L’inquiétude monte au Burundi et dans sa diaspora face aux risques de violences à grande échelle, causés par la détermination de Pierre Nkurunziza à rester au pouvoir – malgré les pressions internationales, nombreuses, et celles de la rue à Bujumbura, qui vont persister.
A tel point que David Gakunzi, intellectuel burundais, ancien journaliste, responsable de l’association Paris Global Forum, s’inquiète des nombreuses similitudes entre le Rwanda de 1993 et le Burundi de 2015. Entretien.
Rue 89 : L’information donnée sur le Burundi par les grands médias internationaux vous paraît-elle exacte ?
L’information est donnée de manière factuelle, au jour le jour – sans analyse sur le contexte. Les gens n’ont pas encore réalisé ce qui se passe. On relate les évènements sans voir les dynamiques internes à l’œuvre. L’information ressemble à un film en direct, une caméra posée sans commentaire. Mais c’est très bien que les caméras soient posées : elles peuvent éviter le massacre à huis clos.
Les observateurs étrangers ne perçoivent pas que pour la première fois dans l’histoire du Burundi émerge un mouvement social de cette ampleur, sur des bases clairement non ethniques. Ce mouvement regroupe tous les partis, toutes les générations, on l’a vu une partie des forces de sécurité (l’armée) et les civils… Les jeunes sur les barricades sont soutenus par leurs parents. Les femmes descendent dans la rue.
De même, les observateurs ne voient pas pourquoi ça risque de déraper de manière très grave. La logique du pouvoir telle que la conçoit Pierre Nkurunziza, le président sortant, est sans limite. Ce pasteur-président pense n’avoir de compte à rendre qu’à Dieu – et non aux citoyens.
Il est prêt à défendre son maintien au pouvoir à tout prix, y compris en réprimant, en terrorisant et en massacrant. Cette logique du pouvoir absolu utilisant la violence est en place depuis 10 ans. Ce régime a assassiné des opposants, des paysans dans les campagnes. Des images d’Alphonse-Marie Kadege, ancien vice-président filmé nu et torturé, ont fait le tour des réseaux sociaux.
L’homme qui les a filmées est le porte-parole de l’actuel président. Nous sommes face à un pouvoir machiavélique qui introduit de la violence pour produire de la peur et ramener à la surface d’anciennes fractures ethniques.
Les gens sont manipulés par une mécanique mise en route à demi-mots. Le pouvoir espère diviser l’opposition en divisant les Hutus et les Tutsis de nouveau. Dans son idéologie, l’idée de vengeance ethnique existe. C’est une vision populiste du pouvoir du plus grand nombre sur la minorité (la « poussière » tutsie).
Pierre Nkurunziza est un ancien maquisard, qui a été mis en position de chef par ses camarades parce qu’il était le seul à avoir fait l’université – il a une licence éducation et sport – et à pouvoir aligner deux ou trois phrases en français correct. Il dit de ses opposants internes du CNDD, le parti au pouvoir, qu’on « les accompagnera jusqu’au cimetière ».
Quels sont les points communs de la situation actuelle avec le Rwanda de 1994 ?
Dans les deux cas on trouve une opposition non ethnique. Au Rwanda, en 1993, l’opposition était constituée de Hutus et de Tutsis.
Dans les deux cas, les pouvoirs en place ont décidé que les accords de paix négociés à Arusha (Tanzanie) ne les engagaient pas. Juvénal Habyarimana avait dit que cet accord n’était qu’un « chiffon de papier ». Pierre Nkurunziza ne se sent pas non plus concerné par l’accord de paix, qui tient pourtant lieu de parole commune et d’engagement pris ensemble.
Les deux pouvoirs ont recours à la violence : en 1993, on harcelait les opposants hutus au Rwanda. Ils sont aujourd’hui poursuivis et pourchassés au Burundi. Dans les deux cas on trouve cette chape de plomb de la terreur : voilà plus d’un an qu’on vit dans la peur d’être massacré au Burundi. On ne sait pas quand, mais on sait que ça va arriver. Les gens vivent dans l’attente du jour du grand massacre, en espérant qu’il ne se produira pas.
Comme au Rwanda en 1993, les populations se réfugient à l’étranger. Et les milices du pouvoir sont similaires : les Imbonerakure du Burundi, à la solde du parti au pouvoir, ressemblent au Interahamwe. Certains d’entre eux sont allés au Congo voisin s’entraîner avec des miliciens Interahamwe et d’anciens éléments du FDLR, qui se trouveraient par ailleurs au Burundi.
