Le crime de génocide est considéré, à juste titre, comme le crime des crimes puisqu’il est, en fin de compte, commis contre l’humanité-même. Le génocide constitue alors la violation la plus grave des droits de l’homme, car en fauchant arbitrairement et injustement la vie des hommes, on n’épargne, ainsi, plus rien du reste de leurs droits. Le droit à la vie est la base et le fondement de tous les autres droits de l’homme. En effet, si quelqu’un n’est plus, alors il ne peut plus jouir d’aucun autre droit dont, normalement, devrait pleinement jouir tout homme, durant toute sa vie.
Les non avertis pourraient, peut-être, penser que le génocide qui a été perpétré contre les Tutsi au Rwanda en 1994 est purement et exclusivement rwandais ou qu’il s’est basé sur un antagonisme ‘‘ethnique’’ ou ‘‘tribale’’ historique entre Hutu et Tutsi (souvent l’on n’évoque même pas les Twa !), comme l’affirment certains, sciemment ou inconsciemment, trop facilement et trop simplement. Un jugement pareil serait tout à fait complètement erroné.
A notre avis, le génocide de 1994 est complexe et il a impliqué non seulement des Rwandais, mais aussi, directement ou indirectement, des étrangers.
Il faut justement bien noter que le Rwanda, qui existe comme nation depuis plusieurs siècles avec toutes ses composantes en terme de population, n’avait jamais connu une tragédie du genre, basée sur une division ‘‘ethnique’’ quelconque. Plusieurs observateurs et connaisseurs objectifs de la réalité rwandaise voient dans la présence étrangère, surtout pendant la période coloniale (particulièrement du temps des Belges) et ses divers bouleversements, la source, si pas unique, mais certainement et historiquement déterminante, des malheurs (massacres et génocide) du Rwanda.
1. Aperçu historique
D’après Bernardin MUZUNGU, « le Rwanda comme nation indépendante et souveraine commence avec le règne de Ruganzu I Bwimba [1312-1345].
C’est à ce moment-là qu’il prend le nom de ‘‘Rwanda rugari rwa Gasabo’’ = ‘‘ le Rwanda dont le chef-lieu est à Gasabo’’. C’est à partir de ce lieu et de ce moment que commence l’histoire du Royaume rwandais précolonial. Celui-ci n’est pas tombé du ciel. Il existait déjà comme partie prenante d’une confédération de royaumes claniques… » (Bernardin MUZUNGU, Histoire du Rwanda pré-colonial, L’Harmattan, Paris, 2003, p.16).
Officiellement, les premiers Européens arrivent au Rwanda en 1894 et ce sont des Allemands. Avec ceux-ci viennent aussi beaucoup d’explorateurs, de missionnaires et d’hommes de sciences variées, soucieux de mener des études sur le pays et les populations nouvellement découverts.
Ainsi, c’est vers la fin du 19ème siècle que le Rwanda passe sous la colonisation allemande et ensuite sous la tutelle belge, à la fin de la Première Guerre mondiale. Cette colonisation, prise dans son sens le plus large, aura des conséquences néfastes sur l’identité du peuple rwandais, sur son unité et son harmonie, ainsi que sur sa cohésion sociale.
En effet, déjà quelques années avant l’indépendance officielle du Rwanda (01.07.1962) et sous l’impulsion et l’encadrement serré des colonisateurs belges et sous l’œil vigilant de certains missionnaires, des Rwandais, ayant bien assimilé la leçon divisionniste, avaient fondé des partis politiques dont certains, comme le MDR-Parmehutu (Mouvement Démocratique Républicain – Parti du mouvement pour l’émancipation hutu), étaient très visiblement ségrégationnistes (alors que le Rwanda était encore sous la domination belge). Ainsi la division du peuple rwandais fut politiquement consacrée, avec des conséquences prévisibles gravissimes. De fait, depuis la dite ‘‘ révolution sociale de 1959’’, des Tutsi commencent à subir des persécutions et des tueries massives organisées par le pouvoir alors en place. Les premiers groupes externes de réfugiés « politiques » rwandais, sans aucune possibilité de retour dans leur pays, datent de ces années 1959.
