Tadjo va encore plus loin car elle ne se contente pas de réhabiliter la tradition africaine qui croit à la survie de l’âme des morts : elle demande aux morts de pardonner aux vivants leur inhumanité. “Nous supplions les morts de ne pas accroître la misère dans laquelle le pays se morfond, de ne pas venir tourmenter les vivants même s’ils ne méritent pas leur pardon. Nous leur demandons de reconnaître notre humanité même si nous sommes faibles et cruels. Nous avons sali la terre, saccagé le soleil. Nous avons piétiné l’espoir. Néanmoins, nous demandons aux morts de ne point se venger. De ne point nous maltraiter en envoyant un essaim de démons sur nos têtes.” Il y a dans ces lignes une dimension christique qui fait du livre de Tadjo un immense hymne à la Vie.

Boniface Mongo-Mboussa

L’ombre d’Imana, Voyages jusqu’au bout du Rwanda,
de Véronique Tadjo (Actes Sud, 2000).
Analyse de Eloise Brezault.
« C’est à force d’oublier qu’on perd la mémoire (…) ! » Ces quelques mots écrits par Tierno Monénembo dans un Un rêve utile, pourraient illustrer parfaitement la thématique du dernier livre de Véronique Tadjo, L’ombre d’Imana. Voyage jusqu’au bout du Rwanda. Peut-on faire abstraction de son passé et rester un individu à part entière ? Peut-on volontairement perdre la mémoire et vivre dans le seul présent pour oublier toutes les souffrances endurées ? Tierno Monénembo ajoute à ce sujet :
« Oublier est une manière d’extase. La damnation en vérité, c’est cette insupportable mémoire. »
La mémoire serait-elle cette « damnation » qui empêche les hommes de vivre pleinement dans le présent ? Telles sont les questions que se pose Véronique Tadjo au sujet des Rwandais qui ont survécu au génocide de 1994. Partie pour « exorciser le Rwanda » (p.13), l’écrivain sonde les âmes d’un pays meurtri par la guerre et la barbarie.
« Les vestiges de la guerre sont rares dans la ville mais les mémoires foisonnent d’images empoisonnées. Sans tambour ni trompette, la majorité des êtres portent sa déchirure dans l’âme et trouve encore l’incroyable force de vivre le temps ordinaire qui reprend : les montres ont été remises à l’heure, les calendriers raccrochés aux murs, les livres ramassés dans la poussière, les photos retrouvées et recollées, sorties du passé et de l’oubli. » (p.21) La vie quotidienne reprend son cours. Les gens se réapproprient les gestes banals de l’existence. Mais, comme le note si bien Véronique Tadjo, « La vérité se trouve dans le regard des hommes. Les paroles ont si peu de valeur. Il faut aller sous la peau des gens. Voir ce qu’il y a à l’intérieur.
Le mal change de tactique et de champ de bataille. Il surgit là où nous avons baissé la garde. » (p.21)
L’auteur nous mettrait-elle en garde contre les abus de l’oubli dangereux pour la santé morale d’un pays ? La vie a repris son cours mais les fantômes du passé reviennent hanter le présent. La tragédie est toujours d’actualité, la plaie toujours ouverte et les remèdes difficiles à trouver. Véronique Tadjo nous invite à méditer sur ce « mal » qui nous concerne tous ! Elle poursuit son voyage jusqu’au bout du cauchemar et nous laisse aux prises avec la réalité. Son récit emprunte pour cela la forme du journal de voyage, journal intimiste où le « je » de l’écrivain côtoie la parole des hommes et des femmes venus témoigner, telles les paroles de « la jeune zaïroise qui ressemblait à une Tutsie » (p.100). Véronique Tadjo laisse cette jeune femme s’exprimer avec ses mots. Des mots de la rue. Des mots parlés. La jeune zaïroise exorcise à son tour ses souvenirs et revit chaque moment douloureux de son existence passée. Elle revit la mort de son fils, tué devant ses yeux, elle revit la mort de son mari, tué près d’une barrière, elle revit le moment où, elle aussi, a failli mourir :
« Quand j’ai entendu des hommes entrer dans la maison j’ai compris qu’enfin j’allais finir ma souffrance puisque je savais qu’ils vont me trouver et qu’ils doivent me tuer. » (p.104)
Le passé est aboli par la parole, seul compte le présent de la mort imminente, de la mort voulue et souhaitée. Cette femme ne peut pas oublier ce qu’elle a vu et cela ronge son existence. Ses morts reviennent la hanter :
« jusqu’à aujourd’hui je ne peux pas oublier ce cadavre, même à présent je ne peux pas rester toute seule dans une maison, si quelqu’un touche la porte, il faut que j’écoute rapidement et que j’arrête ce que je fais parce que j’ai peur de tout ce que j’ai vu. » (p.106)
Véronique Tadjo donne la parole à ces hommes et ces femmes qui ont traversé l’épreuve de la mort. Son écriture a cela de particulier qu’elle mêle témoignages et récit de voyage. Mais son journal ne se contente pas seulement de faire parler les vivants, il donne aussi la parole aux morts dans un chapitre intitulé « La colère des morts » :
« Le mort frappait aux portes et aux fenêtres, mais elles ne s’ouvraient pas. Il criait : « Pourquoi m’abandonnez-vous ? Je suis maintenant cadavre et vous ne me reconnaissez plus. Ne sentez-vous pas ma présence parmi vous ?  » (p.55)
Par cette incursion dans le monde de l’invisible, l’écrivain pose le problème de la culpabilité et de l’identité. Les vivants ont peur de ces morts qui leur rappellent les souffrances endurées. Et les morts ne peuvent trouver le repos éternel sans être pleurés par les hommes, symbole même du pardon accordé. Le lien entre les deux mondes est rompu, il n’y a plus d’écoute. Les morts reviennent hanter le monde des vivants telle une damnation : bien qu’ils incarnent un souvenir douleureux que les hommes veulent oublier, ils sont, pourtant, les racines du pays, ils portent en eux la mémoire collective du pays des milles collines. En niant leurs morts, les hommes remettent en question tout l’équilibre de leur société :
« Il faut leur demander de nous livrer les secrets de la vie qui reprend le dessus, puisqu’il n’y a que les vivants qui puissent ressusciter les morts. Sans nous, ils ne sont plus rien. Sans eux, nous tombons dans le vide. » (p.57)
Cette réflexion sur la mort est également au coeur du dernier roman de Koulsy Lamko, La phalène des collines : l’esprit d’une Reine violée par un prêtre pendant le génocide de 1994, revient, sous la forme d’un papillon, hanter le monde des vivants, pour crier sa douleur avant de trouver le chemin du pardon dans le rituel de l’ensevelissement. Véronique Tadjo ajoute à ce sujet :
« Il faut jeter à terre tout le mal qui a été fait afin que les défunts puissent dormir en paix et que la vie s’allège du poids de notre culpabilité. » (p.58)
Le pardon semble donc une étape essentielle dans le chemin de la reconstruction pour « exorciser le Rwanda » et tenter de tourner la page. Et l’écrivain a son rôle à jouer dans cette entreprise de deuil collectif.
« Que mes yeux voient, que mes oreilles entendent, que ma bouche parle. Je n’ai pas peur de savoir. Mais que mon esprit, au grand jamais, ne perde de vue ce qui doit grandir en nous : l’espoir et le respect de la vie. » (p.20) Véronique Tadjo est devenue cette voix polyphonique qui relate les souffrances d’autrui : par sa bouche, ce sont des hommes et des femmes qui témoignent. A elle de choisir la forme la plus appropriée pour dire la douleur. Et cette forme ne peut s’enfermer dans une classification particulière : tour à tour récit de voyage puis témoignage, elle prend par la suite des allures de nouvelles. Véronique Tadjo disait d’ailleurs à l’occasion d’un entretien :
« Je suis à la recherche d’une manière de dire, d’une forme qui n’est pas nécessairement celle qu’on pourrait attendre de la littérature européenne. (…) Je pense qu’il faut trouver notre manière de dire, sans être trop influencé. »

L’auteur a trouvé ici sa manière de dire le génocide : elle nous donne à lire des bribes d’existence, elle nous fait entrer dans l’esprit d’hommes et de femmes par le truchement de monologues intérieurs. Subtil mélange d’imagination et de témoignages ! Elle intercale la petite histoire dans l’Histoire, et les anecdotes ont une portée beaucoup plus grande qu’une simple explication sur les causes du massacre. Véronique Tadjo nous donne à voir des hommes et des femmes dans leur pudeur, dans leur faiblesse, dans espoirs, dans leur quotidien comme pour nous signaler que la vie continue, même après l’horreur ! Elle décrit le Rwanda comme elle peut le percevoir avec son regard extérieur mais peu à peu, sa perception de l’espace géographique se fait plus acerbe, plus pointue : elle s’éloigne du simple récit de voyage pour entrer dans la vie même des gens.
« Comprendre. Disséquer les mécanismes de la haine. Les paroles qui divisent. Les actes qui scellent les trahisons. Les geste qui enclenchent la terreur.
Comprendre. Notre humanité en danger. » (p.135)
Tels sont les derniers mots de son épilogue.
Ce premier voyage jusqu’au bout du Rwanda se construit comme une galerie de portraits tous aussi différents les uns des autres afin mieux montrer la complexité du génocide : la justice n’est pas simple à rendre car l’âme humaine, trop complexe, ne peut se satisfaire d’une seule vérité. C’est un des thèmes essentiels de son oeuvre, déjà présent dans un livre précédent Le royaume aveugle :
« Savoir se dépouiller de sa peau usée, de ses habitudes malades. Regarder, écouter, toucher. Accepter, refuser, construire enfin.
A chaque siècle, renaître et mourir. A chaque siècle et même à chaque instant. »
Véronique Tadjo, dans L’ombre d’Imana, regarde, écoute et refuse les stéréotypes. Elle veut comprendre, elle veut rétablir la vérité. Comme beaucoup d’intellectuels africains, elle s’est mobilisée pour dire les manipulations politiques et médiatiques passées sous silence : elle raconte une histoire qui concerne « notre humanité en danger », comme elle le souligne si bien. Après avoir traversé l’épreuve de la mort, le pays aux Milles Collines va renaître de ses cendres. Cela prendra du temps, certes, mais peut-être que l’exorcisme de l’écriture aidera à pardonner. C’est du moins ce que laisse sous-entendre l’auteur qui voue en la vie un espoir sans limite.

Eloïse Brézault

 

Entretien avec Véronique Tadjo
Entretien réalisé à Londres le 22/05/2000

Dans votre dernier livre, vous dépeignez la relation amoureuse au sein d’un couple qui a perdu, en quelque sorte, ses points de repère. Les personnages sont réduit à leur minimum : un nom, une vague description physique. Ce qui compte, ce sont leurs voix intérieures, ce sont ces mouvements imperceptibles de l’âme qui font que ces personnages ont une existence à nos yeux. Pourtant, un détail m’a frappée : c’est qu’il y a rarement de réelles conversations, plutôt des monologues comme s’il n’y avait plus de communication entre eux. Comme si l’amour avait tué cet échange de paroles. Est-ce que l’amour a tué la communication ?

Non, ce n’est pas ça… Je crois que c’est comme ça que je suis : c’est plutôt à l’intérieur des personnages que j’aime me promener. Et c’est pour ça, par exemple, que je n’ai pas encore touché au théâtre parce qu’il faut avoir une oreille et entendre. Moi, j’entends les choses intérieurement et donc ça se traduit comme cela dans mon écriture. C’est la même chose dans mon livre sur le Rwanda, vous le verrez : c’est aussi un voyage intérieur finalement. C’est comme cela que je fonctionne.

La femme se sent déracinée, l’homme a de plus en plus de mal à supporter les injustices de son pays. Au début du livre, Aimée de penser : « Son exil s’était transformé en lieu habitable. » (19). Mais elle ajoute plus loin : elle « avait toujours su qu’elle partirait un jour, qu’elle arracherait ses racines et qu’elle irait là où personne ne l’attendrait. Elle avait toujours su qu’elle trahirait. » (31)
Est-ce cela la définition que vous donneriez de l’exil intérieur : être à la fois dans le monde mais se sentir hors du monde ?

C’est l’exil mental. Oui… mais c’est aussi l’exil physique. Partir, c’est toujours une déchirure. Et quelque part, c’est aussi une trahison parce qu’on laisse les gens là où ils sont. On espère qu’ils vont tout faire pour nous garder une place et qu’on pourra revenir quand on veut. L’exil est à la fois dans la tête et dans le corps…

Dans Le royaume aveugle, le peuple a le choix entre brûler ou se régénérer ? Et dans ce livre, l’Amour permet aux hommes de se régénérer, « trouver la force de changer ; de repartir à zéro, d’annuler le passé encombré d’erreurs et de ratures multiples. » (59) Pourtant, avant, les hommes « se noieront dans leur propre angoisse (…), ils se mettront à tourner sur eux-mêmes et à hurler dans l’air calciné« . (58)
L’amour doit-il se brûler avant de se régénérer ?

Non… C’est comme la vie est… Partout où il y a une révolution, où il y a quelque chose d’extraordinaire qui se passe, qui fait qu’un ordre établi se renverse, c’est le chaos total. On peut espérer que de cela va renaître quelque chose, mais bien souvent, il faut détruire pour construire et c’est cela qui est terrible !

