rédigé le 21 février 2020 (mis en ligne le 3 avril 2020) – Martin DavidComplicité de la France dans le génocide des Tutsi au Rwanda Tweeter Partager
Le 21 février sort un nouveau livre de la collection des Dossiers noirs, co-éditée par Agone et Survie : L’Etat français et le génocide des Tutsis au Rwanda, par Raphaël Doridant et François Graner. Ce livre fait la synthèse sur le rôle joué par la France dans le génocide à partir d’une analyse large et approfondie des sources qui ont traité ce sujet depuis un quart de siècle. Entretien avec l’un des deux auteurs, François Graner.
Billets : Pourquoi ce livre ?
François Graner : « Plus jamais ça », tel était le mot d’ordre après
le génocide des Juifs d’Europe, auquel le régime de Vichy avait
contribué directement. Et voilà que 50 ans plus tard survient le
génocide des Tutsis, et qu’à nouveau se pose la question du rôle de
l’État français. Depuis près de 26 ans, cette implication a suscité des
accusations fortes d’un côté, et une défense véhémente de l’autre.
Nous voulions proposer un ouvrage synthétique et pédagogique pour permettre aux citoyens français de comprendre les tenants et les aboutissants de cette complicité, indirecte cette fois, dans un deuxième génocide. Afin que cela ne se reproduise pas. L’autre moteur de notre action est le respect dû aux victimes rwandaises et à leurs familles.
En quoi ce qu’il s’est passé entre la France et le Rwanda est-il emblématique de la Françafrique ?
La Françafrique est un système de domination de la France dans son
“pré carré” africain : la France veut maintenir des pays dans sa zone
d’influence. Elle soutient donc des régimes amis, indépendamment de leur
caractère démocratique ou non. La politique de l’État français au
Rwanda constitue le cas extrême de cette politique-là. Donc comprendre
la Françafrique permet mieux de comprendre ce qui s’est passé au Rwanda.
Inversement, comprendre ce qui s’est passé au Rwanda met en évidence ce
que peut faire la Françafrique, et permet de mieux la combattre.
Car si le soutien au régime rwandais est assez similaire à celui dont ont pu bénéficier celui de Paul Biya au Cameroun ou d’Idriss Deby au Tchad, les conséquences sont encore plus extrêmes. En effet, les autorités françaises ont ici soutenu un régime et une armée qui ont arrimé le Rwanda à la zone d’influence française mais qui ont en même temps préparé et mis en œuvre le génocide des Tutsis. Et ce soutien s’est maintenu même après la fin du génocide.
Pourquoi d’après vous cette question nous concerne tous en tant que Français ?
D’abord, cette question met en évidence le fonctionnement interne de
nos institutions : comment un petit nombre de personnes, malgré toutes
les alertes reçues, a pu en pleine connaissance de cause mener une
politique condamnable. Cela montre que la France n’a pas de système de
régulation efficace, de garde-fou dans le domaine de la politique
étrangère et surtout la politique africaine. Un tout petit groupe
d’hommes a pu maintenir le cap qu’il s’était fixé, même quand ce cap est
devenu intenable. Cela souligne le poids de François Mitterrand et de
quelques décideurs militaires qui ont soutenu sa vision. A l’inverse,
plusieurs militaires ont pris une position critique, mais ceux-ci n’ont
pas eu de poids.
Le second aspect, c’est que nous avons une responsabilité particulière en tant que Français. Les principales institutions françaises sont concernées à un degré ou à un autre par le sujet. Surtout l’armée, mais aussi la justice, les médias ou l’éducation, participent : soit en dévoilant ce qui s’est passé, soit au contraire en semant la confusion, voire en entravant la recherche de la vérité.
Qu’est-ce qui vous a incité à travailler et documenter ce dossier ?
Raphaël Doridant et moi-même n’avions pas de relations personnelles
avec des Rwandais avant le génocide de 1994. Nous avons été extrêmement
choqués par ce qui s’est passé, et encore plus choqués par les
accusations portées contre la France, d’autant que, par notre éducation,
nous étions tous deux des citoyens respectueux de la France et de son
histoire. Nous avons cherché à comprendre et vérifier ces accusations,
sans parti pris. Notre travail en conforte un certain nombre, mais pas
toutes.
C’est pourquoi Raphaël a co-coordonné un livre de Survie pour la quinzième commémoration du génocide [1]. En ce qui me concerne, j’ai commencé à regarder ce que disaient les sources militaires publiques sur ce sujet, et j’ai écrit un livre pour la vingtième commémoration [2]. Pendant que je l’écrivais, j’ai rejoint Survie car l’analyse qu’elle produisait rejoignait ce que je trouvais de mon côté. Pour Survie c’est un combat majeur qui concerne au plus haut point la démocratie française et son fonctionnement. Parce qu’il pose la question, toujours brûlante, de qui décide quoi au nom des Français.