Après la proclamation officielle de l’indépendance du Rwanda, le 1er juillet 1962, la Première république (1962-1973) et la Deuxième république (1973-1994) rwandaises perpétuent l’héritage du colonialisme. Au lieu de restaurer l’identité et la cohésion de la nation (rwandaise) mises en lambeaux par la colonisation, les ‘‘seigneurs’’ de ces deux républiques, qui se sont d’ailleurs succédé par coup d’Etat, avec des massacres politiques et augmentation du nombre de réfugiés externes, n’ont fait qu’exacerber la situation. De cet état de choses, en peu de mots, l’on peut d’ailleurs saisir le background de la guerre de libération entamée le 1er Octobre 1990 (NTARIBI KAMANZI, Rwanda. Du génocide à la défaite, Editions Rebero, Kigali, 1997, pp.38-39).
La Première République rwandaise dirigée par Grégoire Kayibanda a politiquement établi les bases idéologiques du génocide et elle est s’est illustrée, plus d’une fois, par des massacres, à grande échelle dans certains endroits du pays, contre les Tutsi. La Deuxième République de Juvénal Habyarimana a affiné l’idéologie divisionniste et ségrégationniste et, pour finir, en 1994 fut perpétré un génocide toujours contre une composante de la population rwandaise, à savoir les Tutsi. Cette catastrophe de 1994 n’a visiblement pas été un acte populaire spontané, comme veulent l’insinuer certains négationnistes et révisionnistes, car cette tragédie de 1994 « se trouve déjà en gestation dans l’idéologie d’hier » (Colette BRAECKMAN, Rwanda. Histoire d’un génocide, Arthème Fayard, Paris, 1994, p.52).
2. La population
Contrairement à ce que certaines personnes disent et écrivent à propos du Rwanda, à savoir l’antagonisme entre Hutu et Tutsi, toute analyse objective arrive à la conclusion selon laquelle les trois composantes démographiques du pays (Hutu, Tutsi et Twa) ne constituent pas trois ethnies diverses (Bernardin MUZUNGU, Op. Cit. p.8). Elles seraient plutôt des catégories ou des groupes sociaux et non des ethnies au sens rigoureux et scientifique de ce terme.
A la rigueur, il n’y aurait qu’une seule et unique ethnie au Rwanda car les Hutu, les Tutsi et les Twa parlent la même langue, le Kinyarwanda, ont les mêmes coutumes, notamment se marient de la même manière, assez souvent entre membres de deux groupes dits « ethniques », ont la même foi ancestrale en un Dieu unique Imana, ont évolué vers les mêmes religions apportées par la colonisation, et vivent ensemble sur tout le territoire du Rwanda.
Pour le Rwanda, (et le Burundi sans doute), les colonisateurs et les missionnaires catholiques ont été les premiers à employer et à propager le terme ‘‘ethnie’’ pour désigner Hutu, Tutsi et Twa. Si l’on peut définir l’ethnie comme un groupement humain qui possède une structure familiale, économique et sociale homogène et dont l’unité repose sur une communauté de langue et de culture, alors l’on est surpris de constater qu’aucun trait caractéristique de cette définition n’est adéquat dans le cas qui nous intéresse, à savoir celui du Rwanda (Bernardin MUZUNGU, ‘‘ Ethnies et clans’’, Cahiers Centre Saint-Dominique, n°1, Août 1995, p.33). Pire encore, certains vont plus loin jusqu’au point d’arriver à parler de races différentes composant la population rwandaise en se basant sur quelques différences morpho-typiques.
En désignant les Rwandais comme trois peuples différents par le simple fait de projeter sur eux, par des analogies simplificatrices, la réalité des schémas occidentaux, les colonisateurs ont fait croire à certains Rwandais qu’ils (Rwandais) étaient réellement différents.
Le pouvoir colonial au Rwanda, particulièrement l’administration belge, depuis 1916 jusqu’en 1962, contribuera remarquablement à ce clivage ‘‘ethnico-racial’’ en instituant, à partir des critères ‘‘fantaisistes’’, un système de classification ethnique rigide avec l’attribution de la carte d’identité (dans les années 1930), obligatoire pour toute personne majeure, distinguant l’appartenance ‘‘ethnique’’. Même en cas de mariages mixtes, toujours très fréquents au Rwanda, surtout entre Hutu et Tutsi, le système patrilinéaire, en vigueur dans la société rwandaise, imposait aux enfants issus de ces mariages d’être classés automatiquement et inamoviblement du côté du père (Bernardin MUZUNGU, 2003: 298-299).