Aimée comme Eloka sont deux personnes révoltée contre le monde et ses injustices. Et à un moment donné, Aimée se regarde dans le miroir et prend une résolution : « Quoi qu’il arrive, je ne peux m’arracher la peau, les cheveux, les dents. Je ne peux renier ma nature profonde. Seule l’histoire me façonnera. Je refuse l’intimidation. » (42)

Il y a un lien entre les personnages et l’histoire. L’histoire façonne les personnages, les personnages essaient d’avoir un impact sur l’histoire. C’est un va-et-vient constant. Mais par exemple, je crois que, dans Le royaume aveugle, on retrouve cette situation chaotique, mais cette fois-ci à l’intérieur même des personnages… Quand ils se rendent compte de tout ce qui va mal en Afrique, de tous ces maux, leur situation devient cauchemardesque. C’est très difficile pour l’amour de pouvoir alors survivre…

Un mal-être chronique ronge vos deux personnages : ils sont en révolte contre le monde et ses injustices : ils veulent à tout prix comprendre, tout, même la mort. Il y a d’ailleurs un passage très métaphorique où l’on entre pleinement dans l’univers du conte : la mort est une sorte d’hydre à 7 têtes, une « bête (…) dévoreuse d’âmes. Ses lèvres grotesques aspirent le sang. Ses langues agitées goûtent les chairs. » (58) Cette description rappelle aussi les chauves-souris dans Le royaume aveugle…

Oui, c’est vrai…

Vous tissez des passerelles entre le conte et la réalité, comme si le conte pouvait éclairer la réalité par une approche plus lointaine, plus distante, comme si le conte permettait d’en dire plus sur la réalité… A-t-il vraiment ce pouvoir ?

Oui… Je trouve qu’on peut tout se permettre dans le conte. On peut passer du fantastique au réel, au quotidien. C’est cela que j’aime bien, on peut faire tout ce qu’on veut… sans qu’il y ait d’interdit… Les personnages peuvent se multiplier, mourir et se réveiller… C’est pour cela que dans Champs de bataille et d’amour, quand il y a des choses un peu étranges au niveau du temps et de l’espace…

Le temps est complètement aboli… Il y a des références à la réalité, par l’entremise de la radio… Mais on évolue dans une espèce de hors-temps où même les lieux disparaissent

Oui, exactement… Ça ne m’intéresse pas de m’occuper du quotidien et d’expliquer. J’aime bien passer directement à ce que j’ai envie de dire, prendre des…

-… raccourcis ?

Oui, c’est ça… (Rires)

Est-ce que vous faites une différence finalement entre conte et roman ?

Je ne sais pas si j’écris des romans… Ce sont les éditeurs qui veulent absolument me mettre une étiquette. Mais sinon, moi j’écris… Après on verra… (Rires). De toute façon, je n’écris jamais de manière conventionnelle. Donc, l’étiquette de roman, je pense qu’elle est à revoir ! Moi, souvent, je dis texte, récit… parce que je ne crois pas que ce soit un roman conventionnel avec une histoire linéaire…

A un moment donné de Champs de bataille et d’Amour, on bascule de ce sentiment de hors-temps qui baigne tout le roman, à la réalité : Aimée parle des événements horribles du Rwanda, elle ne peut les accepter, elle en cherche la cause et a ces mots impuissants : « A quel ancêtre maléfique avons-nous refusé le dernier sacrifice pour que se propage cette violence fratricide ? » (73)
Ce comportement me rappelle celui de Kadidja dans Le cavalier et son ombre, de Boubacar Boris Diop. Kadidja tente, à tout prix, d’expliquer les massacres au Rwanda en recourant à l’histoire du Cavalier et son Ombre, histoire qu’elle a inventée de toute pièce, en s’inspirant des légendes de son pays, pour ne pas abdiquer devant les incohérences du monde.
Kadidja veut expliquer le monde moderne en recourant à l’univers du conte et des légendes, sans y parvenir, comme si l’imaginaire et la réalité ne pouvait être compatibles. Aimée, elle, ne s’y essaie pas. Elle se pose juste la question.
Pourquoi vous êtes-vous arrêtée à cette seule question ?

Parce que ce n’était pas mon propos. Je ne voulais pas rentrer là-dedans. Dans Le royaume aveugle, j’avais essayé de parler de la tradition et je m’étais avancée dans cette idée. Je ne voulais pas refaire cela avec Champ de bataille… Dans le livre sur le Rwanda, je parle encore un peu de la tradition en essayant de comprendre ce qui, dans notre culture, peut provoquer de tels comportements…

Est-ce que vous pensez, comme le dit B.B. Diop, que c’est un problème d’identité qui est au cœur de ces massacres ?

De toutes façons, je fais toujours des recherches sur l’identité… Mais je crois que le Rwanda est une manipulation politique de la notion d’ethnicité… C’est une histoire « banale »… Je crois qu’on ne peut pas l’expliquer : on ne peut pas donner qu’une seule raison au génocide du Rwanda. Une classe sociale est arrivée au pouvoir et a voulu utiliser tous les moyens possibles pour y rester ! On peut voir dans d’autres pays ce qui se passe quand le pouvoir essaie de manipuler cette ethnicité. C’est pour cela que dans Le royaume aveugle, j’avais déjà essayé de parler des gens du Nord et des gens du Sud pour montrer que la nation était faite de toutes ces ethnies travaillant ensembles… On peut voir que, par exemple, en Côte d’Ivoire, les questions ethniques étaient un problème latent qui maintenant, remonte à la surface : cela commence à devenir préoccupant ! On vient d’avoir un coup d’état à cause de tensions ethniques entre le Nord et le Sud… Si, dans Le royaume aveugle, j’ai simplement pris les ethnies de Côte d’Ivoire, dans Champs de Bataille et d’Amour, j’ai voulu encore montrer la différence à un autre niveau, entre une Blanche et un Noir. Mais c’est pour dire la même chose en fin de compte : la différence est une question de points de vue.

Est-ce que vous pensez que la parole a un pouvoir fort sur les gens, qu’elle a la possibilité de changer les choses ? Quel pouvoir vous lui donneriez ?

Chez nous, la tradition orale a beaucoup joué dans notre culture, et elle continue encore d’être très importante. On ne dit pas les choses comme ça : ici, les gens peuvent se disputer et ensuite c’est oublié ; en Afrique, certaines choses qui ont été dites ne peuvent être pardonnées ! La parole a un pouvoir très puissant.

Pensez-vous que l’écrivain a un quelconque pouvoir, une possibilité d’agir sur
la réalité ?

Oui… par les écrits. Mais aussi par la parole parce que bien souvent on demande aux écrivains de parler. Par exemple, revenons au cas du Rwanda. Je pense que c’est un exemple de parole qui touche ! Sur d’autres sujets aussi, beaucoup d’écrivains vont s’impliquer…

D’ailleurs, quand on regarde la littérature africaine en général, l’histoire est très présente… Comment régler ses comptes avec l’histoire…

Exactement…

A une certaine époque, c’était la colonisation qui était visée dans les romans. D’ailleurs dans Le royaume aveugle, c’est autant la colonisation que les dictatures qui sont dénoncées. Et dans Champs de bataille et d’amour, vous avez fait le choix de rester dans une histoire très présente. Pourquoi ce choix ?

Dans Le royaume aveugle, j’ai voulu montré le pouvoir – pouvoir despotique, tyrannique…- et puis dans Champ d’amour, j’ai voulu montré l’effet de ce pouvoir sur un couple venant de différents horizons, un couple qui est confronté, comme tous les couples, à tous les problèmes de la vie quotidienne… C’est donc cela qui vient se greffer à l’histoire et on ne voit pas le pouvoir… On voit simplement les effets de ce que j’appelle un contexte défavorable ! Ce sont les problèmes de l’Afrique qu’on retrouve ici mais aussi les problèmes des couples… Ah ça va être une histoire entre une Blanche et un Noir, alors on va jusqu’à la fin du livre en cherchant cette histoire… Et puis on ne trouve pas grand chose… c’est décevant (Rires)

En fait, ce qui est étonnant, c’est que la relation entre une Blanche et un Noir n’est en aucun cas problématique alors que pour beaucoup d’auteurs, c’était là que se situe le véritable problème. Chez Tierno Monénembo, par exemple, les couples mixtes donnent naissance à des êtres monstrueux ou malades, ce qui pose la question de l’identité… La relation au sein d’un tel couple est impossible ! Et vous, vous n’en parlez pas… ça ne pose aucun problème

Ça ne pose aucun problème car je crois qu’ils gardent leur différences mais ils épousent les mêmes choses. Cette femme qui vient d’un village – et je l’ai fais exprès pour montrer que les Blancs ne vivent pas tous dans des villes ! C’est Eloka qui vient de la ville ! – épouse les maux de l’Afrique ! Quand quelqu’un fait quelque chose comme cela – ce qui est valable aussi pour les Africains qui se retrouvent plusieurs générations après en Europe et qui se considèrent comme des « afro-saxons » ou je ne sais pas, il paraît qu’on dit maintenant « négro-politains » ! (Rires) – quand on va dans un endroit et qu’on en épouse les problèmes et les espoirs, j’estime qu’on fait partie de cet endroit. Mais il y a toujours des efforts à faire du côté de la cohabitation qui reste difficile ! Et quand vous dites que mes personnages ne se parlent pas, qu’il n’y a que des monologues, c’est peut-être un peu cela aussi, la difficulté de la cohabitation : il y a toujours des difficultés de communication. A un moment donné, je dis : « C’est si difficile d’aimer ». A chaque fois qu’on veut vraiment aller vers quelqu’un, c’est épuisant !

La ville est un thème récurrent : que ce soit dans Le royaume aveugle ou dans votre dernier roman, elle représente un peu l’amnésie collective : c’est un lieu où l’on se perd, où l’on perd ses racines, sa mémoire. Eloka, Aimée et même Akissi ne se souviennent pas de leur passé ou très peu. En quoi la ville concourt-elle à cette gangrène de la mémoire ? Est-ce que c’est vraiment un lieu où l’on s’oublie ?

La ville est très concentrée : c’est un lieu où tout va vite ! Et les gens qui n’auraient peut-être pas cohabité, tout à coup cohabitent. On est tellement pris par la vie qui bat son plein, qu’on n’a plus tellement le temps pour les choses du passé : il faut résoudre les problèmes de maintenant…

Dans Le royaume aveugle, Akissi se ressource dans le Nord…

Oui, c’est là-bas qu’elle arrive à voir, en quelque sorte, car c’est la vieille qui l’initie.

La ville recueille des exilés venus de partout : tous ce fondent dans son anonymat et réapprennent à vivre… et à oublier. L’oubli est une sauvegarde dans ce cas-là car cela semble trop dur de se souvenir d’où l’on vient !

Oui, c’est possible aussi… Quand Akissi va se ressourcer dans le Nord, elle voit une autre réalité que celle de la ville où elle a vécu jusqu’à présent. Il y a quand même une prise de conscience…

Il y a aussi le dialogue que Akissi entame avec les gens du village, dialogue qui est totalement absent de l’univers de la ville (Akissi n’avait aucun dialogue avec son père, par exemple !)…

Il faut aussi admettre que beaucoup de villes africaines ne se portent pas bien. Moi, je vois Abidjan que j’ai connue il y a plusieurs années… Abidjan, maintenant, est devenue une ville qui n’est pas agréable à vivre : à tous points de vue, au niveau de la pollution, du bruit, de la criminalité… J’ai vécu à Nairobi… Le Kenya est un très beau pays mais Nairobi est une catastrophe au niveau de l’organisation de la ville : ça devient une ville effrayante pour les mêmes raisons… C’est terrible, ça fait mal au cœur rien que de regarder les gens : on ne peut pas marcher… C’est l’enfer ! Ce qui m’offusque, c’est la façon dont les villes sont détruites…. Ça devient horrible !

D’ailleurs dans la littérature africaine, plus généralement, la ville devient ce lieu en décomposition, où tout est détruit…

Ça montre bien le type de pouvoir qu’il y a en place… La ville est vraiment significative des maux de l’Afrique !

La relation amoureuse est au cœur de votre dernier roman ainsi que du Royaume aveugle. L’amour a le pouvoir de redonner l’espoir au peuple des hommes, de leur redonner une identité. D’un autre côté, pour Eloka et Aimée, l’amour est parfois une entrave à la liberté. « Quand elle [Aimée] regardait autour d’elle les couples qui se mouvaient, elle ne pouvait s’empêcher de penser qu’ils étaient ligotés l’un à l’autre. » (95)
Les relations entre Karim et Akissi se terminent de façon assez tragique, dans le Royaume aveugle…

Parce qu’ils ne sont pas d’accord sur la marche à suivre… Parce qu’Akissi est limitée de par sa naissance. Elle est la fille du roi, elle a réussi à sortir de son emprisonnement et à prendre conscience d’une autre réalité en tombant d’amoureuse de Karim et en allant vers le Nord. Mais ça ne suffit pas…

Qu’est-ce qui manque dans cette relation ?

Akissi ne peut aller que jusqu’à un certain point car elle est encore trop imprégnée de ce qu’elle a vécu jusqu’à présent, elle n’a pas encore tous les éléments pour être libérée… Par exemple, elle voudrait que Karim privilégie l’amour à la politique, elle préférerait qu’ils vivent leur histoire et qu’il abandonne sa vision des choses.

