EXTRAIT. Chaque jour, Le Point.fr vous fait découvrir le meilleur de la rentrée littéraire. Aujourd’hui, « Un papa de sang » de Jean Hatzfeld.
« En 1994, entre le lundi 11 avril à 11 heures et le samedi 14 mai à 14 heures, environ 50 000 Tutsis, sur une population d’environ 59 000, ont été massacrés à la machette, tous les jours de la semaine, de 9 h 30 à 16 heures, par des miliciens et voisins hutus, sur les collines de la commune de Nyamata, au Rwanda. » Ainsi Jean Hatzfeld introduisait Dans le nu de la vie, son premier livre sur le génocide tutsi, publié en 2000. Les rescapés y disaient les semaines passées à se cacher dans les marais, sous les papyrus, pour échapper aux lames. Il y eut ensuite Une saison de machettes, où les tueurs hutus, depuis leur prison, racontaient à leur tour : la chasse aux Tutsis le jour, les beuveries la nuit. Puis La Stratégie des antilopes lors du retour dans les villages des génocidaires. Et ensuite ? Ensuite cela continue, bien sûr : il s’est produit dans ces collines quelque chose d’insurmontable auquel Jean Hatzfeld n’a pu cesser de se colleter.
Il le fait, vingt ans après les tueries, avec Un papa de sang, où il écoute les enfants de ces hommes et de ces femmes des deux ethnies qu’il a longuement côtoyés. Les enfants de rescapés (de « survivants » préfèrent dire les Hutus), qui ont vu leurs parents s’abîmer dans le silence, la folie ou l’alcool. Les enfants de tueurs, à qui l’on n’a jamais fait le récit véritable des méfaits de leurs pères mais qui en connaissent presque tout. Comment vivent-ils, aujourd’hui ? Ils parlent beaucoup de Dieu et un peu d’Internet, ils racontent les bals, les problèmes d’argent et les histoires d’amour. Pourtant, « rien de cette année nonante-quatre ne tombe dans le trou de l’oubli », dit Jean-Damascène, 16 ans, fils d’un détenu hutu. « Aucune chance de se faufiler. Les jeunes Tutsis pensent à leurs disparus. Les enseignants les sermonnent pour qu’ils pensent au pardon. Les jeunes Hutus pensent à leurs pertes aussi, ils doivent se montrer humbles et compatissants. On se contourne par commodité. »
On retrouve intact l’art de Jean Hatzfeld de mettre en récit les témoignages, la sensibilité de son travail sur le français du Rwanda dont il s’est toujours attaché à faire entendre la musique, les ellipses, la poésie jusque dans l’horreur. On retrouve aussi l’intelligence et le profond désespoir qui habite son oeuvre. « Je vis dans le risque d’une terrible apparition. Un sang mal-aimé coule dans mes veines », dit Nadine, 17 ans, née du viol par un tueur hutu de sa mère tutsie. Nadine dit aussi : « D’obscures questions passent dans mon corps. » Et cette phrase si belle est peut-être celle d’une génération entière.
Donc, ça a commencé à l’école primaire. Quand les maîtres demandaient le nom du père, je répondais Damascène Bizima. Il s’en est trouvé un pour me contredire devant tout le monde, pour m’affirmer menteuse. Puis un deuxième. Ils disaient que ce n’était pas mon vrai papa. C’étaient des hâbleurs, qui se voulaient méchants évidemment. Ils se plaisaient à faire rire les élèves de la classe et mettre le chaos dans notre famille. Chez nous, c’est une coutume de faire chanter les malchanceux.
Moi je m’essuyais de ces moqueries car aucune inquiétude ne m’attendait à la maison, aucun danger. Je ne remarquais rien d’anormal chez mes parents. Ils s’accordaient bien, ils semblaient contents de leur fille. J’étais bien entretenue avec des soins aimants. Un jour, un avoisinant de mauvais augure m’a interpellée à la barrière. Il m’a révélé pourquoi mon papa n’était pas le vrai. Ça a été une surprise extraordinaire. J’avais toujours regardé Damascène comme mon papa malgré les racontars. Je me suis sentie très confuse.
