Après la Maison-Blanche, Zhongnanhai et le Kremlin, notre tour du monde s’achève au palais de l’Élysée, à Paris. Chacun sait que l’Histoire, la grande et la petite, s’écrit ici depuis presque trois siècles. Alors, attachez vos ceintures !
«On ne fait pas l’Histoire dans le huitième arrondissement », lança un jour Charles de Gaulle sans cacher l’aversion que lui inspirait l’Élysée. À ce petit palais gris et blanc assez banal, édifié entre 1718 et 1720 sur un terrain maraîcher bordant le chemin du Roule, il eût préféré le Louvre, dans le cœur battant de Paris. Sans doute goûtait-il peu qu’en ces lieux, situés dans le « marais des gourdes » – ainsi nommé car l’on y cultivait des cucurbitacées –, la France n’ait pas toujours été grande.
Qu’importait que ce palais eût été baptisé Élysée, en hommage aux champs où, selon les récits mythologiques, les hommes de mérite trouvent après leur décès un repos bien mérité. Il y respirait l’odeur du stupre et de la mort. Et pis encore, celle de la défaite. Combien de lascives créatures se sont lovées entre ses murs ! La Pompadour, qui ensorcela Louis XV. Caroline Murat, la sœur de Bonaparte, qui déployait des trésors d’ingéniosité pour tromper son époux. Ou l’intrigante Marguerite Steinheil, dont une taquinerie labiale fit succomber Félix Faure (et pas seulement de plaisir) en 1899, valant au malheureux président la cruelle épitaphe de son rival Clemenceau : « Il voulait être César, il ne fut que Pompée. »
Ce salon d’Argent, où Mme Steinheil fit passer son amant de vie à trépas, serait-il maudit ? C’est en tout cas dans cette pièce au décor luxueux, dont les fenêtres donnent sur le parc, que Napoléon signa son acte d’abdication (1815), puis que son neveu, le prince-président Louis Napoléon, ourdit un complot contre la IIe République, qui allait conduire à l’avènement du second Empire (1852). Entre-temps, après avoir défait la Grande Armée, le duc de Wellington et le tsar Alexandre Ier avaient établi leurs quartiers dans ce qui fut, à l’origine, l’hôtel particulier du comte d’Évreux.
Un défilé d’occupants
Après avoir bénéficié de la dot de son épouse, ce petit-neveu de Mazarin ne se privait pas d’y organiser des fêtes où se pavanaient des femmes légères. Ce fut ensuite la Pompadour qui acheta la demeure et s’enticha de ses jardins où elle jouait les bergères. Lui succéda un banquier, qui vendit l’hôtel à Louis XVI, lequel le céda à sa cousine Bathilde d’Orléans. Passionnée d’occultisme, elle y fit venir le célèbre Mesmer, dont les bains magnétiques faisaient fureur. Puis vint la Révolution.
L’Imprimerie nationale s’installa dans ces murs, dégradant considérablement le palais, qui devint ensuite une sorte de parc d’attractions avant l’heure, sous la férule d’une famille fortunée. Caroline Bonaparte hérita de ce Luna Park, qu’elle rendit tout aussi pimpant que sa jolie personne, le parant d’un escalier d’honneur (le fameux « escalier Murat », qui mène au premier étage) et d’une salle de bal. Après diverses péripéties, l’hôtel de l’Élysée, devint, en 1848, la résidence des chefs de l’État français – avec une parenthèse durant l’Occupation.