A un moment donné, Karim, dans le villages des Autres, tombe nez à nez avec le fou qui lui annonce qu’il va se perdre dans ses idéaux politiques. Et c’est ce qui va arriver. Akissi ne peut aller jusqu’au bout car elle est la fille du roi mais Karim, lui aussi, s’est perdu dans ses revendications…

Oui, lui aussi… Ils ne peuvent pas se comprendre, ils sont obligés d’aller séparément puisque lui, même s’il s’est perdu, veut aller jusqu’au bout de sa logique…

L’espoir, c’est ce qui reste de cette relation : Akssi donne naissance à deux jumeaux. Votre roman commence par l’Apocalypse et se termine par la Genèse…

C’est pour dire que c’est peut-être les autres générations qui vont y arriver : si la génération précédente a essayé quelque chose mais n’est pas arrivée jusqu’au bout de ce qu’elle voulait, on peut penser que l’autre génération, issue de parents comme cela, va pouvoir peut-être aboutir là où les autres ont échoué pour différentes raisons, Karim parce qu’il s’est perdu et Akissi parce qu’elle était limitée de par sa naissance ! Et puis peut-être que ce petit garçon et cette petite fille, ensemble, vont réussir à trouver des solutions.

Dans votre dernier roman, vous écrivez : « Les intellectuels aspirent à se substituer à des élites défaillantes afin de réorganiser la société par le haut.
… Les intellectuels se veulent au-dessus de la bourgeoisie et du prolétariat.
… L’intelligentsia en vient à se représenter à la manière des leaders populistes comme un trait d’union entre l’Etat et la société, puis entre le peuple et l’Etat. » (…)
Quelle est la tâche de l’intellectuel dans la société ?

Je voulais parler de cette classe privilégiée des intellectuels. A cause de toutes leurs illusions, ils ont, en eux-mêmes, un échec : ils sont porteurs de leurs propres limites. Ils restent à l’extérieur des choses !

D’un côté, il y a les intellectuels. De l’autre, il y a le personnage emblématique du fou, dans Le royaume aveugle. Quel pouvoir lui accordez-vous ?

Il s’appelle le fou mais aussi le poète, le conteur, le griot… Tous ceux qui disent la vérité ! On peut penser qu’ils ont un coup de folie pour dire de telles choses dans un environnement dictatorial ! C’est toujours cette image du fou, diseur de vérités qui existe depuis longtemps…

C’est aussi ce qu’on retrouve dans les personnages de Sony Labou Tansi…

Oui… Le fou, diseur de vérité, est un personnage qui existe partout !

Dans Le royaume aveugle, Akissi tue métaphoriquement son père en reniant son appartenance au monde des Aveugles et en choisissant le monde des hommes. Elle guide alors des hommes qui, jusque-là, étaient aveugles. Le mythe d’Œdipe n’est pas loin. Réécrit. Réactualisé. Les influences littéraires et bibliques affluent et se mélangent (comme on l’a vu aussi avec le conte).
Akissi coupe le cordon ombilical avec son père, homme de colonialisme ou de dictature – à chacun d’interpréter comme il l’entend – pour renaître vers un autre monde qu’elle aura enfanté, qu’elle aura créé par elle-même. Ce roman serait-il aussi une parabole sur le pouvoir de l’écriture ? Faut-il tuer les influences littéraires pour se les réapproprier et se forger son espace de signifiance ?

Je ne sais pas… Je suis à la recherche d’une manière de dire, d’une forme qui n’est pas nécessairement celle qu’on pourrait attendre de la littérature européenne… Un livre comme Le royaume aveugle a fini par s’imposer mais en réalité, ce n’était pas évident parce qu’il était à contre-courant. Il y avait des gens disant : « vous savez , on en a assez de la littérature engagée, il faudrait passer à autre chose ! » Et en fin de compte, j’ai dit non, j’ai voulu vraiment dire ce que j’avais envie de dire !!!

On retombe aussi sur ce que vous disiez précédemment, le fait que Le royaume aveugle soit un « roman » qu’on n’arrive pas à classer… Vous avez écrit un texte qui tient de plusieurs traditions, ce qui n’est pas évident à faire accepter…

Oui, c’est ça (Rires)… Je pense qu’il faut qu’on trouve notre manière de dire, sans être trop influencé…

Est-ce que vous pensez que la littérature africaine a besoin de passer par des maisons d’édition françaises ou occidentales pour être reconnue ou pour toucher un public plus large…

Ce n’est pas la littérature, ce sont les écrivains… (Rires) Il faut savoir qu’à un moment donné, il y a eu une bonne période, celle des Nouvelles Editions Africaines, avec un éditeur à Abidjan, un autre à Dakar et un autre à Lomé. Et ça fonctionnait assez bien : beaucoup d’auteurs avaient un endroit où publier. Et puis après, tout ça a capoté et chacun est parti de son côté. Il y a donc eu toute une période très dure où on ne savait pas où envoyer nos manuscrits quand on était écrivain ! On les envoyait donc en France ou ailleurs et ce n’était pas ce qui leur convenait… Il y donc eu une période très difficile. L’Harmattan a alors publié beaucoup d’auteurs qui ne savaient pas où aller. Et maintenant, il commence à y avoir des éditeurs sur place : par exemple, je publie tous mes livres pour enfants aux Nouvelles Editions Ivoiriennes (en Côte d’Ivoire), ils commencent à faire du roman… Ce qu’on veut, en réalité, c’est toucher les deux publics : on veut un éditeur sur place qui est prêt à sortir des livres au prix où ils seront acceptés par le marché et on veut aussi pouvoir être lu à l’étranger. On veut les deux ! Plus il y aura d’éditeurs sur place, en Afrique, plus cette littérature pourra sortir et être diffusée. Mais il faut que ce soit dynamique… Quand on a du poids chez soi, les gens finissent par dire : « Tiens, c’est intéressant ce qui se passe par là-bas ! » Mais avant d’être reconnu dans son propre pays, quand on a l’aura d’un bon éditeur à l’étranger, on nous regarde tout de suite d’un autre œil !

Est-ce que vous ne trouvez pas, en ce qui concerne l’Afrique, qu’il y a un style particulier à chaque maison d’édition française : le Serpent à plumes publie des romans d’une veine plutôt fragmentée, le Seuil a des roman d’une facture plus classique. Quant à la nouvelle collection Gallimard, il faut voir comment elle va s’orienter. Est-ce que vous ne trouvez pas qu’il y a des choix éditoriaux propres à chaque maison ?

Oui, il y a des choix éditoriaux… Le Seuil, le Serpent à plumes, Actes Sud, Stock et même Grasset (dans un style beaucoup plus classique !!)… C’est dangereux et il faut y aller avec méfiance ! Et je suis contente de n’avoir pas été publiée dès le début chez un éditeur français car je pense que ça m’aurait fait aller dans un autre sens ! J’aurais eu beaucoup moins de liberté et ça m’aurait fait prendre une direction qui n’aurait pas été celle que j’aurais voulue ! J’ai beaucoup de respect pour Actes Sud : ce n’est pas encore une trop grosse maison d’édition.

Je pensais qu’Actes Sud publiait en ce qui concerne l’Afrique que des auteurs de langues étrangères, notamment de langue anglaise. Je ne savais pas qu’il publiait des auteurs francophones…

Il n’en publie pas encore beaucoup !

Quels sont les auteurs qui vous ont marqué ?

J’aime bien Ben Okri, Amos Tutuola… C’est très varié…

Vous avez également écrit des contes pour les enfants. Qu’est-ce qui vous a intéressé dans cette littérature de jeunesse ? Qu’est-ce que pour vous la littérature de jeunesse ?

C’est le hasard… J’étais à un salon du livre et un éditeur m’a dit qu’ils avaient des problèmes énormes pour trouver des textes sur la jeunesse. J’avais écrit déjà Latérite et A vol d’oiseau… C’est comme ça que j’ai écrit La chanson de la vie. Je me trouvais à ce moment-là au Nigéria : il y a donc beaucoup de noms, de mythes yorubas… C’est comme ça que ça a commencé. J’ai beaucoup aimé le nord de la Côte d’Ivoire, le pays Sénoufo et je me suis donc dit que j’allais écrire un livre en hommage aux masques… C’est comme ça que je me suis mise à écrire !

Aimée refuse d’avoir une liaison amoureuse alors qu’Eloka ne s’en prive pas, tout en sachant que cela sera éphémère, qu’il n’y aura aucun avenir dans cette rencontre : Eloka prend sa liberté, Aimée préfère garder son amour tout entier et ne peut le partager qu’avec Eloka : « Elle voulait en faire un hommage à la liberté, un radeau sur les flots tumultueux du temps. Elle voulait l’offrir à Eloka. » (162)

Aimée n’est pas intéressée par une autre relation : elle a une passion. A un moment donné, elle a un rendez-vous avec un homme sans visage, elle pourrait mais elle ne veut pas car elle sait que son désir existe.

C’est une différence que vous faîtes entre l’homme et la femme ?

Une différence fondamentale. Elle a une passion et lui, il cherche une passion car il trouve que la vie est trop routinière. Il lui faut une passion pour se sentir vivre ! C’est fondamentalement différent ! Elle ne le fait pas au nom d’une fidélité, elle le fait parce qu’elle n’en a pas besoin, elle a une passion. Elle se pose seulement des questions sur son désir et c’est pour cela qu’elle part à la recherche de ce désir. Elle ne part pas à la recherche d’un homme. Quand elle se rend compte que son désir existe bien en elle, elle n’a besoin de rien d’autre.

Dans Le royaume aveugle, c’est par la femme que passe la révolte. C’est elle qui donne naissance à un nouvel espoir. Quelle rôle accordez-vous à la femme dans la société ?

Les femmes sont très proches de la vie justement parce qu’elles donnent la vie. Elles sont toujours à la frontière entre la mort et la vie. Et donc, de ce côté-là, elles ont une approche de la vie assez physique… Les femmes cherchent beaucoup plus à essayer de faire revenir la vie normale. Elles vont vouloir ramener l’ordre. c’est dans ce sens-là qu’elles sont très importantes dans leur influence. Elles peuvent être aussi très radicales et très révolutionnaires, à partir du moment où justement, elles veulent que la vie puisse continuer son cours, que les choses se rétablissent. Elles peuvent être prêtent à détruire pour construire…

Pourquoi avoir fait de Karim une sorte de personnage christique ?

Parce que le Christ était un révolutionnaire… Je voulais aussi parler de la torture et du sacrifice. Karim est sacrifié au nom des autres…

Je voudrais terminer sur les événements du Rwanda : en racontant le génocide rwandais, B.B. Diop a choisi de rester au plus près de la réalité, de recueillir des témoignages. Monémembo va dans le sens contraire en prenant le parti pris du roman et de l’imaginaire. Comment vous situez-vous par rapport à ces deux écrivains ? Accordez-vous beaucoup de place à l’imaginaire ou avez-vous préféré, comme B.B. Diop, rester au plus près de la réalité ?

J’ai fait les deux… (Rires) La construction de mon dernier livre est celle d’un carnet de voyage. Mais elle est entrecoupée de choses fictionnelles. Ce sont des nouvelles qui sont du domaine de la fiction pure alors que dans le carnet de voyage, on suit un trajet. J’ai voulu aborder le thème sous différents angles. Je ne voulais pas l’aborder simplement du côté de la fiction car j’avais envie de dire tellement de choses ! C’est donc une manière de montrer différentes facettes…

C’est encore un mélange entre plusieurs choses… (Rires)

Voilà…

Je crois que le grand échec d’Akissi, c’est de n’avoir pas réussi à tuer son père… parce qu’en Côte d’Ivoire – et j’ai pensé à la Côte d’Ivoire quand j’ai écrit le personnage d’Akissi – on n’a jamais pu se débarrasser d’Houphouët Boigny qui était vraiment l’image du père. C’était le roi Ashanti, le roi Akan, le père… Et ça, les Ivoiriens auront beau dire le contraire, ils n’ont jamais pu s’en débarrasser !!!! Il s’est assis sur son peuple ! On vit encore les effets de son règne. Et ça, il faudrait que les Ivoiriens le reconnaissent. C’est pour ça qu’Akissi ne pouvait aller que jusqu’à un certain niveau, car elle n’a jamais tué le père…
J’attends de lire votre dernier livre sur le Rwanda…

Après ce livre, j’ai envie d’écrire un livre sur les Baoulés. Je veux essayer de voir et d’avancer avec des mythes, jusqu’à aujourd’hui… Et c’est compliqué car il n’y a pas beaucoup de choses au niveau de l’histoire ! J’ai envie de m’intéresser aux Akans justement peut-être pour voir comment ils ont échoué, après avoir établi leur pouvoir…

 

Propose receuillis par Eloise Brezault

Nyamirambo (Nocky Djedanoum)
Le génocide des Tutsi expliqué à un étranger (Jean-Marie Vianney Rurangwa)
Murekatete (Monique Ilboudo)
(éditions Le Figuier/Fest’Africa, 2000)