J’ai quand même osé demander à ma mère la vérité. Elle a choisi sa voix la plus douce, elle m’en a parlé dans les yeux. Elle m’a raconté que pendant le génocide des femmes pouvaient être fécondées par des êtres sauvages. Elle-même, après avoir été forcée par un Interahamwe, elle a été obligée de le suivre jusqu’au Congo. Il en a fait sa servante. C’est ainsi que je suis née. Depuis, je me sens cernée par un petit malaise. Je me vois prisonnière d’un sentiment un peu dégoûtant. J’ai toutefois accepté la nouvelle telle qu’elle se présentait parce que le papa a continué à m’offrir un amour de papa. Comme s’il n’avait rien écouté. J’ai tenu mon humeur, et jusqu’à présent je l’ai reconnu comme mon vrai papa.
Avant cette révélation, j’avais été éveillée au génocide par les émissions de radio. C’était pendant la Semaine de deuil. Les voisins en parlaient. C’était surtout des gens proches de la vieillesse, ils se souvenaient de ce qui s’était passé pour eux. J’entendais comment des Tutsis avaient été coupés par les Hutus. Ils souffraient tant de la faim qu’ils pouvaient manger des maniocs crus bien qu’ils les savaient nocifs pour le ventre. Une dame a raconté qu’un manioc l’avait tellement gonflée qu’elle n’avait pu bouger sous les papyrus pendant trois jours. Ils priaient que la pluie tombe dru car ainsi les tueurs les négligeaient et se contentaient en pillages dans les maisons. Surtout les tôles, dont ils se montraient avides. Ils racontaient ces souvenirs une fois par an, ça ne durait pas tellement.
À la maison on esquivait ça, sauf peut-être à mon dos tourné. En classe, aucune chamaille entre enfants. J’étais trop naïve pour comprendre en profondeur. Je n’étais soupçonneuse en rien. C’est après la révélation que j’ai demandé qu’on me raconte. Un soir, nous étions en famille, le papa, la maman et moi ; et la maman a bien détaillé les tueries et tout ce qui s’était passé. J’avais douze ans. Elle m’a révélé ce qu’elle avait vu personnellement, elle a raconté sa maman taillée à la machette. Dans sa famille, ils se comptaient à sept, deux d’entre eux ont survécu. Je ne sais pas grand-chose de mes oncles et mes tantes disparus.
Claudine m’a surtout proposé le souvenir de ma grand-mère. Elle semblait une dame aimable, en tout cas Claudine et les autres enfants la chérissaient. Elle ne se montrait jamais méchante, elle posait des yeux bienveillants sur ses enfants et ses avoisinants, elle connaissait des contes féeriques. Elle poussait de l’avant ses enfants à l’école malgré la pauvreté. Dans la famille de Damascène, le papa et la maman ont été coupés à Kanzenze. Toute sa famille a péri dans les environs, je ne sais de quelle manière. J’ignore les détails parce qu’ils se comptaient très nombreux dans la famille.
J’ai pénétré dans les ténèbres du génocide. J’ai continué à poser des questions et des sous-questions concernant soit Claudine, soit sa famille. Quelle est l’origine des tueries, comment les gens se cachaient sous les papyrus avant le soleil, comment ils se déplaçaient dans l’eau en compagnie des moustiques, le manger cru pendant les veillées, comment ils sont parvenus à en réchapper tandis que le grand nombre a été coupé. Je suis allée au mémorial de N’tarama. Aucune curiosité de descendre dans les marais. Au fond, je n’aspire pas à connaître les détails trop palpables. Manger avec des mains de boue, dormir dans ses saletés, vivre une existence d’habits arrachés par les épines, ça me choque. J’ai plus d’appétit d’information sur le Congo, car la maman a été emmenée là-bas par les malfaiteurs. J’ai faim de précisions. Je convoite plus tard un voyage au Congo. Je voudrais admirer les paysages où j’ai vu le jour. Ça peut se comprendre, non ? Le papa approuve la maman sans retenue. Mais c’est bien elle seule qui explique le génocide. Quand elle raconte, je ne remarque aucune angoisse sur son visage. Je crois qu’elle la dissimule. Elle parle de sa belle voix que vous connaissez puisque vous lui posez tant de questions marquées dans vos cahiers. Elle esquive des précisions au jour le jour du Congo, sinon elle parle sans zigzags. Quand elle raconte un passage obscur, je l’interroge. J’évite de l’interrompre par des questions qui se pourraient souffrantes. Je la sais blessée. Entendre la vérité semble moins nécessaire que taire de terribles secrets. Ça m’aide à m’adapter aux obstacles qui se dressent dans mon existence.
© Jean Hatzfeld et Éditions Gallimard, 2015.
Jean Hatzfeld, Un papa de sang, Gallimard, collection Blanche, 272 pages, 19 euros. En librairie le 27 août.