Tous ses hôtes, qu’ils soient des « inaugurateurs » de chrysanthèmes ou, depuis 1958, de véritables monarques républicains, ont dit s’y sentir prisonniers. Certains l’ont fui, comme Cécilia Sarkozy en 2007, pour un divorce inédit en ces lieux. D’autres ont pris leurs distances, comme François Mitterrand (1981-1995), qui rejoignait tantôt son épouse, Danielle, rue de Bièvre, tantôt sa maîtresse, Anne Pingeot, et leur fille, Mazarine, dans leur appartement du quai Branly. Moins madré, François Hollande, qui enfourchait un scooter pour retrouver l’actrice Julie Gayet rue du Cirque, fut démasqué par la presse people en 2014…
« La Maison du malheur »
D’autres enfin ont carrément pris l’Élysée en grippe, à l’instar de Claude Pompidou, qui ne l’appela plus que « la maison du malheur » après avoir vu son mari y mourir à petit feu de la maladie de Waldenström (1974). Cette femme élégante au goût très sûr fit entrer l’art contemporain sous les dorures et parmi les angelots : le designer Pierre Paulin, qui fut plus tard rappelé par Mitterrand, les peintres Delaunay, Matisse, de Staël, Buffet, Hartung, Vasarely, Poliakoff…
Plusieurs maîtresses de maison se coulèrent avec aisance dans ce décor empesé. Cécile, l’épouse du président Sadi Carnot, lança, en 1889, la tradition de l’arbre de Noël, qui se tient dans la salle des fêtes à l’intention des enfants du personnel puis à celle des enfants issus de milieux défavorisés. Bernadette Chirac n’avait pas son pareil pour organiser la maisonnée – elle se surpassa pour la visite officielle de la reine Élisabeth, en 2004. Bien moins inspirée, la femme d’Émile Loubet (1899-1906) préférait la compagnie de ses petits-enfants à celle du bey de Tunis ou du shah de Perse.
Désignant le prince de Galles, héritier de la couronne britannique, elle demanda à son père, le roi Edouard VII, ce qu’il allait « faire plus tard de ce grand garçon ». Devant tant de candeur, le souverain fit évidemment preuve du plus grand flegme. Anne-Aymone Giscard d’Estaing n’eut, elle, guère voix au chapitre tant son époux Valery (1974-1981) se chargeait de tout régenter, du choix des moquettes à celui des menus.
Une cave à 13 000 bouteilles
Une tarte fine aux pommes, qui devait être proposée à Hassan II, faillit coûter sa place au chef pâtissier, le président la jugeant indigne de son royal commensal. Félix Faure, lui, aimait le faste. Gonflé de son importance, il sidéra ses hôtes en se servant le premier lors du dîner donné en l’honneur du tsar Nicolas II et de son épouse, Alexandra, en 1896.
Je tiens pour important que tout se passe avec grâce et bonne mesure
Le sage de Gaulle mit fin aux banquets interminables tout en maintenant le prestige de l’État : « Je tiens pour important, disait-il, que tout se passe avec grâce et bonne mesure. » Dans les cuisines (500 m2, au sous-sol), le chef et ses acolytes sont conscients de l’importance de leur charge… et mortifiés lorsque le maître de céans (François Mitterrand, en l’occurrence) ne se fend jamais d’un compliment.
Dans la cave, il y a de quoi tenir un siège : créée en 1947 par le président Vincent Auriol, elle contient environ 13 000 bouteilles, Sarkozy comme Paul Doumer (1931-1932) faisant partie des abstinents et Chirac, du club des buveurs de bière. Au sous-sol également se trouve le PC Jupiter, un abri antiaérien construit en 1940, à l’aube de la Seconde Guerre mondiale, sous la présidence d’Albert Lebrun.
Quarante ans plus tard, Giscard y fit installer le poste de commandement de la force nucléaire. C’est bien sûr le lieu le plus secret du palais. Renforcée après l’attentat du Petit-Clamart (1962), où de Gaulle faillit être assassiné par un commando de l’OAS, et sous la présidence d’un Mitterrand (alias Tonton) très soucieux de la protection de sa « deuxième famille », la sécurité du chef de l’État est assurée par une centaine de policiers d’élite.