Les éditions Le Figuier ont publié, en co-édition avec le Fest’Africa de Lille, trois livres sur le génocide rwandais de 1994 : Nyamirambo, un recueil de poèmes écrit par l’écrivain tchadien Nocky Djedanoum ; Le génocide des Tutsi expliqué à un étranger, une réflexion qui, sous la forme d’un entretien avec l’auteur rwandais Jean-Marie Vianney Rurangwa, tente d’expliquer les raisons du génocide ; Murekatete, un roman écrit par l’écrivain burkinabaise Monique Ilboudo. Trois voix différentes pour dire les massacres. Trois genres pour approcher l’horreur.
Le roman de Monique Ilboudo évoque les massacres par touches successives : son héroïne, Murekatete, de père hutu et de mère tutsi, raconte comment elle a échappé à la mort. Rescapée du génocide, elle traîne son calvaire dans sa vie présente, sans arriver à se reconstruire. Elle trouve, pourtant, un peu de réconfort dans les bras de son ami Venant. Mais Venant, après avoir visité les sites du génocide, ne peut supporter tout ce qu’il a vu et se réfugie dans l’alcool. C’est la fin de l’équilibre précaire qui s’était instauré entre eux. La longue descente dans l’enfer du remord et de la culpabilité commence alors ! Monique Ilboudo parle de la difficulté de vivre avec le souvenir de l’horreur et d’assumer cette mémoire collective faite de morts et de tortures.
Jean-Marie Vianney discute sur les raisons qui ont pu pousser les Hutus à des tels actes de barbarie contre la population tutsi. Il remonte pour cela dans l’histoire du pays et donne quelques anecdotes significatives du malaise qui précéda le début des massacres. Il s’insurge également contre l’ignorance de nombreux européens qui, au moment des faits, ne savaient pas qu’il se perpétrait au Rwanda un véritable génocide – et qui ne le savent toujours pas ! Il rétablit quelques vérités et se bat contre les mensonges, les silences et l’indifférence pour que la vérité éclate au grand jour.
Nocky Djedanoum choisit le genre de la poésie pour crier sa colère contre l’ignorance de ceux qui ont refusé de voir l’horreur ! Il veut également mettre fin au silence et à la souffrance des autres en oeuvrant pour l’espoir d’un monde meilleur. Et Nocky Djedanoum de conclure son recueil par un « Manifeste pour la vie » :
« cette vie, si elle est à créer de nouveau, nous la re-créerons, au commencement le verbe, le verbe créateur, la vie existe quand elle est dite, chantée, peinte, rendue en images, cette vie que nous voulons en mouvement, une vie sans cesse rêvée et renouvelée (…)  » (p.51)
Tels pourraient être les derniers mots de cette conclusion : ces trois livres publiés aux éditions Le figuier, dans le cadre des ateliers d’écriture au Rwanda, parlent, dans des genres très différents, de cette vie si difficile à reconstruire et à apprécier après l’épreuve de la mort, après l’horreur du génocide !

Eloïse Brézault

Moissons de crânes
Textes pour les Rwanda
Entretien avec Abdourahman A. Waberi

Tu reviens de Djibouti. Djibouti, qui, dans Balbala, est « le véritable héros de ce récit » (p.70). Les 4 voix du roman ont en commun de parler de cette ville, de son histoire présente et passée, de sa vie actuelle. Est-ce que le fait de vivre hors de ton pays, modifie ton rapport à une réalité que tu as connue et que tu racontes maintenant par la fiction ?

C’est à la fois paradoxal, ambiguë et assez bizarre ces histoires de rapport au réel, ces relations entre l’espace de l’imaginaire et celui du réel, quand tu es dans la fiction. Au départ, j’ai commencé à écrire par élan nostalgique parce que je me suis retrouvé hors de mon pays : à 20 ans, c’était la première rupture d’avec mon pays, c’était l’âge où j’avais tendance à dire les choses – savoir d’où on vient, qui on est, où on va, s’occuper du destin de l’Afrique, ce qui était une de mes ambitions ! Cette coupure d’avec mon pays a déclenché ce désir d’écrire.
Maintenant, devenu écrivain, je pense que je fonctionne dans une espèce de construction de l’imaginaire, comme de nombreux auteurs, tels Nuruddin Farah qui parle du « pays de son imagination »…

Je pensais à cette idée en lisant Patries imaginaire de Salman Rushdie…

Oui, bien sûr… Je lisais aussi Tabucchi, « l’italo-portuguais » (Rires) qui disait : « quand on s’est engagé dans un projet de ce type-là, on vit dans une espèce de zone, de non-lieu, de construction de l’imaginaire qui fait qu’on habite une maison qui est à la fois le pays réel et un autre pays qu’on s’est construit à soi. C’est vrai que maintenant que je suis écrivain, j’aurais cette relation bizarre de parler d’un Djibouti réel et d’un Djibouti tout en « construction wabérienne » (Rires). Je crois qu’on le fait même inconsciemment. Soyinka, par exemple, s’exprimant sur la situation au Nigeria et parlant des Orisha ou des Yorubas passe d’une réalité à l’autre, d’un espace à l’autre…

C’est dans quel livre que tu as lu ces idées sur Tabucchi ?

C’est dans Autodafé, le n°1 qui vient de paraître : c’est la revue du parlement international des écrivains. On la trouve dans les bonnes librairies (Rires). Il y a des bouts d’essais ou de fiction de Salman Rushdie, Soyinka, Tabucchi, Russel Banks…

Tu as commencé par écrire des nouvelles. Et tu ajoutes dans la dernière nouvelle (Fragments intimes et colossaux) de ton recueil Le pays sans ombre : « Nous commencerons par faire nôtre l’art du fragment car la vie est trop complexe pour être saisie dans son ensemble » (178). Dans ton premier roman, Balbala, puis dans Moissons de crânes, on retrouve cette vision fragmentaire du monde : la chronologie est rompue, il y a aussi multiplicité des voix narratives… Pourquoi cette fragmentation du monde ?

Pour une raison très simple, on ne peut plus dire le monde dans sa totalité, dans sa complétude. C’est une illusion au mieux dix-neuviémiste de vouloir embrasser le monde et de le raconter d’une manière narrative ordinaire. On ne peut en dire que des bouts, des fragments. Alors moi, j’y ajoute peut-être une petite malice personnelle car Djibouti est un pays miniature – quelque part, je parlais de « République miniature », et je deviens encore plus modeste car l’espace que je veux dire est encore plus petit, je fais donc même plus dans le fragment mais plutôt dans le « micro-fragment », le « sous-fragment », l’aquarelle. Je suis dans la miniature.

Et c’est pour cela que tu choisis plus la forme brève comme la nouvelle plutôt que des romans-fleuves ?

Je pense que c’est aussi une histoire de tempérament personnel. On peut se forcer de temps en temps et écrire un roman fleuve. Mais comme je te l’avais dit il n’y a pas longtemps, l’élaboration psychologisante m’intéresse moins. Je suis plus dans le signifié, la langue, que dans l’élaboration historico-narrative à la André Brink… Au bout d’un moment, je n’y trouverai plus d’intérêt, je serai fatigué et je fatiguerai donc le lecteur. Mais comme je suis un jeune écrivain, je ne m’interdis pas non plus cette forme d’écriture… Et je ferai peut-être des élaborations à la André Brink, mais plus tard… (Rires)

Moisson de crânes est paru au Serpent à plume, ces textes sont pourtant édités dans une collection Essai qui n’est pas celle où l’on a l’habitude de te voir, à savoir la fiction. Etait-ce une volonté de démarquer ce travail – mi-fiction, mi-témoignage – du reste de ton œuvre, à l’image d’ailleurs de tous les textes parus sur le Rwanda ? Peut-on dire le Rwanda sans faire référence aux témoignages ?

J’étais dans une difficulté perpétuelle concernant le Rwanda. Et ces difficultés, j’arrivais à les résoudre de manière ponctuelle, au fur et à mesure qu’elles se présentaient à moi. Dans telle histoire qu’on m’a racontée, je me disais que je pouvais la retranscrire dans quelque chose qui serait plus de l’ordre de la fiction, dans telle autre histoire, je pensais la retranscrire dans quelque chose de plus factuel… Je résolvais mes petites contradictions de cette manière-là… Mais c’est vrai que ce qui a été le sentiment le plus fort chez moi, c’était de reculer en permanence devant ce que je voyais ou j’entendais… Je préférais « faire le mort », comme on dit. La chose est tellement énorme qu’on prend la poudre d’escampette ! Je n’osais pas dire que j’allais écrire des choses…

Utiliser le témoignage était quelque part une forme de fuite…

Non… Je ne pense pas. Mais cette confrontation avec le Rwanda m’a permis de réfléchir un peu sur mon travail, sur la langue… C’est pour cela que pour la première fois de ma vie, j’ai écrit une préface : c’était pour dire que je n’étais pas arrivé, avec les armes de la seule fiction, à tout comprendre, à tout ressentir pour ensuite expliquer au lecteur. D’une manière comme d’une autre, ce n’était pas envisageable. J’ai fait en quelque sorte du bricolage. On ne pouvait pas m’installer dans une posture d’écrivain en disant : « voilà ce que je vais faire ! » quand bien même on aurait vendu un million de livres derrière soi…

Tu as choisi, à la fin, la forme du récit de voyage pour dire le Rwanda, forme qu’on retrouve également chez Véronique Tadjo avec Imana. Pourquoi le récit de voyage ? Qu’est-ce que la forme du récit de voyage et plus précisément du journal apportait de plus par rapport à la fiction pure ?

Parce que d’abord, je ne voulais pas faire de la fiction dans la durée… J’en étais incapable… D’entendre Tierno Monénembo et Boubacar Boris Diop dire qu’ils allaient faire un roman, je savais qu’ils avaient une idée précise en tête mais moi, je ne pouvais pas, j’étais essoufflé. Je voulais faire deux ou trois petites nouvelles. Et c’est à la demande des uns et des autres que j’ai décidé de rallonger tout cela – pas à la manière d’un café rallongé (Rires) – mais en y ajoutant mes notes qui provenaient de mon carnet de route…

Mais est-ce que ce voyage ne te permettait pas aussi de te positionner en tant qu’étranger ayant un point de vue extérieur sur ce que tu voyais avant de ressentir ensuite les choses de l’intérieur, de façon plus personnelle, en recourant à la fiction ?

Oui, c’est sûr… Les carnets de route permettent un dialogue de soi à soi : voilà ce que j’ai pu entendre ou comprendre, quand je suis arrivé. C’est une espèce d’opération de salubrité intellectuelle (Rires)… C’est une démarche personnelle au départ. Mais cette confrontation avec le sujet écrivant, c’est le voyage qui l’invite. C’est une espèce de miroir. Alors que si je n’avais fait que de la fiction, le sujet écrivant aurait été hors texte. On aurait eu que le produit fini qui aurait été un travail de fiction… Peut-être que le sujet écrivant n’avait pas à avoir sa place dans ce travail… En tous cas, moi, j’avais trouvé ce bricolage-là et ce n’était pas préconçu, ce n’était pas une méthode « propédeutique » (Rires), c’est arrivé de cette manière-là, et ça me convenait…
Il est clair que j’avais également le désir de faire du « travel writting », d’utiliser ce genre qu’on utilise très mal en français – mises à part quelques exceptions comme Nicolas Bouvier, Jean Rollin… J’avais envie – et j’ai toujours envie d’ailleurs – de faire une sorte de « travel writing » à la V.S. Naipaul par exemple : ce côté à la fois méchant, froid, déshumanisé et qui touche pourtant à une certaine profondeur – comme ce qu’il a écrit sur Trinidad où il surajoute là un problème racial puisqu’il est indien. V. S. Naipaul décrit ce qu’il voit de manière impitoyable et souvent avec beaucoup de justesse ! Mais je crois qu’il faut avoir une espèce d’arrogance, de pessimisme, de scepticisme ou un mélange des trois (Rires) pour y parvenir !

Dans ta préface, tu fais référence à l’Holocauste juif et à la question de Paul Ceylan : « Comment écrire après Auschwitz ? » (p.13) Est-ce que le génocide au Rwanda a modifié ton rapport à l’écriture ?

Oui, complètement… Je disais que j’étais un petit garçon sage (Rires) qui n’avait pas d’activisme… Je n’étais pas comme Soyinka, je n’avais pas de passé militant… J’étais plutôt un jeune écrivain qui n’avait pas trop de rapport avec la politique dans son activité quotidienne. Je n’avais pas vu de tueries, de cadavres… Et quand on voit des choses de ce type-là, ça vous change un bonhomme !

Est-ce qu’il y a une manière d’écrire particulière après le Rwanda ? Je repense notamment à la conférence de la Villette où les intervenants constataient que les Rwandais n’avaient pas pu encore écrire de fiction pour dire le génocide. C’étaient des témoignages, des essais théoriques mais pas de romans…

Ce sont des constats… C’est Boubacar Boris Diop qui disait cela… mais on l’avait remarqué concrètement dans le projet qui ne comprenait que deux écrivains rwandais : Tharcisse Kalissa qui est plutôt un homme de théâtre, qui a eu la bourse mais qui a abandonné le projet, et Jean-Marie Vianney Rurangwa qui n’a fait pour l’instant qu’un essai. Par ailleurs, parmi les autres Rwandais que je connais, que ce soit Benjamin Sehene, ou Venuste Kayimahe, on voit que la fiction n’est pas prédominante, elle ne vient pas naturellement. On se pose donc des questions !
A cela, j’ajoute le fait que les Rwandais ne voulaient pas qu’on écrive de la fiction mais qu’on fasse des essais ou de l’histoire. Dans l’esprit de ces lecteurs, la fiction est un genre, peut-être pas mineur mais pour le moins peu fréquentable et dans l’échelle des valeurs, elle arrive bien derrière l’histoire ou l’essai qui sont des genres sérieux, nobles (Rires). Il y a donc l’idée de fiction/falsification.
Il y a peut-être aussi le fait de dire que je vais vivre à la place de quelqu’un d’autre.

