Alors que les études sur la Shoah se renouvellent, en France notamment, le génocide cambodgien est un angle mort de la recherche, et le génocide contre les Batutsi du Rwanda est peu enseignés dans les écoles.

Soixante-quatre chercheurs ont fait le bilan des connaissances sur ces tueries de masse et sur la motivation de leurs auteurs, qui s’inspirent les uns des autres. Rencontre avec l’historien Vincent Duclert.

Des crânes humains conservés sont exposés au centre commémoratif du génocide contre les Batutsi à Kigali. Environ 1000 000 personnes ont été tuées en 100 jours au cours de ce génocide. Photo Noor Khamis. Reuters

«La recherche révèle la dissimulation qu’impliquent les génocides»

Que sait-on aujourd’hui des génocides ? Les recherches les plus récentes ont-elles renouvelé la manière d’aborder les crimes de masse ? Comment les enseigner et lutter contre le négationnisme ? En mai 2016, Najat Vallaud-Belkacem, alors ministre de l’Education nationale et de la Recherche, lançait la «Mission génocides». Soixante-quatre chercheurs (historiens, ­anthropologues, sociologues, etc.), français et étrangers, ont travaillé durant près de deux ans pour faire un bilan des savoirs sur la question, une enquête sur la recherche et l’enseignement en France des génocides et des crimes de masse, sous la direction de l’Inspection générale. Leur rapport, rendu en février 2018, vient d’être mis en ligne par la ­Documentation française et publié, sous une forme allégée, par les éditions du CNRS, avec une préface de la sociologue Dominique ­Schnapper et une postface de l’historien Henry Rousso. Le rapport revient sur les avancées de la recherche et sur la place croissante prise par la question génocidaire dans l’enseignement depuis les années 90. Entretien avec l’historien Vincent Duclert, spécialiste de l’affaire Dreyfus, qui a présidé la Mission.

Qu’enseigne l’école actuellement sur les génocides ?

Les programmes des collèges et lycées intègrent l’étude de la Shoah et du génocide des Arméniens. Les professeurs des écoles peuvent aborder l’extermination des Juifs d’Europe dans leur enseignement de la Seconde Guerre mondiale. L’enquête souligne l’investissement remarquable des professeurs : ils réalisent des dossiers avec leurs élèves, montent des «semaines de la mémoire» dans leur établissement, travaillent collectivement sur la question des témoignages.

Le génocide conte les [Ba] Tutsi ne figure pas aux programmes ?

Pas pour l’instant, mais certains enseignants choisissent d’en parler à leurs élèves. L’écrivain franco rwandais Gaël Faye, auteur de ­Petit Pays (Grasset, 2016), a joué un rôle essentiel en se déplaçant dans les classes. L’objectif est de pallier cette absence. Jean-Michel Blanquer souhaite alerter le Conseil supérieur des programmes sur l’importance de cet enseignement. Nous avons souligné par ailleurs l’erreur qui consisterait à réduire ce génocide à la case «conflits interethniques en Afrique», nourrissant la chaîne des préjugés qui font le lit du négationnisme. Nous avons affaire à un génocide en bonne et due forme.

Les recherches actuelles sur la Shoah peuvent-elles encore apporter du neuf ?

Oui, c’est un domaine de recherche qui se renouvelle, particulièrement en France. Il existe une école française sur la Shoah. La présidence de Jacques Chirac lui a donné une forte impulsion en reconnaissant, en 1995, la responsabilité de l’Etat français dans la rafle du Vél d’Hiv, puis en mettant en place, en 1997, la Mission Mattéoli sur la spoliation des Juifs de France. L’ouvrage pionnier de Raul Hilberg, la Destruction des Juifs d’Europe (1961), centrait son analyse sur la machine exterminatrice nazie. Désormais, les angles se modifient et s’élargissent : l’historien Christian Ingrao montre que le nazisme, ses élites et ses territoires se sont pensés dans la destruction des Juifs d’Europe. De son côté, Johann Chapoutot a mené un travail sur l’obsession de pureté raciale des nazis. Ils étaient persuadés que s’ils ne détruisaient pas les Juifs, la race allemande périrait.

Existe-t-il de la même façon une spécificité française sur le génocide cambodgien ?

Non, c’est un angle mort que pointe le rapport. La recherche se heurte à des freins culturels et idéologiques, au premier rang desquels figure la complaisance, assez taboue, de l’extrême gauche à l’égard des Khmers rouges, cette même extrême gauche qui se félicitait de la Révolution culturelle chinoise. Un autre obstacle réside dans la culpabilité française à l’égard de la colonisation, attitude hono­rable, mais qui empêche de regarder certaines réalités, comme les violences raciales à l’œuvre dans la société cambodgienne. Ces deux facteurs ont pesé dans l’absence de recherche collective en France. Ceux qui travaillent actuellement sur les crimes des ­Khmers rouges sont isolés. L’une des vertus de notre mission aura été de faire émerger un groupe de travail international sur les géno­cides qui s’institutionnalisera demain avec les moyens du CNRS.

Que révèlent les approches comparées des génocides ?

