Mémoires noires, un passé qui ne passe pas…

Tout commence par un émerveillement. Celui que ressentirent les premiers explorateurs blancs qui, délaissant les côtes, pénétrèrent au cœur du continent africain. Ils s’appelaient Livingstone, Savorgnan de Brazza, Marchand et, bien sûr Henri Morton Stanley. Poussés par la curiosité, le désir, l’espoir de repousser les frontières du monde connu, ils étaient aussi des arpenteurs. Ils traçaient des croquis, posaient des bornes frontières, se préparaient à rendre compte à leurs commanditaires, ceux qui avaient financé les entreprises de découverte et espéraient bien récupérer leurs mises.
Mais en cette fin du 19eme siècle, les explorateurs étaient déjà dotés d’appareils photos, la star technologique de l’époque et, longtemps enfouies dans les musées ou les collections privées, leurs archives échappaient au grand public. Jacques Lamalle, désireux de remettre au grand jour, à la disposition de tous, ces documents historiques, entreprit de numériser certaines des photos tirées de divers fonds d’archives européens, dont le quai Branly et l’incontournable, le richissime musée royal de l’Afrique centrale à Tervueren.
De ces choix, sans doute difficiles, de ces travaux de réanimation d’images que l’on croyait mortes est né un ouvrage magnifique, prenant, émouvant, révoltant aussi. Un livre qui nous fait voir l’Afrique de l’intérieur avec le regard à la fois ébloui et cupide des premiers découvreurs. Les explorateurs de l’époque qui sont aussi cartographes, chefs militaires, ethnologues, sont dotés d’appareils photos rudimentaires si on les compare au matériel d’aujourd’hui mais ils possèdent un atout que les générations suivantes ont définitivement perdu : un regard neuf, une capacité d’émerveillement. Dès l’entame de l’ouvrage, c’est l’émotion qui l’emporte devant les sources du Nil et la majesté du Congo, devant les chutes de Murchinson en Ouganda ou la luxuriance du bassin congolais. Mais les hommes ne tardent pas : villageois saisis au sortir de leurs cases, pagayeurs et piroguiers qui rappellent que les fleuves étaient les autoroutes d’alors, pêcheurs habiles et audacieux qui n’ont vraiment pas attendu « qu’on leur apprenne à pêcher »…. Minutieux, les explorateurs se font aussi architectes : ils observent les villages, notent l’agencement des cases, leur variété, leur relatif confort, l’adaptation au milieu, les greniers, les champs cultivés. Ils fixent aussi les paisibles visages d’ habitants qui n’ont pas encore appris à se méfier et introduisent les visiteurs jusque dans les cours intérieures ou les enceintes royales et les autorisent à photographier les forgerons, les tisserands, les briquetiers, sans oublier les musiciens, flûtistes, tambourinaires…
Les explorateurs sont également fascinés par les femmes, leur élégance, leur beauté « beaucoup de ces jeunes filles sont jolies et admirablement faites. Si les Européens étaient nus, ils feraient triste figure à côté de ces corps bien découpés, aux membres élégants…. » écrit un David Livingstone qui n’était pas pressé de rentrer en Europe…
Mais l’enchantement ne dure pas, le charme de la rencontre s’estompe vite : les explorateurs sont avant tout des chefs de mission, des guerriers lourdement armés. Ils donnent des ordres, se font obéir et mettent les populations locales au service de leur dessein. Le chapitre intitulé l’ « œuvre aux Noirs » illustre les dégâts du portage et la lourdeur des charges, la cruauté de la cueillette du caoutchouc et la pratique bien réelle des mains coupées. Cette fois, les corps hier bien découplés sont squelettiques, les regards sont vides ; les lourdes défenses d’ivoire traînées le long des pistes ponctuent les silhouettes penchées, les lianes du caoutchouc s’entremêlent. Une sobre légende le rappelle : « le moteur de l’expansion coloniale fut bien le Nègre. » La dernière image de l’album frappe comme un coup de poing : précédée par d’autres corps affalés, un cadavre est allongé au bord de la « route des caravanes ». Réalisée en 1895 par le photographe Auguste Weyns, qui accompagnait Charles Lemaire, la photo du squelette gît en travers de la piste, dans une pose qui évoque le désespoir, l’épuisement. Cette image là, vieille de plus d’un siècle, pourrait avoir été prise aujourd’hui encore sur les pistes du Sud Soudan, de l’ Est du Congo ou d’ailleurs. Mais alors qu’hier de telles photos pouvaient alimenter des campagnes dénonçant l’exploitation coloniale, aujourd’hui elles ne susciteraient peut-être qu’un sentiment de déjà vu…

Jacques Lamalle, Mémoires noires, éditions Les Arènes, 250 photographies exceptionnelles, 1880-1910

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Posté le 05/01/2017 par rwandaises.com