Comment avez-vous alimenté votre livre ?
Depuis les indépendances africaines, la France a mené une soixantaine
d’opérations extérieures, c’est-à-dire d’interventions militaires hors
de son territoire. Les trois opérations menées au Rwanda – Noroît,
Amaryllis et Turquoise – ont soulevé les polémiques les plus importantes
et donc de nombreuses enquêtes par la justice, des parlementaires, des
journalistes, des chercheurs.
Il y a ainsi une grande quantité de documents et une variété de
sources. Et parmi ceux-là une partie a pu être publiée. Certains ont
d’abord fuité avant d’être authentifiés, d’autres ont été déclassifiés
par des parlementaires ; il y a aussi des audiences de procès, des
interviews, des livres écrits par différents acteurs de l’époque, etc…
En 2014 par exemple, Survie avait réalisé un travail basé sur 20
documents parmi les plus emblématiques et sur les questions qu’ils
posent3. [3]. Ce travail a été complété en 2019 avec 25 documents [4] pour la 25ème commémoration du génocide des Tutsis. De mon côté, dans mon ouvrage « Le sabre et la machette »,
j’avais cherché à reprendre toutes les sources militaires disponibles
publiquement, les interviews de militaires, les revues militaires et les
documents militaires déclassifiés et publiés.
Dans ce nouveau livre, nous avons réalisé un travail plus
systématique en nous basant sur la recension d’à peu près toutes les
sources que l’on a pu avoir sur le sujet. Ainsi, notre travail
d’écriture a duré deux ans mais il se base sur des recherches qui
elles-mêmes s’étalent sur un quart de siècle.
On peut citer par exemple le très gros livre de Jacques Morel [5],
complété par une banque de données où il a mis en ligne près d’une
dizaine de milliers de documents, classés par dates et thèmes [6]
Il y a aussi les ouvrages des nombreuses personnes qui ont travaillé
avant nous. On ne peut pas les remercier toutes individuellement ici,
mais nous sommes redevables de tout ce travail collectif.
Nous l’avons complété par des entretiens avec des acteurs et témoins de l’époque, en particulier avec des militaires qui sont d’opinions variées et à différents niveaux, depuis les militaires du rang jusqu’aux chefs de l’armée. Nous avons eu aussi accès à un grand nombre de documents. Par exemple, en 2015, le président François Hollande a promis d’ouvrir les archives françaises aux chercheurs. Cette annonce n’a été que partiellement suivie d’effet, mais cela a permis de consulter une série d’archives présidentielles intéressantes.
Votre ouvrage est clair et pédagogique. Quelle est son originalité ?
Effectivement, nous prenons soin de proposer un ouvrage qui ne
demande au lecteur aucune connaissance préalable. Nous cherchons à
rester clairs et lisibles du début à la fin. En même temps nous sommes
exigeants sur la solidité des arguments apportés, car nous voulons que
le lecteur puisse se faire son opinion, grâce aux références.
En choisissant cet angle de travail, nous cherchons plutôt une
synthèse qu’une nouveauté à tout prix. Nous sommes globalement
compatibles avec ce qu’ont écrit beaucoup de gens avant nous, mais nous
les précisons et nous rendons plus solide l’argumentation. Par exemple,
François-Xavier Verschave, qui a été président de Survie pendant
longtemps, est l’un des auteurs qui dès 1994 ont attiré l’attention sur
le rôle de la France [7].
Globalement on retrouve aujourd’hui toutes ses conclusions, et on
s’aperçoit qu’effectivement le puzzle était déjà quand même assez bien
assemblé.
Nous cherchons à renforcer la cohérence en inscrivant le livre dans une analyse globale. Nous commençons le livre sur une présentation historique, avant de passer au fonctionnement de la Françafrique, aux actions ou inactions de la justice, et aux mécanismes du négationnisme. Puis nous concluons sur les enseignements à en tirer pour la démocratie française. Ces chapitres reflètent notre point de vue et aussi largement celui de l’association. Ils proposent une analyse qui cherche à être la plus précise possible : quels ont été les mécanismes qui ont été mis à l’œuvre ? Comment pourrait-on éviter qu’une politique pareille ne se reproduise ?
Quels sont les points les plus développés dans le livre, ou même qui sont inédits ?