Les paysages sont les mêmes, des paysages de mort, totalement vides. Il ne reste souvent rien pour témoigner. Ce phénomène est au cœur du film de Wang Bing, les Ames mortes sur les survivants des camps de rééducation chinois: aucun monument qui rappellerait les camps ne doit voir le jour. Le même silence et la même invisibilité traversent le livre de Yang Jisheng Yang sur la grande famine en Chine, Stèles (2012, Le Seuil). A Auschwitz, il ne restait rien; des baraques, point final. Il en va de même avec le génocide contre les [Ba] Tutsi: les corps furent jetés dans les fosses septiques. Ces vides ont longtemps ouvert la porte au négationnisme. Aujourd’hui, leur étude permet de révéler la dissimulation qu’implique l’entreprise génocidaire.

Les bourreaux se sont-ils inspirés les uns des autres ?

Absolument. Ce que nous considérons comme le premier génocide est celui des ­Herero et des Nama perpétré en 1904 en ­Namibie. Le colonisateur allemand construit des centres de mise à mort par le travail, où sévit Eugen FischerFisher, un jeune scientifique ­obsédé par les thèses raciales, futur inspirateur de Hitler et le professeur de Mengele. Les Allemands ont également observé la façon dont les Jeunes Turcs, responsables du massacre des Arméniens, les mènent à la mort dans le désert syrien grâce au chemin de fer et avec une planification dont les nazis s’inspireront. Autre point où un génocide inspire le suivant: le négationnisme. Tout en veillant à ne pas tomber dans le systématisme, il faut prêter attention à ces circulations.

Le génocide des [Ba] Tutsi s’appuie-t-il aussi sur ces modèles?

Les [Ba] Tutsi furent victimes d’une obsession de la race qui a pu prendre modèle sur l’antisémitisme: les [Ba] Hutu considéraient les [Ba] Tutsi comme des envahisseurs, des «juifs» venus d’Ethiopie. Pour les identifier, les Hutus ont utilisé l’héritage colonial des Belges qui avaient forgé une ethnie pour les besoins de leur administration. Comme les enfants n’avaient pas de papiers, c’est le voisinage qui décidait s’ils étaient ou non [Ba] tutsi. Les [Ba] Hutu pensaient qu’ils mourraient s’ils n’éliminaient pas les [Ba] Tutsi : c’est exactement ce que les nazis disaient des Juifs.

Les chercheurs de votre équipe ont-ils travaillé sur les motivations des génocidaires?

Plusieurs d’entre eux se sont interrogés sur l’avènement de ce que l’on appelle les «violences extrêmes», notamment sur l’hypothèse de la «fracture cognitive», avancée par le neuroscientifique Itzhak Fried. Elle expliquerait pourquoi des êtres humains perdent toute conscience morale et s’acharnent sur d’autres humains, leurs voisins souvent, comme si c’était un travail comme un autre. Lors de cette bascule, que Fried attribue au fameux «syndrome E», le bourreau perd à son tour son humanité et commet des actes dégradants pour lui-même.

Que pensent les historiens ou les sociologues de ce moment de bascule?

Ils pensent que le lent mécanisme de racialisation et de déshumanisation de l’autre s’opère en amont du génocide. Cette «fracture» peut aussi résulter du conditionnement social, politique, religieux et culturel qui s’étend sur des années. Il ne faut pas se contenter d’enseigner le seul paroxysme, mais aussi ce qui le précède. Dans ce temps dilaté, il est possible d’intervenir. La destruction des [Ba] Tutsis aurait pu être arrêtée.

Certains signes annoncent-ils un génocide?

Une façon notamment de considérer la nature. J’aime beaucoup l’écrivain turc Sait Faik (1906-1954), qui écrivit sur les îles des Princes, situées en face d’Istanbul. Il fut frappé de constater que sur cet archipel paisible et cosmopolite, certains propriétaires avaient tué des oiseaux et arraché l’herbe. Il en fit une nouvelle, car il y voyait l’annonce de catastrophes. En 1910, le régime ottoman décida d’éliminer les très nombreux chiens qui peuplaient les rues de Constantinople et de les déporter sur une île. Cette poussée de violence ne concernait pas a priori les Arméniens, mais elle créait, sous le vernis de la civilisation, une logique destructrice. Les Khmers rouges aussi ont éliminé les animaux domestiques avec une violence incroyable.

Que permet l’enseignement des génocides?

Réfléchir avec les élèves à la reconstruction de sociétés anéanties par les génocides, au rôle de la justice dans la reconnaissance de la vérité, au négationnisme et aux moyens de le combattre. Il permet aussi de montrer que l’antisémitisme est une matrice de la racialisation, elle-même moteur de tous les géno­cides. Un génocide est un projet idéologique: il commence lorsque s’installent la violence et la destruction et que la société se reconnaît peu à peu dans ces valeurs. Une société démocratique, civilisée, ne doit accepter ni la violence ni la destruction. C’est très actuel ce que je dis là.

Par Virginie Bloch-Lainé

https://www.liberation.fr/debats/2019/01/25/la-recherche-revele-la-dissimulation-qu-impliquent-les-genocides_1705318

Posté le 26/01/2019 par rwandaises.com