Le chanteur belge d’origine rwandaise, Stromae appartient à une nouvelle génération de musiciens populaires, souvent touchés directement par le génocide.

A quelques jours de la fin de son mandat, François Hollande annonce, le 24 avril, la mise en place d’une semaine d’étude des génocides dans les établissements scolaires. Il s’agit de permettre aux élèves, dès l’année prochaine, « de réfléchir aux violences extrêmes, notamment à travers le cas arménien [1,5 million de morts en 1915]« . Pas un mot sur les Batutsi du Rwanda. Le président ne prononce même pas le nom du pays où s’est pourtant déroulé le dernier génocide du XXe siècle. C’était il y a vingt-trois ans. Le 6 avril 1994 au soir, les massacres méthodiques perpétrés par les  Bahutu contre les Batutsi (et les Bahutu d’opposition) commencent, avant de se généraliser dans la capitale, Kigali, puis de s’étendre à la quasi-totalité du pays. En trois mois, 800 000 personnes au moins sont exterminées à la grenade, à la machette et au fusil automatique, parfois jusque dans des églises, ces refuges illusoires.

Aujourd’hui comme à l’époque du second septennat de François Mitterrand, la France ne semble pas pressée de regarder en direction du pays des Mille Collines. Longtemps occulté en raison du « jeu » ambigu de Paris (allié du gouvernement hutu, et qui s’est abstenu d’enrayer les tueries, malgré une présence militaire), le souvenir du crime continue de déranger. La ligne officielle fait écho à celle du journaliste Pierre Péan, accusé non sans raison de complaisance à l’égard des négationnistes hutu, ou d’Hubert Védrine, le pointilleux gardien de la doctrine mitterrandienne : au Rwanda, la France a été exemplaire, n’y pensons plus…

Emergence d’une conscience mémorielle

Pourtant, deux décennies plus tard, ce passé ne passe toujours pas. Un sentiment de culpabilité hante les consciences. Et resurgit là où on ne l’attendait pas : dans la société civile, parmi les intellectuels, ou même les artistes. Historien très respecté de la Première Guerre mondiale, Stéphane Audouin-Rouzeau, dont les travaux ont notamment porté sur les crimes de masse, admet ainsi que le Rwanda l’obsède. Directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), il a ressenti le profond désir de publier un livre confession bouleversant, Une initiation (Seuil), où il décrit sa prise de conscience tardive du génocide des Batutsi.

« A l’époque, j’étais indigné par les événements de Bosnie, mais ceux du Rwanda m’ont laissé indifférent, regrette- t-il. C’était là, sous mes yeux… et je n’ai rien vu. J’avais intériorisé sans aucune distance l’explication commode de la haine interethnique ancestrale. » Son livre mea culpa marque sans doute une étape dans l’émergence d’une conscience mémorielle autour des massacres du Rwanda, survenus loin de nos yeux.

A l’occasion d’un voyage d’étude au pays des Mille Collines, en 2008, la vie de ce spécialiste des violences en temps de guerre bascule. « J’ai ressenti une émotion proche de la suffocation en écoutant une femme raconter que son bébé avait été coupé à la machette, sur son dos. » Depuis, il y retourne une année sur deux, systématiquement perturbé par le fait que, à la différence des rescapés de la Shoah, aujourd’hui âgés, les survivants du Rwanda, eux, ont parfois l’âge de ses étudiants. « J’ai compris que le ‘Plus jamais ça!’ n’était qu’un slogan creux : notre société occidentale a vécu et vit dans l’illusion persistante que la violence de masse a été éradiquée durablement et que, si une ‘prochaine fois’ devait se produire, nous aurions le temps de la voir venir. Il n’en est rien », conclut, pessimiste, le chercheur dont une des soeurs, une romancière célèbre, se nomme Fred Vargas.

