21 mars 2018 à Kigali. Autour du président rwandais, lancement officiel du projet de zone de libre échange continentale. Le Nigeria refuse de participer à ce sommet extraordinaire.© Associated Press 04 juil 2019 Mise à jour 05.07.2019 à 13:36 par Matthieu Vendrely

La Zone de libre-échange africain (Zlec) entre en vigueur ce jeudi 4 juillet. Sa « phase opérationnelle » sera lancée ce dimanche à l’occasion du sommet de l’Union africaine à Niamey (Niger). A terme, l’idée est de permettre l’émancipation économique du continent en favorisant au maximum les échanges entre pays africains. Mais les défis sont multiples. Entretien avec Pierre Jacquemot, ancien ambassadeur, aujourd’hui chercheur à l’Institut des Relations Internationales et Stratégiques (IRIS).

TV5MONDE : L’Afrique lance aujourd’hui ce qui devrait être la plus grande zone de libre-échange au monde. Quel est son intérêt pour le continent ? 

Pierre Jacquemot : La Zlec lancée aujourd’hui renvoie à un projet très ancien qui remonte aux années 60 et à ce que l’on appelait à l’époque le panafricanisme, avec ses hérauts comme Kwame Nkrumah le Ghanéen. Le rêve d’une Afrique du Caire à Johannesburg et de Dakar à Djibouti. C’était ce souhait d’organiser une vaste Union africaine avec un volet économique dans lequel il était question de libre-échange des marchandises, des services, des personnes, des capitaux. L’intérêt est de sortir de marchés trop étroits, fragmentés et à des échelles restreintes sur lesquels les entreprises ne peuvent pas développer leur productivité et leurs gains. En outre, ces marchés sont plein de contraintes tarifaires ou non, qui nuisent aux échanges régionaux et continentaux.
Il s’agit donc d’un objectif de développement économique par le libre-échange.

Mais l’Afrique compte déjà des zones de libre-échange…

Il y en a huit reconnues par l’Union africaine. Les plus avancées sont la SADEC en Afrique australe et la Communauté d’Afrique centrale. Chacune d’elles a un pilote, à savoir l’Afrique du Sud pour la première et le Kenya pour la seconde. En revanche, certaines ne sont pas du tout avancées. C’est le cas de l’Union du Maghreb arabe où il existe encore cette frontière infranchissable entre le Maroc et l’Algérie, qui empêche tout échange. En terme de circulation des marchandises, voire de politique économique commune, on a donc des niveaux d’intégration très divers.

Vous évoquez les relations entre le Maroc et l’Algérie et leurs conséquences. Cela pose la question de l’aspect politique d’une union économique. 

Ce qui se passe cette semaine à Niamey correspond à ce que l’Europe a connu en 1957 avec le Traité de Rome. 62 ans après, voyez où l’on en est avec une Europe à 27, un membre qui sort, avec d’autres qui renâclent à jouer les règles communes. Cela donne une bonne indication des défis qui attendent la Zlec. On lance un projet qui va mettre des décennies à se construire. Les difficultés ne sont pas seulement économiques et ne relèvent pas uniquement de décisions consistant à lever les nombreux obstacles.
Il y a des divergences politiques évidentes entre certains pays. Le cas du Maroc et de l’Algérie est une bonne illustration : les deux pays ont tout intérêt à ouvrir leurs frontières et développer leurs échanges mais ils n’y parviennent pas depuis plusieurs décennies. Il y a d’autres exemples qui sont de nature à rendre difficile ce grand projet d’intégration. Je pense à des zones fragiles comme la Centrafrique, les Grands Lacs avec les Kivu en République démocratique du Congo, mais aussi le Sahel. 

Récolte de coton dans un champ au Burkina Faso.

Récolte de coton dans un champ au Burkina Faso.© Fanny Noaro-Kabré / TV5MONDE

Le coton du Burkina Faso ne permet pas d’inonder de vêtements ou de tissus le marché ivoirien qui est pourtant un marché très dynamique (…) Il y a donc tout à faire en terme d’industrialisation et de transformation.

Autre constat, autre défi : la complémentarité des économies africaines. Comment, dans une même entité, deux pays comme par exemple le Nigeria et la République centrafricaine peuvent-ils trouver un intérêt commun ?

La plupart de ces pays sont tournés vers l’exportation qu’il s’agisse de cacao, de coton, d’arachides, de pétrole ou de gaz. En outre, ils sont beaucoup plus extravertis que tournés vers les marchés régionaux. Certains de ces pays, comme le Gabon et le Congo n’ont pas grand-chose à échanger entre eux car ils sont tous les deux centrés essentiellement sur le pétrole. Il y a donc, en effet, un problème de complémentarité entre ces différentes économies.

