Sensible et délicate, la leçon ravive des douleurs profondes que le temps ne permet pas toujours d’apaiser. Elle touche au plus intime, anime parfois des rancœurs. « Je me souviens bien des cours que j’ai eus sur le génocide, raconte Alex, un étudiant de Kigali âgé de 23 ans, dont les parents et une partie des frères ont été tués. C’était un moment difficile, important. Il y avait le silence dans la classe. Ensuite, nous avons pu poser toutes les questions que nous voulions au professeur. »
Quand un enseignant rwandais enseigne les mécanismes du génocide, qui a fait 800 000 morts essentiellement Tutsis entre avril et juillet 1994, il doit expliquer comment la folie meurtrière alimentée par la haine ethnique a conduit des voisins à tuer leurs voisins, des amis à massacrer leurs amis. Dans le cas de mariages mixtes entre Hutus et Tutsis, la cruauté a aussi forcé des conjoints à se « découper » entre eux à la machette.
Vingt et un ans après cet enfer, il y a quasiment dans chaque salle de classe des descendants de rescapés assis à côté d’autres de tueurs. Au nom de l’unité et de la réconciliation qui est exhortée par le gouvernement, ils vivent ensemble. Dans ce pays grand comme l’Auvergne et peuplé d’environ 12 millions d’habitants, toutes les familles – surtout en zones rurales – se connaissent et se croisent chaque jour.
« Une famille qui ne parle pas, ment »
« Les élèves rwandais souhaitent comprendre les raisons qui ont conduit à ce qui s’est passé, assure Jean Damascène Bizimana, directeur de la Commission nationale de lutte contre le génocide. Ils cherchent des explications. Ils veulent savoir comment cela a été planifié, comprendre le rôle des différents acteurs : colonisateur, politique… Ils ont soif d’apprendre l’histoire du Rwanda. »
L’école n’est évidemment pas le premier contact que les jeunes ont avec le sujet. Les premiers récits, les premiers détails, viennent toujours du cercle familial. « Un proverbe rwandais dit : « Une famille qui ne parle pas, ment », indique Assumpta Mugiraneza, historienne et sociologue. Le génocide est constamment présent au milieu de nous et hante chaque famille. Il est présent dans tous les interstices de la société. »
Chaque année, entre le 7 avril et le 4 juillet, le Rwanda organise des commémorations. A la télévision ou sur des panneaux en centre-ville de Kigali, la capitale, on peut voir une flamme grise stylisée avec ce mot : « Kwibuka » (souviens-toi, en kinyarwanda, la langue nationale). Mais comment l’aborder en classe ? Comment expliquer à des enfants pourquoi leur oncle ou leur père a violé des dizaines de femmes ? Comment justifier l’injustifiable, comme l’histoire de cette voisine qui a tué ses propres enfants en les jetant contre un mur ?
« Il n’y a pas d’ethnie au Rwanda ! »
Le génocide est entré dans les programmes scolaires en septembre 1996, soit deux ans après la fin des massacres. « Il est expliqué à des enfants âgés de 11-12 ans dans le cadre des Social Studies [études sociales], raconte Jeanne D’arc Baranyizigiye, chargée de l’élaboration des programmes d’histoire au sein du ministère de l’éducation. Ce qui est expliqué aux élèves, c’est qu’il n’y a pas d’ethnie au Rwanda ! Les colons belges ont instauré ces différences, ces ethnies pour nous diviser et pouvoir mieux régner. Ici, nous partageons tous la même langue, la même culture et le même territoire. »
L’enseignement étant chronologique, le chapitre sur le génocide vient après celui sur l’indépendance, obtenue au Rwanda en 1962. Les manuels pédagogiques fixent plusieurs objectifs à l’enseignant. Dans la partie concernant le génocide, ils sont au nombre de six :
Au terme du chapitre, l’élève doit être capable de :
1) Expliquer la signification des termes « génocide » et « massacres à grande échelle ».
2) Expliquer les causes du génocide rwandais : mauvaise gouvernance, mauvaise politique, impact de la colonisation.
3) Expliquer les conséquences du génocide ; beaucoup de pertes humaines, de dégâts économiques, nombre important de veuves et d’orphelins…
4) Expliquer comment le génocide a été résolu : la fin des hostilités obtenue grâce au FPR [le Front patriotique rwandais, le parti présidentiel de Paul Kagamé]
5) Décrire le processus de réconciliation : il est fondé sur la justice, a pour but l’unité nationale et la réconciliation. C’est un processus qui est fondé sur du long terme.
6) Pouvoir identifier d’autres génocides (juifs, arméniens…) et pouvoir les comparer avec celui du Rwanda.
