Soumaïla Sanoko est professeur d’histoire contemporaine à l’Ecole normale supérieure de Bamako et à la Faculté d’histoire et de géographie. Ses recherches portent sur la contribution déterminante des tirailleurs sénégalais à la victoire de l’armée française dans les deux Guerres mondiales. Entretien.
La France célèbre cette année le 70e anniversaire de la fin de la Seconde Guerre mondiale. Avez-vous l’impression que le rôle majeur joué par les Africains dans la chute du régime nazi est suffisamment mis en valeur dans les cérémonies de commémoration de la victoire organisées par les autorités françaises ?
Le rôle considérable joué par les combattants africains pendant les grandes guerres qui ont secoué le continent européen au cours du dernier siècle n’est plus contesté aujourd’hui. Les chefs d’Etats de nos pays sont régulièrement invités à participer aux commémorations aux côtés des responsables européens et américains. Cette reconnaissance est une bonne chose, et elle ne date pas d’aujourd’hui. Il suffit de regarder des photos d’archives pour constater que, depuis les années 1950, les tirailleurs ont régulièrement défilé en France lors des cérémonies de commémoration des deux Guerres mondiales. Au fur et à mesure, ce passé s’éloigne, sa mémoire se perd. D’où la nécessité d’en perpétuer le souvenir, notamment à travers des manuels scolaires, pourquoi pas communs à tous les pays qui ont pris part à ces guerres.
Comment l’Afrique perpétue-t-elle cette mémoire ?
Je peux difficilement vous parler de toute l’Afrique, mais s’agissant de mon pays, le Mali, je peux vous confirmer que les jeunes Maliens savent peu de choses sur le rôle des Africains dans les conflits internationaux du siècle dernier ou sur les hauts faits de leurs ancêtres dans les champs de bataille en Europe. Certes, les pouvoirs publics participent à l’effort de perpétuation de cette mémoire, en nommant par exemple des rues d’après les grandes batailles de la Première et la Seconde Guerres mondiales. Dans la capitale malienne, il y a aussi des monuments qui commémorent les événements marquants des deux guerres. Je pense notamment au monument inauguré en 1924, représentant les héros de l’Armée d’Afrique. Située sur la place de la Liberté à Bamako, la sculpture est un hommage de la France aux soldats africains morts au combat durant la Première Guerre mondiale. Plus récemment, l’ancien président Alpha Oumar Konaré a fait construire à côté de la grande poste un monument dédié au massacre de Thiaroye en 1944. Ces monuments rappellent que les Africains n’ont pas été de simples spectateurs passifs des conflits internationaux !
Que s’était-il passé à Thiaroye ?
En 1944, à l’approche de la fin de la guerre, alors que la France était progressivement libérée, les tirailleurs coloniaux ont été démobilisés et rapatriés à Dakar, sous prétexte qu’ils étaient exténués et qu’ils supportaient mal les rigueurs de l’hiver européen. Regroupés dans le camp de Thiaroye, dans la banlieue de Dakar, les tirailleurs se révoltèrent pour réclamer le paiement de leurs arriérés de soldes et leurs primes de démobilisation. La mutinerie qui éclata le 30 novembre 1944, fut violemment réprimée par les soldats de l’armée française aux côtés desquels les insurgés avaient combattu en
Europe. Cette répression terrible fit 35 morts et de nombreux blessés parmi les anciens tirailleurs. La démobilisation avait été très mal vécue par ces derniers, qui y ont vu un signe d’injustice et d’ingratitude de la part des Français.
On a parlé de « blanchiment »…
Dans ses mémoires de guerre, le général de Gaulle a lui-même invoqué le « blanchiment » des forces françaises, tout en le justifiant par l’épuisement des tirailleurs, leur crise morale, leur inadaptation au froid. Tout cela était sans doute vrai, mais il n’en reste pas moins que ce sont d’abord les considérations d’ordre racial qui ont conduit les autorités militaires françaises, dès octobre 1944, à retirer progressivement les troupes noires de la zone des opérations. Les soldats noirs ont été remplacés par de jeunes résistants français qui étaient désoeuvrés à mesure que la guerre contre les occupants nazis touchait à sa fin. Il fallait bien les occuper, et il ne fallait surtout pas donner l’impression que ce sont les Noirs qui vont libérer la France !
Est-ce que les soldats noirs ont été souvent en butte à des comportements racistes de la part de leurs camarades blancs ou de leurs supérieurs ?
Les historiens ont écrit que les soldats noirs étaient parfois considérés comme de la « chair à canon », en citant l’exemple de la bataille du Chemin des Dames en 1917 quand les généraux ont laissé les troupes noires se faire massacrer. La jeune génération d’historiens français conteste cette notion de « chair à canon ». Ils avancent des statistiques qui tendent à montrer que les soldats africains n’étaient pas plus envoyés à la mort que d’autres soldats. Il n’en reste pas moins qu’il y a toujours eu une certaine ambiguïté dans le regard que leurs contemporains ont porté sur les tirailleurs sénégalais. D’ailleurs, l’utilisation du terme « tirailleur » plutôt que « soldat » traduit le mépris que les troupes noires suscitaient en métropole. Or, les doutes exprimés sur leur efficacité sont en contradiction avec les hauts faits qui sont attribués aux soldats coloniaux. Sur le front, ces derniers se sont révélés particulièrement courageux. Cette bravoure n’était certainement pas étrangère à la position déterminante de la France à la fin des deux Guerres mondiales.
Diriez-vous que la participation des Africains aux guerres en Europe a ébranlé leurs représentations mentales de la France et a préparé le terrain pour la décolonisation ?
En 1940, les Africains étaient en effet aux premières loges quand, sous leurs yeux, les Français se sont fait humilier par l’ennemi allemand. La métropole était exsangue, livrée aux querelles intestines franco-françaises. A cela s’ajoutent les injustices dont les soldats africains furent victimes pendant la guerre. Tout cela a ébranlé l’idée que le tirailleur se faisait de la France, et a miné sa fidélité envers la mère patrie. Les Algériens, qui étaient les plus nombreux dans l’Armée d’Afrique, prendront les armes pour libérer leur pays. Quant aux « évolués » d’Afrique noire, ils trouveront paradoxalement dans les promesses du général de Gaulle, lors de la Conférence de Brazzaville (1944), de quoi conforter leurs contestations anticoloniales. Au point que beaucoup pensent encore aujourd’hui que le chef de la France libre était le véritable libérateur de l’Afrique !
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Posté par rwandaises.com