La famille est étendue sur le sol. Le père, la mère, les enfants.
Ils sont tutsis ou amis de Tutsis. Autour d’eux, des Hutus surexcités. Un homme s’approche de l’un des petits et lui fend le crâne d’un coup de machette. C’est la curée, au coeur de Kigali. A quelques mètres de là, des soldats français assistent à la scène. Ils sont armés, mais ne bougent pas. Leur officier, un béret rouge pistolet au poing, n’a pas besoin de leur rappeler les ordres qu’ils ont reçus: les seules vies qu’ils doivent sauver sont celles des expatriés. De telles scènes ont souvent été décrites par les témoins.
En avril 1994, les Africains peuvent massacrer librement d’autres Africains, ce n’est pas l’affaire de la France. Paris en a temporairement décidé ainsi. Les paras resteront une semaine dans un pays sur lequel «souffle un vent de folie», selon les termes d’un officier, qui parle de «véritable génocide perpétré par certaines unités militaires et par les milices hutues». «Nous avons vu des traces de massacres en grande quantité. Il y avait beaucoup de victimes, mais on ne pouvait pas se rendre compte du volume exact des massacres», témoignent des militaires français, alors présents à Kigali. «En tout cas, personne ne parlait de génocide», ajoutent-ils.
800 000 morts. Le 17 avril, les derniers paras abandonnent Kigali. L’opération Amaryllis est terminée, les tueries se poursuivent. Il y aura environ 800 000 morts, estime-t-on aujourd’hui. De 1990 à 1994, l’implication de l’armée française dans le drame rwandais peut être découpée en trois périodes, dont chacune porte le nom d’une opération: Noroît, Amaryllis et Turquoise.
Noroît, d’abord. Du 4 octobre 1990 à novembre 1993, cette opération vise à soutenir le régime hutu du président Habyarimana contre les «rebelles» tutsis du FPR. Les Français forment, équipent et conseillent les forces armées rwandaises (FAR) et, occasionnellement, font le coup de feu. A la suite des accords de paix d’Arusha, les soldats français s’en vont, à l’exception de 24 conseillers de l’Aide militaire technique. Ils cèdent la place aux Casques bleus de la Minuar, qui resteront terrés dans leurs camps au plus fort des massacres.
Le 22 juin 1994, les militaires français reviennent massivement au Rwanda. La mission fixée par l’ONU est d’«assurer, de manière impartiale, la sécurité et la protection des populations menacées». C’est l’opération Turquoise, qui s’achève le 22 août. L’armée française se retrouve plongée dans une crise humanitaire majeure.
Entre ces temps forts, l’opération Amaryllis, du 9 au 17 avril 1994. Celle dont personne n’aime se souvenir. «Notre mission est une mission strictement humanitaire pour permettre aux ressortissants français de quitter le Rwanda», explique alors Michel Roussin, ministre de la Coopération. Une mission «humanitaire» qui va conduire les soldats français au coeur d’un génocide, avec l’ordre de rester l’arme au pied.
Le 6 juin, l’avion du président rwandais Habyarimana, piloté par des officiers français, est abattu au-dessus de Kigali. Cet attentat, dont les auteurs n’ont jamais été identifiés, provoque une explosion de violences. «Jusqu’en 1993, notre présence permettait de maintenir les massacres à un niveau raisonnable de quelques centaines de morts», prétend un officier français. Ces violences, conjuguées à l’avancée des troupes «rebelles» du FPR en direction de la capitale, mettent en danger la sécurité des 3 500 ressortissants occidentaux, dont 525 français. Une opération d’évacuation est décidée.
Dans la nuit du 7 au 8 avril, l’aéroport de Kigali passe sous le contrôle des soldats français de l’Assistance militaire technique (AMT), restés sur place après le «démontage» de l’opération Noroît. A 2 heures, les premiers Transall se posent. Les «paras colos» du 3e RPIMa débarquent, suivis des hommes du 8e RPIMa. Des équipes du 1er RPIMa, le régiment des coups tordus en Afrique, sont également acheminées. Au total, un demi-millier d’hommes «Tension extrême.» Trois jours durant, les paras circulent à bord de véhicules réquisitionnés dans une ville en proie aux massacres. «Il y avait des barrages tous les cinquante mètres. Des types nous saluaient avec leur machette, des cadavres à leurs pieds», raconte un témoin. «Les militaires qui débarquaient au Rwanda étaient plutôt étonnés par la situation, mais ils faisaient leur boulot: sauver les expatriés», poursuit-il. «L’évacuation s’effectue dans un climat de tension extrême», affirme un militaire. .
Le 10 avril, 400 parachutistes belges et 100 Italiens arrivent à Kigali. Les Français se replient sur l’aéroport et laissent à leurs alliés le soin de recueillir les derniers expatriés belges. Thierry, Belge né en Afrique, raconte: «J’accompagnais des parachutistes belges et nous avons été stoppés à un barrage tenu par des locaux. Ils en tapaient d’autres à la machette et empilaient les cadavres. Personne n’a bougé.» «Des Rwandais demandaient d’être protégés et évacués, mais les ordres n’avaient pas été donnés dans ce sens-là, dit-il. Les militaires étaient mal à l’aise, beaucoup voulaient faire quelque chose. En tout cas, ils étaient bien contents de partir.» Le 17 avril, les derniers Français quittent Kigali, hormis quelques éléments des forces spéciales. Selon l’armée, 1 417 personnes, dont 445 Français, ont été évacuées.
Malaise des soldats. Dès juin 1994, le journal de l’armée de terre se fait l’écho du malaise des militaires: «Amaryllis: plante bulbeuse à grandes fleurs rouges. Rouge comme le bain de sang qui inonde le Rwanda, peut-on lire. Un nom de code dont les hommes du 3e RPIMa ont bien vite oublié la définition du Petit Robert, chassée par les images d’horreur qu’ils ont encore à l’esprit, plusieurs semaines après une mission effectuée au plus fort des massacres.»
Gérard Prunier (1), universitaire spécialiste du Rwanda, ne s’embarrasse pas de telles prudences: «L’évacuation bâclée est une honte. Quelques Tutsis réussissent à embarquer à bord de camions pour l’aéroport: ils doivent descendre des véhicules au premier barrage et sont massacrés sous les yeux des soldats, français ou belges, qui, conformément aux ordres, ne réagissent pas», affirme-t-il. Un autre universitaire français, André Guichaoua, alors à Kigali, raconte comment il s’opposa aux militaires français et au personnel de l’ambassade, qui refusaient d’évacuer les enfants du Premier ministre assassiné.
L’opération Amaryllis fait peser sur la France, comme sur l’ensemble de la communauté internationale, le soupçon de non-assistance à personne en danger. Au nom des ordres reçus. «Avant de partir au Rwanda, je passai prendre mes ordres chez Lanxade (l’amiral chef d’état-major des armées, ndlr), puis mes consignes à l’EMP (état-major particulier du président de la République)», se souvient un officier.
Alors que le tribunal pénal international d’Arusha poursuit ses enquêtes sur les responsables du génocide, le ministère français de la Défense «ramasse des informations» sur le Rwanda de 1990 à 1994. En ce qui concerne Amaryllis, le ministre Alain Richard n’aura pas à chercher trop loin. L’officier qui commandait l’opération est aujourd’hui chargé des affaires africaines au sein de son cabinet militaire.
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http://www.liberation.fr/planete/1998/02/02/mission-amaryllis-un-sauvetage-selectif-par-l-armee-francaise-avril-1994-seuls-les-expatries-furent-_228667
Posté le 16/04/2017 pr rwandaises.com