Des Imborenakure prêtent main forte à la police pour mater les manifestants, on retrouve des tenues de militaires et de policiers qui leur sont distribuées, des armes à feu leur sont distribuées. Une liste de responsables administratifs locaux circule, qui ont distribué méthodiquement, colline par colline, des armes à feu à travers le pays.
Est-ce que ce n’est pas exagéré de faire cette comparaison ?
C’est là que tout le monde se fait avoir ! En 1993, j’ai rencontré des Rwandais au moment où il y avait des massacres au Burundi, après le meurtre de Melchior Ndadaye [premier président hutu démocratiquement élu du Burundi, ndlr].
Les Rwandais ne pouvaient pas imaginer qu’un tel niveau de violence pourrait aussi se produire chez eux. Encore une fois, pour le Burundi, tout le monde se trompe. Chaque génocide est toujours nouveau, même si ces crimes présentent des constantes. Le génocide avance masqué – on ne le réalise qu’a posteriori.
Les signes avant-coureurs sont là. Un grand massacre est possible demain au Burundi. Il visera dans un premier temps les opposants hutus, puis tutsis. Le projet est clairement d’éliminer les gens.
Quand le général Adolphe Nshimirimana dit : « Nous sommes prêts à mourir pour garder le pouvoir », il veut dire qu’il est prêt à tuer pour garder le pouvoir ! Il fait partie des trois généraux qui sont au sommet de l’Etat. Il coordonne les Imbonerakure et commet toutes les basses œuvres du régime. Il est accusé d’être l’auteur du meurtre de trois sœurs italiennes en septembre.
Un proche du pouvoir a été bombardé ambassadeur plénipotentiaire pour circuler avec un passeport diplomatique, alors qu’il a un passé de trafiquant de drogue ! Le seul projet du pouvoir en place, c’est de poursuivre son œuvre de prédation économique – y compris par le biais de la violence totale.
Les médias indépendants ont tous été brûlés et pillés par Adolphe ces derniers jours. Mon frère Innocent Muhozi, qui dirige la télévision Renaissance, disait jeudi soir sur TV5 qu’il avait peur de mourir. Tous les leaders associatifs, les opposants politiques et les journalistes vivent dans la peur d’être enlevés et assassinés. Ils sont sous pression physique quotidienne. La première des priorités est de préserver la vie de ces gens.
Face à la violence du pouvoir, les Burundais vont-ils plier ?
Il faut savoir que dans la psychologie des Burundais, des gens discrets qui n’aiment pas les conflits et prennent du temps avant de prendre une décision, une fois qu’on a dit non, on ne peut plus faire marche arrière. La rue ne fera pas marche arrière. Les mouvements de protestation vont continuer.
Une fois que les Burundais ont vomi un pouvoir, ont maudit un pouvoir, une fois que les femmes sont sorties dans les rues, dans notre tradition, c’est fini : le roi est mort, au moins psychologiquement, dans la tête des gens. Il n’a plus d’autorité morale sur la société.
Et moins il en a, plus il sera tenté par la violence. Voilà pourquoi je tire l’alarme. Nous sommes à deux doigts d’une terrible catastrophe. Le drame, c’est que si on n’arrive pas en lire les signes aujourd’hui, demain nous serons tous mal, habités par un terrible sentiment de culpabilité.
Les peurs des Burundais sont-elles liées à une angoisse non résolue de voir se reproduire des massacres, voire un génocide qui ne dit pas son nom, la guerre civile qui s’est déroulée de 1993 à 2005 étant qualifiée par les Burundais sous l’euphémisme « des événements » ?
Les Burundais vivent avec ce traumatisme, qui n’est pas réglé, traité. Les accords d’Arusha prévoyaient une Commission vérité et réconciliation qui n’a pas encore commencé ses travaux ! On ne sait pas d’où viennent ces « événements », et qui en est responsable. Les morts ne sont pas reconnus, les responsables ne sont pas nommés. Or, tout le monde a connu des situations tragiques, dont on n’a jamais parlé.
Tant que nous n’aurons pas eu un regard psychanalytique collectif, comme cela s’est fait dans d’autres pays, nous en resterons au même point – une société où les morts paraissent moins graves, où il faut 10 000 morts avant que ce soit grave. Dans son discours du 15 mai, Pierre Nkurunziza n’a pas fait mention des morts des derniers jours. Pour lui, ce n’est rien. L’habitude du meurtre est telle qu’une vie humaine ne vaut rien.