Il y a peut-être aussi l’idée, ce qu’on vous a reproché à Lille et aussi à la Villette, d’être arrivés quatre ans après le génocide et de raconter des choses que vous n’aviez pas vécu !

Oui… Mais ce n’est pas ce reproche-là qui m’a le plus gêné – je le trouve d’ailleurs tout à fait légitime ! Mais ce reproche est encore plus violemment ressenti entre Rwandais car il y a les rescapés et les exilés qui regagnent le pays. Et les rescapés n’arrivent pas pour l’instant à s’exprimer de manière franche, claire, frontale, massive avec ceux qui n’étaient pas là. Mais cela va venir. Paradoxalement, les Rwandais qu’on disait très introvertis, ont aussi ce désir de raconter, si on lit par exemple le livre de Jean Hatzfeld Dans le nu de la vie. C’est à ce moment-là d’ailleurs qu’on arrive dans la fiction car ces rescapés qui témoignent disent qu’ils ne racontent plus ce qui s’est passé de manière réelle, ils reconstruisent : dès lors qu’il se passe deux, trois, quatre, cinq jours, l’événement n’est plus réel. On entre dans le domaine de la fiction, ce qui rassure un peu l’écrivain que je suis (Rires) ! C’était le genre de discussion que j’avais avec Boubacar Boris Diop, par exemple : utiliser des effets stylistiques risque d’amoindrir la douleur ou de pervertir l’attention du lecteur… Dès lors qu’on est dans l’espace de la fiction, quels que soient les moyens choisis pour dire le réel, ils sont fictionnels, à mon avis…

Tu as choisi de t’effacer au début de ce livre : « Ce livre n’a pas la prétention d’expliquer quoi que ce soit, la fiction en occupe la part centrale. L’imagination et la subjectivité irriguent ses nerfs sensitifs. » (p.12) Pourtant la frontière est ténue ici entre fiction et témoignage puisque même la première nouvelle Terminus contient des bribes de témoignages. Tu dis même : « Plus jamais on ne brodera une histoire à partir d’un « Il était une fois » naïf ou arrogant. » (p.37). D’ailleurs tu ne racontes pas vraiment d’histoires comme on peut en avoir. Tu esquisses plutôt quelques portraits, tels celui du soldat rue de la Serpette (p.28), tels celui de la femme avec son chien (p.60), tels le portrait d’un milicien adolescent (p.67)… Dans Et les chiens festoyaient, tu te mets en scène quand la vieille dame parle et que tu lui dis de continuer.

Rue de la Serpette existe… C’est une toute petite rue…

Serait-ce l’après Rwanda ? Le fait d’utiliser moins la fiction pour dire ce qui s’est passé…

Ce qui me semble difficile, c’est de dire, et peut-être ne suis-je pas très romanesque de ce point de vue-là, que je vais faire un vrai roman qui se passe dans telle situation : une situation romanesque, tragique, shakespearienne ! Même si on a le désir et l’intention, je pense que c’est très difficile de les exprimer dans la réalité. Les personnages de fiction deviennent des personnages réels, on ne peut pas décider à leur place… Comme il y avait une forme d’échec de l’écriture face au Rwanda, je n’ai pas biaisé mais j’ai pris des impressions, des fragments… Je crois qu’on fonctionne aussi comme cela dans la réalité : si tu pars en voyage, que vas-tu retenir comme détails – un bruit, une image… Tu ne vas pas revenir avec une construction toute faite. C’est le mensonge du romanesque au 19ème siècle : il n’y a que Victor Hugo qui peut faire cela ! (Rires)

La première nouvelle est d’une construction assez surprenante, le style est lapidaire, la narration fragmentée, la chronologie et l’espace déstructurés… La seule « continuité », ce sont ces citations d’Aimé Césaire qui reviennent ponctuer le début de chaque « histoires ». Pourquoi ces références constantes à Césaire et à cette pièce de théâtre en particulier Et les chiens se taisaient ? On a l’impression que ces citations servent d’introduction à ce qui va arriver…Elles servent un peu de « liant » à tous ces textes fragmentés…

J’avais peur qu’on me dise : « tu fais encore du littéraire dans une situation qui ne s’y prête pas. » D’une part, Césaire est quelqu’un que je fréquente souvent, c’est pour moi un des plus grands poètes de la langue française… Tout en travaillant, je suis tombé par hasard sur ce passage-là et c’est l’acuité des citations de cette pièce – que je n’avais pas lu dans son entièreté – qui m’avaient frappé. On a l’impression qu’il avait écrit cette pièce pour les Rwandais alors qu’elle date de 1956. J’ai utilisé ces citations pour résoudre un peu les difficultés qui étaient miennes. C’est peut-être là la force de la poésie où on arrive à une espèce non pas d’universalité de la douleur, mais à une espèce de douleur partagée et à un rendu de cette douleur qui soit partageable. Pour moi, c’était de l’ordre du concret, du pratique, du bricolage. C’est peut-être Césaire qui a dit de la façon la plus simple ce que je cherchais, moi, à exprimer. En même tant, ce n’est pas très étonnant, outre la puissance du dire poétique, il a écrit, par exemple, Une tempête à la suite de la mort de Lumumba. C’est le dire poétique de Césaire qui peut s’appliquer, je ne sais pas, au génocide arménien comme au génocide cambodgien.

Tu écris également dans la préface : « Les pouvoirs du langage sont devenus tellement effrayants dans ce monde chaotique (…) qu’il s’agit de prendre conscience de la nécessité d’une mise en procès, au moins une salutaire mise à distance, de ce langage. » Comment, à ton avis, mettre à distance le langage ? Comment mettre le langage en procès ? En le démembrant, en le fragmentant ?

J’ai écris cela non pour faire un discours interne mais par rapport au contexte des écrivains africains. Cela pourrait paraître naïf en Occident – on le sait depuis longtemps ici – mais il faut savoir que dans certaines situations en Afrique, l’écrivain est idéalisé : la figure de l’écrivain est mythifiée, on a l’impression qu’il est du côté des faibles, des pauvres, qu’il dit la vérité. Je voulais juste dire que la puissance du langage peut être usitée d’une manière amorale politiquement. Il ne faut pas prendre l’écrivain pour un être parfait.
Et dans les cas spécifiques du Rwanda, il y avait mobilisation au moins des intellectuels pour la solution finale rwandaise, comme l’universitaire Léon Mugesera par exemple ! Toutes ces ressources intellectuelles étaient tendues vers un projet raciste par le biais notamment de la propagande.

Tu ajoutes d’ailleurs à ce sujet : « Le langage est, on le voit à chaque crise, inadéquat à dire le monde (…). Et pourtant, si l’on veut qu’un peu d’espoir vienne au monde, il ne nous reste comme armes miraculeuses que ces béquilles malhabiles. » (p.14) Serait-ce là toute la contradiction du langage ?

Oui… Quand on demande une absolution, on ne peut le faire qu’avec le langage… Et la réconciliation avec le gashasa ne peut passer que par le langage ! Je ne parle pas kinyarwanda mais je pense que ce serait intéressant de regarder le type de rhétorique mobilisé dans tel type de situation… On utilisait beaucoup, lors du génocide, les chansons de la pop star Bikindi en pervertissant certains de ses propos : ils en faisaient un chantre du Hutu agricole ! Il faudrait voir dans l’espace du kinyarwanda quelle forme de langage a été mobilisée dans tel type de situation pour parler au parler aux paysans, par exemple !

Tu dis de l’écrivain qu’il peut « se transformer en donneur d’échos. (…) Revisiter l’histoire de ce pays (…). » (p.15) L’écrivain est-il porteur de la mémoire collective ?

Encore une fois, ces choses-là peuvent paraître banales, insignifiantes dans un contexte occidental surmédiatisé, « sur-anémié » au niveau de la fabrication du sens. Mais ce sont des choses très concrètes à Kigali : on accorde encore dans des situations dramatiques telles que la dictature, l’autoritarisme, un crédit à la parole de l’écrivain. En Occident, elle n’a aucun crédit (Rires) ! L’écrivain n’aura pas le même écho selon l’endroit où il se trouve. Tierno Monénembo, en allant à Conakry, a encore un crédit. Aura-t-il le même en allant chez Bernard Pivot (Rires)… J’en doute ! Quelle que soit la manière tragique dans laquelle meurt l’écrivain africain, il a encore droit à des funérailles nationales. Williams Sassine a eu trois jours de funérailles nationales, par exemple. Et en étant invité à Djibouti, j’ai encore parlé du Rwanda…

D’où vient cette citation de Tchicaya « rendre conte de la situation » que tu emploies au sujet de Dilleyta (p.22) ?

C’est seulement un jeu de mot (Rires). Il a dit cela dans un entretien. Je me demande si ce n’est pas dans le magasine littéraire qu’il avait coordonné il y a déjà de cela longtemps sur les littératures d’Afrique. Je crois que c’était en 1983…

Pourquoi écris-tu ?

Parce que je ne sais pas danser le tango (Rires)… Je pense que les écrivains sont des gens insatisfaits, enfantins, puérils et qu’on n’arrive pas à se faire au monde tel qu’il est comme les gens sérieux, raisonnables, construits ! Je ne sais pas… J’ai un fantasme sur le banquier : pour moi il est le prototype de l’homme infaillible comptable de ses gestes et de ses actes… Et pas moi… Donc je ne sais pas danser le tango et je ne serai jamais banquier (Rires) !

On a parlé de l’écrivain. Je voulais savoir quelle place tu accordes aux journalistes, aux intellectuels dans la société, dans l’histoire…

Je ne sais pas… Il n’y a pas de hiérarchie dans ma tête… Le journaliste peut très bien faire le travail d’un écrivain. C’est peut-être plus dans les modalités de l’intellectuel que se situe la différence : le journaliste a peut être une idée différente de la tâche qui lui incombe…

Tu écris dans Balbala : « Pour dire le monde, il faut le malmener. » (p.70) Comment malmènes-tu le monde, à travers l’écriture ?

Je pense que pour s’en rendre compte il faut déjà être malmené par le monde… Ce n’est pas la posture confortable du banquier (Rires) ! C’est plutôt en regardant Williams Sassine qu’on voit que le monde est malmené… Ce livre-là exprime l’échec non pas de l’art mais d’un certain romantisme artistique où l’on voit que l’écrivain pourrait transformer le monde. C’est plus un échec de la métaphore, c’est la frustration de l’auteur. C’est un peu cela pour moi Balbala : quatre jeunes gens qui parlent et qui ne vont rien changer. On pourrait l’appeler « Chronique d’un échec annoncé ». Mais au moins, ils ont parlé… Ce qui tient déjà de la tragédie grecque ! Chacun a fait sa partition !

Dans la 1ère et 2ème nouvelle de Moisson de crânes, tu choisis de donner la parole aux bourreaux et de montrer comment ils répètent en les faisant leurs les discours idéologiques mis en place par la classe politique et la radio, je pense notamment aux paroles du génocidaire Ferdinand Nahimana, ou de la pop star Bikindi. Dans la 3ème nouvelle, tu donnes la parole aux victimes et notamment à cette vieille dame qui témoigne. Tu fais parler les gens, tu donnes un écho à leurs paroles. Est-ce que tu penses que tes textes entrent dans le cadre d’une littérature de témoignage ?

Dans la première nouvelle, je ne donne pas seulement la parole aux génocidaires, je la donne successivement aux bourreaux et aux victimes. La parole appartient quasiment à tout le monde, il y a d’autres voix qui s’élèvent… Je vois ce que tu veux dire mais pour moi, ce n’était pas conscient d’avoir donné la parole aux seuls génocidaires !
Ce dont je serais très satisfait, c’est qu’on me dise que mon livre est plus de l’ordre du sentir que du témoignage réel. Car si l’on veut lire du témoignage, il faut regarder le livre de Yolande Mukagasana où il y a des moments très humoristiques même quand elle perd la tête par exemple… Il y a du rire dans le tragique ! Je ne verrais pas mon livre dans l’ordre du témoignage, encore que pour la personne qui ne connaît rien au Rwanda, cela peut lui apporter quelques éléments… Je me situe plus dans le sentir, dans le faire comprendre : faire sentir par exemple les dernières secondes d’un homme qui va mourir, voir ce qui peut se passer dans la tête d’un vivant. Pour ce qui est du témoignage, de toutes façons, je n’étais pas là et puis il y déjà des témoignages. Mais si l’on croit encore aux miracles de la littérature, ce serait de faire comme Césaire : faire ressentir cela dans une durée.

Tu parles, comme Véronique Tadjo, de voyage : « Voyage sans escales, au plus loin, au plus profond de l’inhumanité. » (62) Quelle définition donnerais-tu à ce voyage ? Voyage intérieur ? Voyage dans les mots ? Voyage dans l’histoire d’un pays ? Voyage au cœur de la mémoire ?