Un chimpanzé à l’Élysée
On accède au rez-de-chaussée par la cour d’honneur, bordée de seize oliviers. Sur le perron, il arrivait que Jacques Chirac imite l’accent et la démarche de ses pairs étrangers devant un petit cercle d’intimes, hilares. Passé le vestibule, on traverse des salons en enfilade. Celui des Tapisseries est propice aux confidences ; le Cléopâtre donne sur la roseraie, chère à Georges Pompidou. Dans celui dit des Portraits, Napoléon III fit réaliser des tableaux – le représentant (principalement) ainsi que les dirigeants de son temps (accessoirement)…
Nicolas Sarkozy, lui, s’en servait de second bureau, appréciant qu’il donne sur la terrasse, où il aimait téléphoner depuis son portable. L’ancêtre de cet appareiZhongnanhail fut installé à l’Élysée en 1880, mais Jules Grévy en éprouvait une telle méfiance qu’il mit sept ans avant de le décrocher pour la première fois afin de répondre au roi Léopold de Belgique !
Le salon Pompadour est réservé aux audiences exceptionnelles. Celui des Ambassadeurs tient son nom de l’usage qu’en fit Mac-Mahon (1873-1879) pour y recevoir les lettres de créances. Il sert aussi de salle de réception pour des hôtes de marque, comme Nelson Mandela (2007) ou Benoît XVI (2008). Le salon Murat est affecté, depuis Pompidou, au Conseil des ministres, qui s’y réunit tous les mercredis.
La salle des Fêtes est la plus grande pièce, et la plus prestigieuse : s’y tiennent les cérémonies d’investiture ou de remise de décorations, les déjeuners ou les dîners d’État, l’arbre de Noël et les conférences de presse. Percées à l’instigation de François Mitterrand, ses dix portes-fenêtres donnent sur un parc planté de centaines d’espèces d’arbres, dont certains ont une drôle d’histoire…
En 1917, Henriette, l’épouse de Raymond Poincaré, se promène tranquillement lorsqu’un chimpanzé, surgi d’un fourré, la prend dans ses bras et l’entraîne au sommet d’un tilleul. Elle hurle, les gardes se portent à son secours et détachent cette nouvelle Jane du torse velu de son Tarzan. Trois ans plus tard, le président Paul Deschanel, atteint de troubles mentaux intermittents (il est descendu en pyjama d’un train en marche et signe parfois les actes officiels du nom de Napoléon), tente d’escalader un marronnier en imitant le cri du corbeau.
Un salon Doré… prisé
Toujours au rez-de-chaussée mais à l’aile est, se trouvent la chapelle, où le couple de Gaulle entendait la messe et que Mitterrand conserva en l’état, la chaleureuse bibliothèque, en rotonde, dont Pompidou se servait comme fumoir et où fut prise la photo officielle de quatre chefs d’État, et le salon d’Argent déjà mentionné. On gravit l’étage en empruntant l’escalier Murat. L’ascenseur, lui, est réservé au seul président et à son aide de camp.
Au premier étage, côté est, s’étendent les appartements privés du chef de l’État. Au centre du palais, la guerre des ego bat son plein ! C’est à qui s’installera le plus près possible du salon Doré, autrement dit, de ce qui est depuis 1959 le bureau du président. En 1981, Jacques Attali, conseiller spécial de François Mitterrand, réussit l’exploit de s’installer dans le salon Vert, qui lui est adjacent. Les visiteurs n’avaient d’autre choix que de le traverser pour être reçus par le président…
Créé pour l’impératrice Eugénie, épouse de Napoléon III, le salon Doré est orné d’une tapisserie des Gobelins et d’un lustre à 56 lumières qui surplombe un somptueux bureau Louis XV. Seul Giscard refusa d’occuper ce lieu, par respect pour la mémoire du général de Gaulle, expliqua-t-il.
En 1995, François Mitterrand, qui y avait installé un mobilier contemporain, prit soin de remettre à Jacques Chirac cette pièce dans son état d’origine, geste que le gaulliste apprécia. Lors de leur tête-à-tête, le jour de la passation de pouvoir, il demanda à son successeur de veiller à ce que son chien ne croque les canards s’ébattant dans le bassin à jet d’eau qu’il avait fait construire. Lesdits colverts n’obtinrent qu’un court répit…
Pour aller plus loin :
– L’Élysée, coulisses et secrets d’un palais, de patrice Duhamel et Jacques Santamaria, éd. plon, 2012, 396 pages
– Le Roman de l’Élysée, de François d’Orcival, éd. du Rocher, 2007, 452 pages