Pour qu’elles aient à échanger entre elles, il faut qu’elles produisent des biens différents susceptibles de générer un échange vertueux et à bon marché. L’enjeu c’est donc l’industrialisation, c’est à dire la transformation des matières premières. Le bon exemple, c’est le coton. Les pays du Sahel sont tous producteurs d’un excellent coton très prisé sur le marché international. Seulement 3% de ce coton est transformé localement et cela n’a pas changé depuis vingt ou trente ans. Dès lors, chaque pays de la région n’a pas d’industrie textile susceptible de satisfaire les marchés voisins. Le coton du Burkina Faso ne permet pas d’inonder de vêtements ou de tissus le marché ivoirien qui est pourtant un marché très dynamique avec l’émergence d’une classe moyenne. Il y a donc tout à faire en terme d’industrialisation et de transformation. Le développement des services peut aussi être un moteur important pour que ces pays aient à échanger entre eux.

Se pose aussi la question des disparités naturelles entre les différents pays du continent…

Quand vous regardez la carte des 54 pays africains engagés dans cette Zlec, vous constatez que 16 d’entre eux sont enclavés, n’ont pas d’accès à la mer. Ces pays sont pénalisés du fait de cet enclavement. Cela se traduit par un surcoût en terme d’échanges. La grande question pour laquelle je n’ai pas encore trouvé de réponse au sein de l’Union africaine est celle de la solidarité. C’est un enjeu fondamental. L’Union européenne s’est fondée en partie sur ce principe. Des pays comme Chypre, le Portugal ou l’Irlande qui étaient plus pauvres que la France, l’Allemagne ou les Pays-Bas ont tiré partie de fonds spéciaux de développement de leur économie. C’est ce qu’on appelle les mécanismes de péréquation et de redistribution des ressources des plus riches aux plus pauvres. Il faut absolument que la Zlec prévoit ces dispositifs car sinon, certains pays très en avance comme le Nigeria, l’Afrique du Sud, le Kenya ou la Côte d’Ivoire et le Ghana vont être les seuls à en tirer partie tandis que les autres seront marginalisés dans des petites activités d’agriculture par exemple ou seront des foyers d’émigration car les gens partiront à Abidjan, Lagos ou Dakar pour trouver du travail.

La question de la solidarité est fondamentale. Elle était d’ailleurs au coeur des idées des pères fondateurs comme Kwame Nkrumah.

Il existe déjà de nombreux accords entre les Etats africains et d’autres Etats de la planète… Vont-ils être remis en cause par la Zlec ?

Ancien Ambassadeur de France au Kenya, au Ghana et en RDC, Pierre Jacquemot est aujourd'hui chercheur à l'IRIS. 

Ancien Ambassadeur de France au Kenya, au Ghana et en RDC, Pierre Jacquemot est aujourd’hui chercheur à l’IRIS. 

Il existe déjà des accords très avancés avec l’Europe, les Etats-Unis, la Chine ou la Turquie.  Ils sont souvent plus avancés que les projets d’intégration régionale. Il va falloir voir comment on traite les relations particulières que certaines régions d’Afrique ont noué avec d’autres régions du monde. Il semble qu’il ne soit pas question de casser ces accords mais d’en faire profiter le plus grand nombre. Il va donc falloir également négocier avec tous ces pays non-africains sur la base du principe que l’on appelle “la clause de la Nation la plus favorisée”. Si Pierre consent des avantages à Jean, il doit accorder les mêmes avantages à Paul car sinon cela crée de nouvelles inégalités. C’est un sujet très important qui n’est pas encore réglé. 

Le processus de création de la Zlec a été marqué par les réticences très fortes du Nigeria qui refusait catégoriquement d’y prendre part. Mais cette semaine, rebondissement, le pays a dit oui...

Le Nigeria est un continent à lui tout seul. Il est appelé à devenir le 3e pays le plus peuplé d’ici 20 ou 30 ans. Le pays a besoin de se construire une base industrielle. Pour l’heure c’est un pays pétrolier, tout est orienté vers la production pétrolière. Actuellement, le Nigeria exporte son pétrole et importe de l’essence. Son activité de raffinage est très peu développée.
Les milieux d’affaires restent opposés à la Zlec s’ils n’ont pas des garanties sur la protection de leur propre économie contre des importations qui viendraient abusivement inonder le marché. C’est ce qu’on appelle la clause d’origine : le Nigeria ne veut pas avoir autour de lui des pays comme le Togo, le Cameroun ou le Bénin qui importent de Chine, du Brésil ou d’Europe des produits qu’ils ré-exportent ensuite dans le pays voisin sans droits de douane puisque nous sommes dans la Zlec. Ce qui menace l’industrialisation des pays victimes de ces ré-exportations. 
La nouvelle zone va sans doute intégrer une règle selon laquelle grosso modo la moitié de la valeur ajoutée de ces produits serait fabriquée au Togo, au Bénin ou au Cameroun avant d’être ré-exportée au Nigeria.
Cela pose la question de la protection des industries naissantes et c’est l’un des enjeux les plus importants.

Pourquoi ont ils levé leurs réticences ? 

D’abord parce qu’ils ne pouvaient pas bouder plus longtemps. Ce n’était pas tenable politiquement ! Le Nigeria est candidat à un poste de membre permanent du conseil de sécurité de l’ONU, il ne peut pas continuer à la jouer solo. Je pense aussi que la digue a cédé tout simplement car le Nigeria a bien conscience que cette affaire va occuper l’Afrique pendant plusieurs décennies…

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Posté le 07/07/2019 par rwandanews