Il n’y a pas de compartiments pour moi… Le mot de l’écrivain peut faire sentir tout cela alternativement, successivement et en même temps. C’est cela le miracle de la littérature ! Le voyage dans l’inhumanité, c’est de revisiter, par exemple, rapidement l’histoire des violences. Mais ces choses-là, on peut les vivre sans rupture. Il n’y a que l’Occident positiviste qui croit qu’on peut les lire avec des ruptures (Rires)…

Je voulais revenir sur la façon dans Balbala dont tu décris la sécheresse qui sévit dans ton pays et la lumière impitoyable du soleil : « Partout le combat perpétuel de l’ombre et de la lumière. » (23) « La lumière instaure son emprise pendant que la journée s’allonge continûment (…). Entre les levers et les couchers, le soleil fouette tout le monde. » (p.39). Cette description de la chaleur, du soleil tyrannique me rappelle un peu Le jeune de sable de Williams Sassine qui faisait également du soleil une métaphore d’un monde de dictature qui maltraite et la nature et les hommes. Tu fais également un parallèle entre la mémoire et la sécheresse dans Balbala : « la mémoire qui efface tout comme le vent aride défait tombeaux et dunes » (p.98)

Je suis très géopoliticien en parlant du travail de l’érosion, du désert… Je crois beaucoup à ce que disait l’ethnologue Germaine Tillon, hier soir, chez Bernard Pivot : il y a un rapport entre la conscience physique des gens et la configuration de l’espace que les Américains appellent « mindscape ».

Ce qu’on retrouve également chez Nuruddin Farah…

Oui… On peut retrouver cela aussi dans des travaux plus théoriques comme la mythocritique à la manière de Gilbert Durand ou de Bachelard : l’influence des éléments dans un type d’imaginaire donné. Il y a donc l’influence de l’espace dans sa géologie et dans sa géographie sur l’imaginaire. Et là, cela se surajoute aux fantasmes de l’écrivain qui est attiré par une forme de dire le désert et le sable comme par exemple Jabès ou certains poètes soufis… Si j’étais un vrai « mec » (Rires), je crois que je ne ferais pas de la littérature mais je serais devenu poète soufi… Pas un poète céleste à la Kerouac mais un poète soufi (Rires)… Je crois à la présence du paysage sur l’imaginaire et les êtres. C’est réel. Il n’y a qu’à voir Beau Travail de Claire Denis : en regardant l’arrière pays, il y a de quoi devenir soufi…

Il semble que la frontière entre le monde des vivants et celui des morts s’estompe dans Balbala : les vivants parlent aux morts (Waïs discute avec son père qui lui répond (p.14), Waïs discute avec Dilleyta pourtant disparu et certainement mort (p.147). Cela me rappelle les fantômes de Sibé ou Lourdes dans l’œuvre de Tierno Monénembo, ou même celui de Martial dans La vie et demie de Sony. Pourtant chez toi les morts parlent. Comment l’expliques-tu ?

Je croyais que les morts parlaient chez Tierno… On ne connaît pas bien la situation initiale dans le dialogue entre Waïs et Dilleyta : on sait que Dilleyta est parti et on croit savoir qu’il n’est pas encore mort (au moins jusque dans le troisième tiers du livre)… Moi non plus, je n’ai pas voulu en savoir plus… Ce n’était pas une manipulation du type Borges, ce n’était pas de l’ordre de la malice de la construction car moi-même, j’avais besoin que cela reste comme cela… Je n’en sais pas plus et cela ne m’intéressais pas de creuser. (Rires)

D’abord la parole. Puis la mémoire, autre facette de la révolte comme s’il fallait se souvenir pour comprendre ce que l’on est devenu, pour prendre conscience de son identité. Tu parlais même de « mémoire nomadisante », dans Balbala (p.88). Qu’est-ce que tu voulais dire ?
Je suis parti à Madagascar fort de cette idée de « nomadisme littéraire » : c’est de l’ordre de l’intuition. Je faisais des espèces de corrélations entre le nomadisme écologique, qui n’a rien à voir avec l’errance et la déperdition. C’est l’économie la plus viable pour un groupe donné dans un espace donné. Il y a toujours une économie du groupe et de la survie dans toute société. Il faut voir qu’il y a vraiment une pratique routinière du voyage – cela risque de déplaire aux romantiques (Rires) – chez le nomade. Le nomade de chez moi passe trois mois de l’année à Djibouti et le reste de l’année dans les hauts plateaux : ils prenaient les mêmes schémas tout le temps pour avoir les pluies à l’heure dite et ne pas causer la mort du groupe ! Il y a donc cette pratique routinière, il y a aussi une lecture des cartes du ciel – c’est pour cela que je disais : « Nomades, mes frères, allons boire à la grande ourse ». Mais il n’y a pas de romantisme de l’errance.
Le nomadisme littéraire serait le fait de faire mon miel de tous les nectars, dans toutes les langues sans pour autant faire de l’opportunisme intellectuel. Je me considère à la fois comme noir, musulman… Je n’ai pas de problème à surajouter des identités et à me dire que je suis à l’aise dans beaucoup de sociétés… Je suis même plus à l’aise dans de nombreuses sociétés plutôt que dans ma société d’origine (Rires) ! Je ne pourrais pas vivre dans certaines sociétés comme l’Arabie Saoudite où il y a un espèce de rigorisme musulman mais qui n’a rien de musulman à l’origine…

Et la femme dans tout cela ? Anab est celle par qui le combat continue dans Balbala…

Chez Nuruddin Farah, il y a des portraits de belles femmes… Et on a prétendu que Farah était un des premiers écrivains féministes africains alors que si on regarde les sociétés africaines, on voit que les femmes sont très présentes et agissent : elles tiennent tous les marchés, il y a de grosses fortunes de femmes, elles tiennent l’économie. Aux étudiants de Djibouti, je disais : « Faites croire aux hommes que ce sont eux qui gouvernent bien que ce ne soit pas vrai ! »

Mais dans Secrets, de Nuruddin Farah, on voit que Sholoongo a un potentiel de destruction…

Mais pourquoi la femme devrait-elle être toujours belle, aérienne, gentille… Elle a un pouvoir de destruction certain. (Rires). Dans Gift, Dounia (qui signifie le monde en Arabe) raconte l’histoire du monde… Je trouve que c’est à la limite la partie la plus facile de N. Farah… Sholongo est destructrice. Je reproche aux hommes d’avoir su mal parler des femmes. Je pense qu’il y a aussi une part de fantasme personnel de la part de l’écrivain…

Quels sont les écrivains que tu aimes ? T’ont-ils apporté quelque chose dans ta façon d’écrire ou de voir le monde ? Tu me parlais de Maryse Condé, de Nuruddin Farah…

Je n’ai découvert Maryse Condé que très récemment. Ses premiers livres m’avaient intéressé. Et maintenant je la redécouvre. Je trouve que son dernier livre Célanire cou-coupé est époustouflant. C’est dommage qu’il n’ait pas l’écho qu’il mérite. Elle maîtrise parfaitement la langue, la construction. C’est à la fois un roman historique, un roman policier… Elle a utilisé une certaine connaissance qu’elle avait de la Côte d’Ivoire. Je pense qu’elle a fait une œuvre à la Alejo Carpentier.

En évoquant Nuruddin Farah, tu parlais de bibliothèque…

Je faisais référence au sous-titre de la thèse que j’avais commencé sur Nuruddin Farah et qui s’appelait : Des mages à la fondation. Je disais que N. Farah faisait la fondation d’une bibliothèque. Mais je pense que c’est le cas de beaucoup d’écrivains africains qui sont sérieux dans leur travail et qui ont une finalité dans leur projet. C’est de savoir où l’on place son ambition. Dès lors qu’on veuille donner une certaine élévation à un projet d’écriture, je pense qu’on est très vite confronté à fonder une bibliothèque. Ce qui est très jouissif, enivrant, vertigineux au niveau de l’impulsion. On produit du sens tout le temps. Et à ce niveau-là, on doit être très heureux. Et si on se revoit dans cinq ans, je sais ce que je peux faire ou ce que je dois faire… Mes livres sont étudiés, ils sont au programme à Djibouti et cela produit du sens.

Ton écriture emprunte à différentes tonalités : elle est très poétique, elle est aussi politique quand tu dénonces les horreurs des dictatures, et parfois, elle peut emprunter un ton plus journalistique (notamment dans le chapitre 15 de Balbala ou dans la dernière nouvelle Fragments intimes et colossaux de votre recueil Le pays sans ombre. Par contre, tu manies peu l’humour contrairement à des écrivains comme E. Dongala, H. Lopes ou même A. Kourouma pour qui le rire semblent l’ultime recours face à une réalité indigeste et bien réelle dans toute l’horreur qu’elle suppose.

Je préfère le terme de factuel à celui de journalisme… C’est une histoire de tempérament… Je me trouve assez ironique dans ce que j’écris…

Oui, mais l’ironie n’est pas l’humour…

Oui… Peut-être… Je suis plutôt ironique qu’humoristique. Je fais plus de l’humour sur des mots que sur des situations parce que je ne le perçois pas ou cela me semble trop facile…

Tu es le seul à avoir parlé des exilés rwandais du Burundi. Pourquoi ce choix de ce dernier texte Bujumbura plage ? Il faut aussi aller voir à l’extérieur pour prendre la température d’un pays ?

J’ai été très heureux d’aller au Burundi… Je savais que dans ma partie moins sérieux je pouvais me le permettre. A Kigali, il y a des choses qu’on ne peut pas se permettre de dire, de faire voir, ou même de penser. Je ne me serais pas permis de faire le récit que j’ai fait à Bujumbura sur Kigali : parce qu’il y a un certain sérieux encore à Kigali, même si cela à tendance à s’estomper avec le temps. Bujumbura représentait un peu Kigali avant le génocide : à Kigali, on ne se permet plus, par exemple, de blague de type « raciste » de Hutu à Tutsi et inversement… Ce qui est très compliqué avec les Rwandais c’est qu’ils disent ouvertement très peu de choses. A Bujumbura, on peut encore faire des blagues de ce type-là…

Ce passage apparaît également comme une respiration après tout ce qu’on a lu…

Oui, j’en avais tout à fait conscience et c’est pour cela que je l’ai mis à la fin… Je voulais aussi un peu polémiquer avec mes camarades qui ne voulaient pas trop qu’on en parle…

Qu’est-ce que les Rwandais ont pensé de ton livre ?

On ne sait pas trop… Je n’étais pas là au mois de mai à Kigali. Les Rwandais ont le culte du secret. Je serais très heureux que le livre soit bien reçu. Mais en même temps, j’ai le désir d’avancer, de ne pas trop me préoccuper des échos de mon livre. Je pense que l’écrivain doit aussi essayer de se barricader à sa manière pour ne pas être trop touché par ce qu’il entend. N. Farah dit qu’il ne lit plus les papiers écrits sur lui, que ce soit élogieux ou pas.

Y a-t-il pour toi un renouveau de l’écriture africaine ou une manière différente d’aborder l’histoire de ton pays ?
Il n’y a aucun doute là-dessus. Il y a vraiment un renouveau de l’écriture africaine…

Dans quelle mesure ?

Dans le fait que la distance donnée à l’écrivain est plus grande : au sortir des années 1970, il y avait une trop grande prégnance du collectif sur l’écrivain. Et même les écrivains qui avaient cherché à déconstruire ce mythe de l’écrivain national, comme Tierno Monénembo ou Williams Sassine, participent encore de ce mythe collectif.

Quelle signification donnes-tu à ce mythe de l’écrivain collectif ?

Le fait qu’on doit encore assumer une posture du collectif. Ce qui est salutaire, c’est que cela arrive à sa fin. On ne demande plus aux jeunes écrivains d’assumer les mêmes positions qu’on demandait aux anciens. Ce qui les mettait dans des postures difficiles humainement. On ne demandera pas par exemple à Kossi Efoui ce qu’on pouvait demander à Adiafi ou d’autres.

Ils ont moins de compte à rendre à la politique…

Oui, voilà… Il n’y a plus cette prédominance du politique, ce qui ne veut pas dire une évacuation du politique au point de vue de la littérature elle-même ! Au contraire ! Il n’y a plus cette injonction de parler au niveau politique. A Djibouti, on me demande encore de faire du politique, ce qui n’est pas le cas au Bénin par exemple, avec un écrivain comme Florent Couao-Zoti…

D’une certaine manière, Florent Couao-Zoti a occulté le politique de son œuvre en ce sens où cela ne transparaît pas très ouvertement…

Je crois qu’on ne le lui demande plus. Il assure une espèce de posture d’un écrivain qui s’intéresse à la marge. Il n’y a plus d’injonctions venant directement du politique, contrairement à avant où il y avait une pollution du politique dans la littérature. Tu ne pouvais pas travailler normalement.

Tu penses qu’il y a un renouveau dans l’écriture elle-même ?
Oui… Je pense aussi qu’il y a une sédimentation de l’histoire littéraire. Au début, les écrivains avaient une connaissance plus mince de l’histoire littéraire… Aujourd’hui, il y a le postulat de la littérature mondiale. Tout cela peut donner de l’inspiration à un écrivain qui n’est plus obligé d’aller chercher dans la seule littérature ethnologique française ou dans la seule injonction de la politique présente, comme avant ! Il pouvait aussi inventer un bricolage de la tradition. Maintenant, il peut dire qu’il s’inscrit dans un espace mondial, international.