Ainsi, en peu de mots, commencèrent les divisions de la population rwandaise qui auront, plus tard, des conséquences tragiques sur toute la société rwandaise.
3. Consommation du génocide de 1994
Le génocide commis contre les Tutsi au Rwanda en 1994 et qui a causé la mort de plus d’un million de personnes en trois mois (Avril-Juillet 1994) a été un crime bien préparé et mis en exécution sous une stricte supervision des autorités avec le concours des diverses institutions du pays. Les bourreaux ont été préparés, psychologiquement, idéologiquement et même militairement, alors que les victimes avaient été injustement diabolisés et rendus coupables de tous les maux qui puissent exister. Sur toute l’étendue du pays, la population hutu a été encouragée à massacrer, sans pitié, la population tutsi sans distinction.
Le génocide au Rwanda en 1994, comme tous les génocides d’ailleurs, est un phénomène complexe, résultant d’une combinaison de forces structurelles persistantes, ainsi que des décisions plus immédiates prises par de puissants acteurs. Il est évident qu’aucune des divers facteurs, que ce soit, par exemple, la pauvreté, l’étroitesse des terres arables disponibles, une population classée, arbitrairement au départ, dans des groupes numériquement très inégaux, une histoire triste de régime colonial belge et de l’évangélisation, une lecture erronée et falsifiée de l’histoire, n’a causé à lui seul le génocide.
Mais, toutes ces circonstances conjuguées, et bien d’autres encore, même plus déterminantes, ont façonné le contexte dans lequel les Rwandais ont pris des décisions aux conséquences néfastes incalculables pour la société rwandaise (Voir Human Rights Watch, Le génocide rwandais : comment il a été préparé (Une note d’information a l’occasion de la commémoration du 12ème anniversaire du génocide de 1994), Avril 2006).
De toutes les façons, vu ce qui s’était déjà passé au cours des années antérieures, du temps de l’ère républicaine, l’on peut bien affirmer que la machine à tuer était déjà rôdée et personne parmi les bourreaux n’avait été inquiété. Ce qui prouve que ces massacres commis durant ces temps-là étaient bien voulus et encouragés par les hauts dirigeants du pays alors en place.
Conclusion
Le génocide perpétré contre les Tutsi du Rwanda en 1994 a été le paroxysme de tous les crimes à base discriminatoire (Voir Patrick SCHARNITZKY, Les pièges de la discrimination, Archipel, Paris, 2006, p. 25) dont ils ont été victimes pendant un certain temps. En voulant ôter systématiquement la vie à toutes les personnes étiquetées comme Tutsi, les génocidaires ont commis un crime contre l’humanité. Plus d’un million de Tutsi ont été sauvagement tués, tout simplement parce qu’ils étaient Tutsi !
Certes, les premiers et les principaux responsables du génocide sont bel et bien des Rwandais, en premier lieu les responsables et autres leaders d’opinion, qui ont voulu éliminer de la surface de la terre leurs compatriotes, mais aussi une responsabilité étrangère, directe et/ou indirecte, immédiate et/ou médiate, dans le génocide contre les Tutsi du Rwanda en 1994 ne doit jamais être omise.
Le moins que l’on puisse faire maintenant, c’est de continuer de juger les responsables du génocide où qu’ils se cachent encore, aider les rescapés du génocide à se relever et, enfin, d’aider le pays à affronter et surmonter les diverses, multiples et néfastes conséquences du génocide commis contre les Tutsi au Rwanda en 1994.
Honorer les victimes du génocide implique aussi que nous continuions à enquêter, à nous documenter et à analyser la façon dont ce génocide a été préparé et mis en exécution, afin de mieux pouvoir éviter que, au Rwanda ou ailleurs dans le monde, de semblables horreurs ne se répètent à l’avenir. Le monde doit être objectivement informé de ce qui s’est passé au Rwanda en 1994, afin d’en tirer, cette fois-ci, une leçon positive et salutaire.
Dr GASANA Sébastien
Sociologue
INATEK (Institute of Agriculture, Technology and Education of Kibungo).
Posté par rwandaises.com