Le rôle d’une nouvelle génération de musiciens populaires

Aux remords de cet historien meurtri s’ajoutent d’autres formes de résurgence du passé, par exemple à travers le subtil roman Petit Pays (Grasset), signé du rappeur – et désormais auteur – Gaël Faye. Vendu à 340 000 exemplaires, le Goncourt des lycéens a touché un lectorat souvent jeune en évitant les schématisations hâtives qui, jusqu’à présent, perpétuaient le cliché d’un conflit interethnique. Ce best-seller prolonge les oeuvres des précurseurs en la matière, le journaliste Jean Hatzfeld (Dans le nu de la vie, Seuil) et la Rwandaise Scholastique Mukasonga (Inyenzi ou les cafards, Gallimard), publiés dans les années 2000.

Une nouvelle génération de musiciens populaires, souvent touchés directement par le génocide, contribue également à la sensibilisation du grand public : Stromae, dont le titre Papaoutai évoque son père, tué lors du massacre ; Corneille, dont la famille fut décimée; ou Gaël Faye – encore lui ! – , arrivé en France à l’âge de 13 ans et qui mène parallèlement ses carrières d’écrivain et de chanteur.

On assiste à une prise de conscience avec effet retard. « Chez nous, en Belgique, observe la journaliste Colette Braeckman, qui couvre l’Afrique depuis plusieurs décennies, les choses ont été immédiates du fait de l’assassinat de dix Casques bleus belges dans la première semaine du génocide, puis en raison du procès des deux religieuses bénédictines jugées à Bruxelles en 2001. Nous avons pris le choc de face, ce qui a eu un effet thérapeutique. En France, au contraire, les caméras et les projecteurs étaient tournés vers l’exode des bahutu [après leurs crimes, les génocidaires ont fui le pays] et la crise humanitaire dans le Nord-Kivu [une province de la République démocratique du Congo, ex- Zaïre], dont Goma était l’épicentre. »

Absent des programmes de l’Education nationale

A l’époque, le discours officiel, porté par des personnalités politiques, minimise la cécité et les responsabilités hexagonales. Le tabou, qui comporte aussi une part d’ignorance, perdure. En 2014, Manuel Valls, alors Premier ministre, n’a-t-il pas, devant l’Assemblée nationale, parlé de « belligérants » au sujet des Batutsi et des Bahutu au lieu d’employer les termes de « victimes » et « génocidaires » ?

« Il existe un réel décalage entre l’immobilisme intellectuel de la classe politique et ce qui se passe dans la société civile », observe Hélène Dumas, auteur du Génocide au village (Seuil) et docteur en histoire, actuellement au Rwanda, en mission d’étude pour le CNRS. Exemple : le génocide des Bautsi du pays des Mille Collines ne figure toujours pas dans les programmes de l’Education nationale. Cependant, la maison d’édition de livres scolaires Nathan a pris l’initiative de consacrer une double page au Rwanda dans son nouveau manuel destiné aux classes de première des filières économique et social (ES) et littéraire (L), qui paraîtra avant la rentrée 2017. Ce texte complétera le chapitre « Nouvelles conflictualités », lequel couvre trois thèmes obligatoires du programme : la guerre du Golfe, le siège de Sarajevo et le 11 Septembre. « Nathan a décidé de souligner ce crime contre l’humanité en espérant que les enseignants s’empareront de cette mémoire », explique le rédacteur de la double page, Samuel Kuhn.

Autre initiative : l’érection de plaques commémoratives ou de stèles dans plusieurs villes, comme Toulouse (dans le jardin Raymond- VI), Bègles, Dieulefit, Cluny ou Paris (dans le parc de Choisy ou au cimetière du Père-Lachaise). « Fruit de batailles juridiques qui durent parfois de longues années, l’inscription du génocide des Batutsi du Rwanda dans l’espace public est une étape importante, qui permet une forme de reconnaissance et met fin au silence », reprend Hélène Dumas. En matière de génocide, l’horrible vérité, pour éclater, prend toujours son temps.

Par Axel Gyldén, publié le 18/05/2017

http://www.lexpress.fr/actualite/monde/afrique/rwanda-un-tabou-francais_1908924.html#z8keTKEjEDZbwxgh.41

Posté le 08/07/2017 par rwandaises.com