Quels sont tes projets actuels ?
Après la première trilogie sur Djibouti (Le pays sans ombre, Cahier nomade et Balbala), je suis parti sur des projets ponctuels ou conjoncturels et peut-être aurai-je le loisir de faire un travail – une trilogie ou un dytique, je ne sais pas encore – sur la migrance, qui n’est ni l’émigration, ni l’exil…

Quelque part en rapport avec le nomadisme ?
Oui… A la Emile Ollivier, l’écrivain haïtien. En rapport avec la migrance et l’exil d’un certain nombre de Djiboutien au Canada, aux Pays-Bas et ailleurs, mais je cherche encore…

propos recueillis par Eloïse Brezault
Caen, décembre 2000

 

Ecrire contre l’oubli
par Tanella Boni

De septembre à décembre, colloques, expositions, concerts, salon du livre africain, spectacles vivants se sont succédés dans le cadre de Lille 2000, l’Afrique en créations, soutenues par des institutions françaises.. Les « rencontres artistiques de l’Afrique et du Nord » (Fest’Africa), appuyées par ce vent favorable, ont tenu toutes leurs promesses, début novembre. Pour la huitième fois, elles étaient organisées à Lille par l’Association Arts et Médias d’Afrique. A cette occasion, éditeurs et journalistes, libraires et opérateurs culturels, ainsi qu’une cinquantaine d’écrivains francophones, anglophones et lusophones ont parlé de l’Afrique contemporaine et posé des questions essentielles à livres ouverts.

 

Des discussions informelles aux rencontres publiques, écrire en Afrique a été au centre de tous les débats. L’état des lieux fut fait de l’édition, la circulation, la traduction du livre. Mais nous sommes allés plus loin que l’existence de l’objet livre, les conditions de sa production et de sa réception. Chaque fois qu’il est donné à des écrivains de se croiser, les conditions de la création littéraire sont à l’ordre du jour. Car, s’il arrive à chaque corporation de faire le point des problèmes liés à l’exercice d’un métier, il n’est jamais aisé de parler de soi en tant qu’écrivain.
La plupart du temps, les rencontres se font hors d’Afrique, avec la bénédiction d’institutions internationales. De manière ponctuelle, elles peuvent avoir lieu dans tel pays du Sud, avec le concours de centres culturels étrangers ou d’organismes privés. Les Etats, ici, ne se soucient guère de l’existence d’une catégorie d’êtres peu nombreux qui prennent la plume et créent des univers consignés, par les mots, dans un objet appelé livre. Les Etats apprécient-ils à sa juste valeur, au seuil du siècle qui commence, la place du livre dans tout développement ? Quant aux écrivains, sont-ils reconnus en tant que producteurs de sens ? Il n’est pas rare que l’on les perçoivent comme fauteurs de troubles, empêcheurs de tourner en rond dans ces pays où l’exercice de la démocratie n’a rien de véritablement démocratique, où la justice pourrait être imaginée comme une grande farce qui ne trompe que ceux qui continuent d’y voir l’exercice du droit.

Car l’écrivain a encore cette capacité inouïe de pouvoir tourner en dérision, ce qui, en principe, ne doit pas l’être : tout ce qui mérite respect et obéissance. L’écrivain reste fondamentalement une femme ou un homme vivant dans telle société, respectant les lois, s’efforçant de s’intégrer dans son milieu. Mais, dans le même temps, « cette arme miraculeuse » qu’est l’écriture lui permet de trouver sa propre voie, d’être libre de tout engagement extérieur, d’avancer masqué par les mots, porté par une flamme intérieure qui irradie un univers autre qui advient au jour parfois à son insu. Il se contente d’écrire et les mots disent le reste, tout le reste : la fausseté du monde ou la « comédie humaine » comme dit Balzac, ce grand théâtre qu’est la scène politique, le bonheur d’être humain, la vie et la mort, ce lien fondamental ou l’Amour. Veilleur infatigable, l’écrivain ouvre l’œil sur une parcelle de l’univers. Comme par hasard, son regard peut se poser sur la société qui l’entoure, celle qui l’empêche de dormir. Et, en Afrique, l’on sait que les problèmes sociaux sont amplifiés par les rapports de forces antagonistes, la défense et l’illustration de la raison d’Etat, les passions politiques, l’idéologie qui mobilise les groupes, les clans et les partis…
Or l’écrivain semble écrire en son nom propre, dans une langue parfois inaccessible au grand nombre, dans des pays où l’urgence se trouve du côté de la survie : le boire et le manger. Qui donc, du côté des pouvoirs publics, pourrait soutenir, périodiquement, une rencontre entre écrivains, cette minorité dont l’existence, dans nos sociétés, relève du défi ? Les écrivains présents à Lille ont mesuré toute la portée de Fest’Africa. Certes, il se déroule en France, mais, fait remarquable, il est organisé par des africains et, pour l’édition 2000, ce festival de littérature a réussi le pari de faire cohabiter pendant une dizaine de jours francophones, lusophones et anglophones ! Par volonté de rapprocher les écrivains africains par delà les barrières des langues et des frontières, Fest’Africa a donc réalisé une grande première en l’an 2000.
Chacun se sentait chez soi dans sa langue, dépaysé par la langue de l’autre mais la proximité n’a pas fait défaut car le dialogue était possible autour des mêmes préoccupations.

Nous étions donc entre nous Africains, avec nos différences culturelles et nos langues d’écriture, en dialogue avec les autres, tous les autres. Nous étions rassemblés dans une ville du Nord de la France, par temps froid. Cependant, la chaleur de la très grande fraternité tenait lieu de soleil. Nous nous comprenions en silence et par-delà les mots. Mais les mots coulaient aussi à flots : à table, pendant les débats, dans le hall de l’hôtel jusqu’à des heures tardives. Mots anodins, mots plats, mots insensés, mots savants qui nous ramènent toujours à quelque livre, mots conseils ou mots remontrances. Les écrivains veillent près des mots, même quand ils ne sont pas en train d’écrire. Ils écrivent toujours, dans un coin de mémoire, paroles incongrues, conversations et vérités profondes. Ils veillent autour d’un verre ou simplement pour le plaisir d’être ensemble, en groupes restreints. Nous étions dans la vie réelle et les incompréhensions, les états d’âme, les prises de position qui ont dû assommer quelques-uns parmi nous faisaient partie du lot quotidien..
A chaque rencontre, nous apprenons à mieux nous connaître. Les générations se dessinent. L’essentiel est toujours ailleurs, du côté de la plume, de la solitude fondamentale de chacun face au monde, face à lui-même.
Mais la conscience que nous avons de notre propre responsabilité en tant qu’écrivain commence ici-même, devant l’autre écrivain dont le seul regard est bien plus qu’une interrogation. Oui, peu à peu, malgré tous les obstacles qui nous séparent, dans une Afrique qui lutte pour la survie, nous avons fini par former une communauté. Il nous faut parler de cette activité particulière : la nôtre. Même se côtoyer sans se parler outre mesure est une gageure. Chaque écrivain sait que le silence est parlant, bruissant de paroles dans un lieu habité par des humains. L’activité que nous exerçons nous oblige à devoir rester humain, même si, plus d’une fois, nous sommes traversés par ce grand rêve d’immortalité qui illumine l’esprit de ceux qui prennent la mesure, tous les jours, de la fragilité du monde, de l’imminence de la mort…
Notre communauté, distendue par mille frontières, se reconstruit à vue d’œil, à la moindre occasion de rencontre. Des plus jeunes aux plus anciens, des habitués des grands débats à ceux qui prennent plaisir à écouter, chacun cherche sa place dans ce groupe informel, libre, en perpétuelle mutation, soutenue par cette activité éminemment manuelle, visuelle, auditive, avant d’être à proprement parler cérébrale : écrire. Car le corps n’écrit-il pas avant de penser les mots ? Il les voit, il les entend, il les soupèse, les forge, les découpe, les assemble. Ces mots qui coulent de source, venant de lieux insondables, inexplorés…
Dans cette communauté qui se construit et se défait au gré des circonstances et du temps qui passe, la fraternité semble être un maître mot silencieux, mot vécu qui passe, à l’insu des écrivains, de l’univers du papier à celui de la vie réelle. Mais la vraie fraternité, me semble-t-il, ne se vit pas dans cette ambiance euphorique créée par tel événement. Elle pourrait être plutôt la marque distinctive d’une communauté de pensée. Une certaine préoccupation commune à un moment donné de l’histoire. Chacun a, certes, sa manière d’écrire, son style, sa langue d’écriture. Mais, parmi ces écritures africaines de plus en plus éclatées, de temps à autre se dégage comme un éclair remarquable d’un auteur à l’autre. Ces auteurs qui peut-être ne se sont jamais rencontrés ou qui n’ont pas l’habitude de se côtoyer. Il peut se faire aussi qu’à force de se parler ou de se passer les mots, chacun crée son propre univers, en essayant de s’éloigner le plus possible du connu, du trop connu, entendu ou lu chez le voisin. Mais, contre la volonté des écrivains, un certain esprit souffle parfois par dessus leur esprit et les emporte vers un ailleurs dont ils ignorent les lois.
Ainsi, les textes publiés dans le cadre du projet « écrire par devoir de mémoire », à l’instar d’autres textes de l’année 2000 sont traversés de part en part par un tel souffle, malgré la diversité des points de vue et des sensibilités. On pourrait aller plus loin : l’idée de l’innocence perdue dans un monde qui fait de l’enfant un mutant qui perd ses points de repère et en invente d’autres, est devenue, aujourd’hui, un sujet de prédilection chez les écrivains africains . De Birahima, enfant-soldat qui raconte son odyssée à travers les abysses de la « guerre tribale » dans quelque République bananière chez Kourouma à Faustin Nsenghimana, « l’aîné des orphelins », adolescent condamné à mort dont nous parle Tierno Monénembo, il y a comme un air de famille. Les enfants et les adolescents grandissent avant l’âge. Le poids des événements les oblige à ouvrir les yeux sur un monde sans foi ni loi. Ils constatent alors, comme le fait Birahima, que la justice divine n’a rien à voir avec celle des hommes. Il y a sans doute plusieurs mondes. Celui des vivants et celui des morts. Celui des esprits et des ancêtres, êtres invisibles, protègent les vivants, quelles que soient les circonstances. Le monde de Dieu, Etre Tout-Puissant, n’a sans doute rien à voir avec la justice humaine. Dieu nous regarde-t-il ? Prend-il pitié de nous, nous guide- t-il sur le droit chemin ? Mais « Allah n’est pas obligé d’être juste dans toutes ses choses ». Car la souffrance existe sur terre, toutes sortes de monstruosités peuplent le monde. Si on ne peut rien dire de la justice divine, on pourrait rêver tout au plus que l’être humain, pour se tirer d’affaires malgré tout, compte sur quelque trésor intérieur. Voilà pourquoi la ruse règne dans le monde. Voilà pourquoi la duplicité existe et que certains personnages peuvent jouer plusieurs rôles dans la vie, avoir un visage à double ou triple facettes comme Yacouba le « grigriman » , Allah est peut-être hors de cause au moment même où les humains perdent leurs points de repère , où la guerre les éloigne des règles élémentaires de l’humanité. Car çà et là des lycaons s’amusent à entrer dans le bois sacré en sacrifiant d’abord père et mère. Tuer des humains et se nourrir de chair humaine font partie du rituel. Comme le dit Birahima : « J’ai voulu devenir un petit lycaon de la révolution. C’étaient les enfants-soldats chargés des tâches inhumaines. Des tâches aussi dures que de mettre une abeille dans les yeux d’un patient… » On se croirait, dans ce roman, dans un univers des origines, une histoire mythique. Mais la vraie fiction n’est autre que l’histoire de l’Afrique racontée au présent. Histoire de « guerre tribale », dans une « République bananière », « foutue et corrompue » où c’est le « bordel » : « La Sierra Leone c’est le bordel, oui, le bordel au carré. On dit qu’un pays est le bordel au simple quand des bandits de grand chemin se partagent le pays comme au Liberia. Mais, quand en plus des bandits, des associations et des démocrates s’en mêlent, ça devient plus qu’au simple »

Cela signifie, en d’autres termes, que l’histoire est désormais un objet privilégié pour la littérature. L’Aîné des orphelins nous le confirme. L’univers sordide des prisons où croupissent des « minimes » de 7 à 17 ans est la scène où Faustin Nsenghimana, 15 ans, passe les derniers jours de sa vie en attendant son arrêt de mort.. Quel crime aurait-il commis ? On se le demande. Il se rappelle quelques épisodes marquants de sa vie de rescapé de la mort et d’enfant de la rue, raconte comment il a retrouvé, enfermés dans un orphelinat, ses frères et sœurs devenus, après le massacre des parents, « des enfants sauvages ». Ils ont perdu l’usage de la parole. Ils réapprendront, au contact de l’Aîné, quelques mots et gestes de l’humanité. Seulement, celle-ci est en perte de vitesse car  » ici, chacun vit replié sur sa colline comme si les voisins avaient un oeil au milieu du front » .

