Par Béatrice ARVET • Correspondante La Semaine • 06/10/2012 à 14h43
Quels étaient les véritables objectifs de l’opération Turquoise initiée par la France du 22 juin au 22 août 1994 ? Que s’est-il passé pour qu’en 2005 soit déposée une plainte pour “complicité de génocide et de crimes contre l’humanité” ?
Un allié douteux
En juin 1994, au début de l’opération Turquoise, la situation au Rwanda était suffisamment complexe pour induire une confusion, entretenue aussi longtemps que possible par l’Élysée. Deux conflits autonomes ravageaient alors le Rwanda – une guerre (FAR* contre FPR*) et un génocide (Hutu contre Tutsi), l’un militaire, l’autre civil. D’après Laure de Vulpian, le président Mitterrand, hostile aux accords de paix d’Arusha (1993) qui intégraient le FPR* dans le processus politique, souhaitait secrètement sa défaite afin de préserver les liens de coopération et l’influence française en vigueur depuis 1962 entre les deux pays.
L’opération Turquoise est venue à point nommé racheter l’honneur d’un gouvernement pressé par son opinion publique, qui, deux mois et demi après le début des événements, soutenait encore un pouvoir génocidaire. Au 79ème jour (sur cent) des massacres, les premiers détachements débarquent à la frontière du Zaïre avec une mission clairement humanitaire de protection des populations menacées. Mais qui étaient ces populations en danger ?
Contresens
D’abord acclamés par la population Hutu à qui ils délivrent des biscuits vitaminés et de l’eau, les militaires mettront cinq jours à comprendre le véritable sort des Tutsi et le rôle des villageois dans leur extermination. À Bisesero, il faudra trois autres longues journées, mille morts supplémentaires et la témérité de Thierry Prungnaud et de ses hommes contre leurs supérieurs pour sauver les huit cents survivants qu’ils découvrent, affamés, blessés et terrorisés dans des collines parsemées de cadavres – cinquante mille Tutsi s’y étaient réfugiés au début du génocide.
Comment la hiérarchie militaire s’est-elle laissée aussi facilement berner par les faux renseignements provenant des autorités rwandaises qui affirmaient haut et fort être menacées par l’avancée du FPR* ? Existait-il une mission officielle et une officieuse dont seuls l’Élysée et l’état-major étaient informés ? Laure de Vulpian répond à cette question en démontrant que Turquoise a, en réalité, été conçue comme une force d’interposition, destinée à empêcher la victoire prévisible de Paul Kagame. L’instauration de la Zone Humanitaire Sûre à partir du 5 juillet, qui a permis à la France de contrôler une partie du territoire rwandais et par la même occasion, sous prétexte de neutralité, de laisser fuir de nombreux membres du GIR* vers le Zaïre, appuie cette thèse ainsi que les multiples zones d’ombre laissées dans son sillage – y compris les accusations contre l’armée de viols, violences et non assistance à personne en danger.
Une justice escargot
Fruit de dix ans de travail sur le Rwanda, l’enquête fouillée et passionnante de Laure de Vulpian tente une impartialité rendue difficile par l’absence de coopération des acteurs de l’époque. Des lacunes de la mission Quilès (1997) aux plaintes déposées en 2005 dont l’instruction semble bloquée, en passant par les futurs génocidaires entraînés par la mission Noroît (1990 – 1993) ou le flou artistique dans lequel opéraient les soldats sous Turquoise, elle dévoile le rôle équivoque de l’Etat français face à la plus terrible catastrophe humaine depuis la Seconde Guerre mondiale. Si la plupart des militaires sont rentrés avec l’impression du devoir accompli et la satisfaction d’avoir sauvé des vies, ce n’est pas l’initiative française qui a stoppé les crimes de masse, mais bien la victoire du FPR*. Et la thèse du contre-génocide souvent invoquée pour justifier une protection des Hutu ne tient pas une seconde à l’analyse du terrain. Les révélations dérangeantes se succèdent, mettant sur la sellette le gouvernement de cohabitation comme l’état-major des armées et impliquant autant la droite que la gauche dans cette mystification. Une responsabilité partagée qui explique peut-être les difficultés à faire avancer les plaintes, passées par deux tribunaux différents et quatre juges d’instruction depuis 2005.