« Les professeurs ne suivent pas de formation spécifique avant d’aborder le cours, indique Jeanne D’arc Baranyizigiye. Chacun est capable de l’expliquer car cela fait partie des compétences générales que tous doivent avoir. »
Le rôle de la Radio des mille collines
Dans le cursus de l’élève, c’est ensuite en cours d’histoire que le sujet est abordé, lorsque les étudiants atteignent 14 ou 15 ans. L’influence du colonisateur belge sur la société rwandaise est alors approfondie (réformes administratives, judiciaires, religieuses…) Il est aussi demandé au professeur « d’organiser des discussions en groupe sur sa politique de division de la société. »
Le troisième chapitre du manuel pédagogique regroupe la guerre de 1990-1994 et le génocide. L’un des objectifs est notamment « d’expliquer comment la presse de toutes tendances s’est développée rapidement pendant les années qui ont précédé le génocide », en citant l’exemple de la Radio des mille collines qui diffusait des messages de haine à l’encontre des Tutsis et qui a joué un rôle important lors des massacres. Le rôle du multipartisme est aussi souligné dans ce pays où l’opposition est aujourd’hui muselée, et où les dissidents du régime vivent sous la menace (l’ancien chef des renseignements extérieurs Patrick Karegeya a été retrouvé assassiné en 2014 à Johannesburg).
L’objectif du professeur est ensuite d’expliquer « les mauvaises actions du gouvernement de Juvénal Habyarimana », président en 1994 et dont l’explosion de l’avion – suite à un missile tiré du sol alors qu’il était en phase d’approche sur l’aéroport de Kigali – a donné le coup d’envoi des tueries, le 6 avril.
« Cela ne doit jamais se reproduire »
Le contenu du cours porte enfin sur la définition du terme génocide, la phase d’extermination des Tutsis et des opposants hutus à l’idéologie génocidaire, le rôle des acteurs (Etat, communauté internationale, population locale…) et toutes les conséquences. Il est demandé aux enseignants d’appuyer leurs explications en montrant un film, en organisant des débats et de conclure en disant « que cela ne doit jamais se reproduire ».
Pour gommer les divisions, le gouvernement a pris, dès la fin des conflits, des mesures strictes. Les insultes à caractère ethnique sont, par exemple, interdites et passibles de peines de prison. Les ethnies qui étaient mentionnées sur les cartes d’identité – et qui ont notamment permis aux miliciens Interahamwe d’identifier les Tutsis aux innombrables barrages érigés sur les routes – ont été supprimées.
Si une partie du programme scolaire est consacrée aux efforts du gouvernement pour favoriser l’unité nationale, une autre aborde les succès qui en ont découlé dans les domaines politiques, économiques (7 % de croissance en 2014) ou socioculturels. Rien en revanche sur les crimes commis par les soldats du FPR – le parti de Paul Kagamé qui dirige le pays d’une main ferme depuis la fin du génocide – comme à Kibeho, au centre du pays en 1995.
Des visions obsédantes
« Beaucoup de Hutus tentent aujourd’hui de fuir leur passé, analyse Assumpta Mugiraneza. Il y a à l’école une façon de présenter l’histoire qui reste factuelle. Si vous demandez à des adolescents : « Qu’est-ce que le génocide ? ». Ils vous parleront de crânes et de machettes, mais il leur sera difficile de mener une vraie réflexion. Il serait plus intéressant de déconstruire intellectuellement le mécanisme du génocide, en s’attardant principalement sur son aspect idéologique et non biologique. »
Sur le plan psychologique, les plaies ont du mal à cicatriser et pas seulement chez les rescapés. Des centaines d’adolescents souffrent aujourd’hui de symptômes post-traumatiques, comparables à ceux de leurs proches qui ont eux vécu l’horreur. Leurs troubles se manifestent par des angoisses ou des visions obsédantes de scènes qui se sont pourtant déroulées avant leur naissance. Ce phénomène, déjà observé chez des descendants de juifs rescapés de la Shoah, ont tendance à se multiplier lors des périodes de commémoration.
« Il est difficile de dire si, au fil du temps, les enfants se sentent plus ou moins concernés par le génocide, explique Jean Damascène Bizimana. Ce qui est certain, c’est que le rôle de l’école est de continuer à expliquer ce qui s’est passé en 1994 afin que cette idéologie ne revienne jamais. Comme dans tous les génocides, il y a des personnes qui nient l’existence de celui du Rwanda. Le rôle de l’école est donc aussi de lutter contre le révisionnisme et le négationnisme qui ont tendance à se développer sur Internet et les réseaux sociaux. »
Le Monde.fr •
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Posté par rwandaises.com