Les dieux abandonnent l’Afrique qui sort, ainsi, de tous les mythes forgés à son intention. L’Afrique entre dans l’histoire par la grande porte : celle bien sinistre de la tragédie, de la guerre, de la lutte entre le Bien et le Mal.  » Le Mal change de tactique et de champ de bataille. Il surgit là où nous avons baissé la garde » Mais ne nous y trompons pas. C’est l’histoire réelle et non pas fictive qui s’écrit comme une tragédie : un univers dans lequel les individus sont porteurs de masques. On ne sait qui est qui, personne ne dévoile la nudité de son visage mais le Mal existe. Il s’installe lentement mais sûrement dans le cœur des hommes, des femmes et des enfants. Il n’ y a pas d’innocents. Les lieux sont nommés. Tous les acteurs sont convoqués dans ces textes écrits sur le Rwanda. Les bourreaux et les victimes, les médias qui ont incité à la haine, l’Eglise catholique, la France, tous ceux qui ont trempé la main dans le sang sont désignés par la plume des dix écrivains ayant pris part au projet. Véronique Tadjo, rappelle : « …on peut dire que la France et la Belgique continuèrent jusqu’au bout à soutenir un régime génocidaire car pour eux, seule la majorité ethnique hutue était garante de démocratie au Rwanda » .

Abdourahman A. Waberi s’interroge d’abord sur le rôle de l’écrivain en pareilles circonstances, avant d’aller plus loin, avant de faire un peu d’histoire, avant de parler des mots de la langue : « Le kinyarwanda est désormais riche de quelques termes qui dégagent la force de l’inédit, comme itsembatsemba (extermination) et itsembawoko (génocide). De l’inédit et de l’inconnu ils passeront à l’éternité de la langue » . En Afrique, chacun a, désormais, « sa ceinture de morts » (d’après l’expression d’Aimé Césaire), l’écrivain arrive peut-être sur le tard, au moment où les jeux sont faits, quand les victimes ne sont plus que des os et des crânes. A ceux qui ont souffert et souffrent encore, « la littérature, cette fabrique d’illusions, avec sa suspension d’incrédulité, reste bien dérisoire » . Mais il s’agit peut-être d’évoquer longuement les âmes des victimes, de donner un visage et une voix à ceux qui n’en n’ont plus, afin qu’ils puissent venir au secours des vivants . Aussi l’écrivain, quel que soit le moment où il se saisit d’une parcelle d’histoire, n’arrive jamais trop tard. Car il a le devoir de « se transformer en donneur d’échos » et « d’élever un panthéon d’encre et de papier à la mémoire des victimes, héler les consciences un brin disponibles. « 
Koulsy Lamko n’est pas seulement allé au Rwanda une ou deux fois dans le cadre de ce projet soutenu par Fest’Africa. Il a fait escale dans ce pays, il y travaille et y vit désormais. Il veut redonner, par la pratique de l’art, quelques raisons de vivre aux jeunes Rwandais, au Centre Universitaire des Arts de Butare. Dans la Phalène des collines , il imagine la métamorphose d’une reine violée et massacrée dans une église. Désormais, elle est phalène légère libérée de la carcasse du corps, elle s’envole, parcourt l’immensité des collines. Elle avait entendu toutes sortes d’inepties dans « l’église -musée-cimetière » où le corps dont elle s’est échappée était exposé dans toute sa nudité, un morceau de bois planté dans le sexe depuis le temps du viol…
Variations sur une histoire vraie qui se retrouve par ailleurs dans la plupart des livres publiés dans le cadre de ce projet. Mais chez Boubacar Boris Diop l’histoire emprunte véritablement et de façon limpide, la monstruosité d’un carrefour, celui de l’école technique de Murambi « où s’étaient rencontrés tous les acteurs de la tragédie : les victimes, les bourreaux et les troupes étrangères de l’opération Turquoise. Celles-ci avaient campé, en toute connaissance de cause, au-dessus des charniers » . Ce livre polyphonique où l’histoire se déroule comme une dizaine de chapelets, vient nous rappeler que la tragédie n’arrive pas qu’aux autres. Un beau jour, elle se déroule sous nos yeux incrédules, si près, tout de nous, comme le dit Michel Seremundo, le premier personnage qui entre en scène : « Je ne me rendais pas compte que, si les victimes criaient aussi fort, c’était pour que je les entende, moi et d’autres milliers de gens sur la terre et qu’on essaie de tout faire pour que cessent leurs souffrances. Cela se passait toujours si loin, dans des pays à l’autre bout du monde. Mais, en ce début d’avril 1994, le pays à l’autre bout du monde c’est le mien » . Déjà, les questions essentielles sont posées : comment reconnaître le visage du bourreau sous les traits de celui qui, comme le docteur Karekezi, a « pour unique foi la vérité » au nom de laquelle il planifie et ordonne le massacre des « cancrelats » envahisseurs ? Quel rôle jouent les médias d’Etat en pareilles circonstances ? Un exécutant, le père de Marina Nkusi, s’écrie : « Vous ne regardez pas la télévision ou quoi ? C’est comme dans toutes les guerres, on tue les gens et puis c’est tout ! Pourtant ce père, qui, sur les barrières « manie la machette comme un forcené » est, à la maison, un père magnifique capable de cacher, chez lui, des enfants en danger de mort, de jouer avec eux, de leur apporter des friandises…Visages doubles, triples, quadruples. Allez donc savoir où se cachent le bon et le méchant, de quel côté se trouve le mal, dans quels interstices se dissimule le bien. Car comment sortir du chaos au moment où le sang cesse de couler ? On parlera de réconciliation mais : « que vaut un pardon sans justice ? »

Jean-Marie Rurangwa a décidé d’expliquer le génocide des Tutsi à un étranger. Il procède par questions et réponses, comme dans quelque exercice d’école car la visée pédagogique de ce livre est évidente. On y retrace l’histoire de la haine de l’autre, des différents massacres depuis 1959. L’auteur y dénonce l’argument fallacieux de l’ethnie. En effet, Hutu, Tutsi et Twa parlent la même langue. Il est difficile aussi de les distinguer morphologiquement. Les uns auraient planifié l’extermination des autres. Des chercheurs et des théoriciens européens, depuis le début du siècle, ont leur part de responsabilité dans cette histoire.
Ainsi, le génocide des Tutsi n’est pas une guerre ethnique : c’est un massacre planifié…
Vénuste Kayimahé, rescapé du génocide, bien avant ce projet, avait écrit au Président François Mitterrand. Il a prêché dans le désert. Il n’a reçu aucune réponse. Ce qu’il avait à dire était trop lourd à porter seul. Parce que « le survivant n’est qu’une apparence d’homme », un homme en proie aux cauchemars comme il le dit devant ce public nombreux rassemblé Place du Général De Gaulle, à Lille, ce 11 novembre 2000. Le rescapé cherche en vain un bonheur introuvable. Le livre qu’il présente ; France-Rwanda : les coulisses du génocide. Témoignages d’un rescapé, .est un appel au partage de la douleur et de la souffrance afin que la vie soit possible.

De l’éloge de la vie, à celui de l’amour, il n’ y a qu’un pas. Voilà pourquoi, dans Murekatete, Monique Ilboudo nous donne à lire cette histoire d’amour difficile à vivre à cause des milliers de morts de part et d’autre, à cause de la périlleuse rencontre des cœurs et des âmes qui n’oublient pas. Car comment oublier « la mort anormale », ce crime collectif qui « fauche des êtres sains, dans la force de l’âge, des enfants en pleine croissance, des foetus à l’abri, dans le sein maternel (…) des êtres dont le seul crime est d’être nés d’un bord et pas de l’autre » Voilà pourquoi, d’un autre point de vue, Nocky Djedanoum achève son recueil de poèmes Nyamirambo ! en apothéose, par un « manifeste pour la vie » qui commence par ces mots si forts : « Nous en avons assez de mourir, nous voulons vivre pour l’Afrique… »


Des écrivains sont allés au Rwanda, il y a deux ans. Ils ont écrit des textes par devoir de mémoire pour toute l’Afrique, pour le monde entier y compris pour la Côte d’Ivoire. Ils parlent de la vie à sauver, parce que la mort anormale, contre nature conduit au chaos…
Si les mots des écrivains n’ont jamais tué personne, il n’en va pas de même pour les mots de la propagande idéologique et politique, relayés par les médias. Les mots chez les écrivains africains, soutenus par une esthétique particulière, s’efforcent de jouer leur propre rôle. Rôle difficile, parfois entravé par mille maux, mille devoirs extérieurs, qui n’ont rien à voir avec l’écriture.
Les individus croient que les dieux sont encore là, mais ceux-ci ont déjà abandonné les humains à leur sort. Pour entrer dans l’histoire, les hommes reconstruisent le monde selon leur propre volonté, le refonde , mais la barbarie n’est pas loin. Le sang coule, souvent à flots, la force est maîtresse à tous points de vue quand l’autorité vacille, comme nous l’enseigne l’histoire présente de la Côte d’Ivoire… Les tribunaux sont une scène de théâtre devant laquelle personne ne sait s’il faut rire ou pleurer. Les hommes politiques qui gouvernent notre monde nous ont habitués à l’idée de métamorphose. Avons-nous le sommeil paisible ?

Le regard des autres s’est posé sur nous, sur la Côte d’Ivoire, à Lille, avec insistance. Un des nôtres venait d’être récompensé doublement.Mais que faisons-nous ici et maintenant ? Participons-nous à tous les crimes commis collectivement ? Chaque écrivain de Côte d’Ivoire présent à Lille a donné sa réponse en paroles ou en silence, en esquivant les questions ou en affrontant le regard de l’autre. Car chacun se doit de dire sa part de vérité, un ce que je crois, en son âme et conscience.
Mais revenons donc à la question initiale.
Public et journalistes n’hésitent pas à nous la poser, parfois de manière impromptue : « pourquoi écrivez-vous ?  » Ecrire pour sauver la part d’humanité en péril dans le monde. Ecrire parce qu’il s’agit de défendre la vie contre la mort ambiante. Les écrivains africains n’ont que les mots pour dire et témoigner. Ils n’ont pas d’autres armes. Quelle que soit la langue d’écriture, c’est avec des mots nus, parfois forgés de toutes pièces, souvent utilisés avec détachement mais toujours imprégnés d’un fond de culture autre que l’écrivain avance sous le soleil ou dans l’ombre. Il peut déployer quelques stratégies de séduction. Il peut raconter paisiblement en y mettant le ton et la manière. Parfois il ne sait pas où il va. Mais en utilisant le mot en vue de prendre part aux festins et aux affres de l’écriture, il se met en marge du commun des mortels pour mieux dire la condition humaine. Or, aujourd’hui, la condition humaine est en danger. L’humanité de l’homme, de la femme et de l’enfant est remise en question par mille atrocités, mille crimes commis, souvent collectivement, pour assouvir quelque passion humaine, trop humaine : la soif du pouvoir qui met à mal la démocratie recherchée, la haine de l’autre (proche ou lointain), les désirs du ventre…Il s’agit, dans un premier temps, de tirer la sonnette d’alarme et de dire, noir sur blanc, nous sommes tous des êtres humains après tout. Ce cri du désert ou de la forêt vierge qui le poussera à notre place si ce n’est, en premier lieu, l’homme ou la femme seul(e) armé (e) du mot. Mot-phrase, mot-image, mot-rythme, mot-idée, mot-douleur, mot-joie ; mot-amour. Si d’aventure un seul mot manque à l’appel, il s’agit de le trouver, avant qu’il ne soit trop tard. Quand sortirons-nous donc de l’écriture de l’urgence ? Pas encore. Car il y a urgence à dire voilà pourquoi nous n’avons pas le temps de penser. Heureusement, quelques semences de pensée finissent par se glisser entre les mots dits et rassemblés dans l’urgence. Ainsi, pouvons-nous lutter contre l’oubli du mal, ce que l’homme est capable de faire à son semblable, qu’il considérait, l’instant d’avant, comme son enfant, son frère, sa sœur, sa femme, son mari, son ami, son voisin, son père ou sa mère. Ne jamais oublier le mal qui entache le lien de l’humain à l’humain. Oui, après le Rwanda, il est encore possible d’écrire, même si nous devons inventer des mots neufs pour dire l’inommable…
Ecrire entre, aussi paradoxal que cela puisse paraître, dans le champ de l’éthique . Là où il est question des liens entre humains. Là où le bien et le mal s’affrontent. Là où la dignité humaine est à l’honneur et où la bonté du cœur pourrait être un des rares remèdes capables de guérir les plaies de l’humanité. Mais comment sauver l’humanité à mains nues, rien qu’avec des mots ? Toute la question est là…
Aujourd’hui plus que jamais, s’impose à nous l’impérieux devoir « d’écrire dans l’odeur de la mort » . Mais qu’est-ce que écrire veut dire si ce n’est donner une réponse personnelle, originale à cette « nécessité intérieure » à laquelle la main de l’écrivain ne peut échapper ? En fait, on serait tenté de dire que rien, de l’extérieur, ne peut obliger un écrivain à prendre la plume. Mais tout amène à croire, en Afrique, qu’il porte l’écriture comme une croix ! Au carrefour de la vie et de la mort le choix, difficile, doit être clair. Choisir la vie, c’est résister à tout point de vue, résister surtout aux sirènes qui entonnent le chant de la Vérité sur fond de massacres…

Abidjan,
Tanella Boni
Poète, romancière, philosophe

Posté par rwandaises.com