Certains points précis sont plus nouveaux ou plus développés
peut-être que ce que d’autres ont fait avant nous. Cela concerne par
exemple le basculement de la politique française entre le moment où elle
était encore à notre avis à peu près défendable jusqu’en février 1993 –
un an avant le génocide – et le moment où elle bascule dans un soutien
aux extrémistes. Il y a également une discussion très prudente sur les
pistes et éventuellement les responsabilités françaises dans l’attentat
du 6 avril 1994 qui donne le signal déclencheur au génocide. Nous avons
aussi développé la partie sur les motivations et le déclenchement de
l’opération Turquoise, en étant particulièrement précis et solides.
Enfin, on développe aussi beaucoup l’affaire de l’abandon des Tutsis
de Bisesero : qu’est ce qui s’est passé exactement dans les trois jours
où les rescapés survivants de Bisesero ont été laissés massacrés par les
tueurs, alors que les militaires français le savaient et n’étaient pas
loin ? C’est une question qui est au cœur du travail de Survie. Nous
avons en juin dernier consacré à ce sujet tout un colloque qui a permis
de mettre à jour beaucoup d’informations que l’on utilise dans notre
livre.
Nous mettons aussi en avant d’autres sujets, comme la livraison d’armes aux génocidaires avant, pendant et après le génocide. Nous précisons la manière dont ni les radios de la haine, ni les génocidaires eux-mêmes n’ont été inquiétés au moment de la déroute du pouvoir génocidaire. Nous faisons le point également sur les entraves à la justice et à la connaissance de la vérité en France. Voilà pour moi les points forts de notre travail.
On entend souvent parler du secret défense comme obstacle à l’établissement de la vérité. Y avez-vous été confrontés ?
Même si beaucoup de documents sont déjà déclassifiés ou accessibles,
même si Jacques Morel a mis en ligne une dizaine de milliers de
documents sur son site et que cela paraît déjà énorme, ce n’est encore
qu’une toute petite partie de ce qui existe. Selon diverses estimations
il y aurait entre trois cent mille et un million de documents.
En effet, il y a deux verrous en France. D’une part les archives sont
peu accessibles, et pour certaines il faut demander des dérogations
individuelles pour les consulter. D’autre part, certains documents sont
classés secret défense, ce qui fait un second verrou, même si beaucoup
de ces documents n’intéressent pas vraiment la défense nationale. Ces
deux verrous-là ont été opposés à nos recherches.
Pour le premier verrou, qui nous a été opposé malgré la promesse de
François Hollande, j’ai déposé un recours d’abord devant la justice
française, en allant jusqu’au Conseil constitutionnel [8]. J’ai été débouté et j’ai saisi en décembre 2017 la Cour européenne des droits de l’homme ; je suis en attente de sa décision.
Pour le second verrou, le secret défense est un très gros problème qui nous dépasse largement. Nous avons créé un collectif [9]avec
un certain nombre de victimes ou de familles de victimes, soutenues par
des associations, dans d’autres affaires judiciaires sensibles comme
l’affaire Ben Barka, l’affaire Curiel, l’affaire Boulin, l’affaire
Borrel, l’affaire du chalutier Bugaled Breizh … Des affaires très
différentes, peu reliées entre elles mais qui ont surtout en commun
qu’elles se sont toutes heurtées au problème du secret défense.
Ce collectif insiste sur le fait que le secret défense pèse très négativement dans la vie politique française. En effet il sert surtout à protéger le secret des gouvernants de la curiosité des gouvernés, et empêche toute régulation démocratique des décisions qui sont prises en notre nom. Le secret défense opposé aux journalistes, aux chercheurs, aux juges pose vraiment un gros problème démocratique dans notre pays.
Que répondez-vous aux accusations d’accointances supposées que vous auriez, ainsi que Survie, avec Paul Kagame, actuel président du Rwanda depuis 1994 ?
Ces accusations proviennent à l’évidence de personnes qui n’ont pas lu les travaux de Survie.
Pensez-vous qu’il y a eu un avant et un après dans les relations de la France avec les pays du continent africain depuis le génocide des Tutsis du Rwanda en 1994 ?
J’ai l’impression que le soutien de la France à un régime génocidaire
a été un basculement pour de nombreux citoyens de pays africains, et
en particulier au Rwanda, qui perçoivent maintenant la France de façon
très différente et beaucoup plus critique.
On dirait que les seules leçons que l’armée française a tiré au
Rwanda sont des leçons purement militaires, où elle se réjouit de
l’action qu’elle a faite là-bas. Ainsi, le chef des armées de l’époque
affirme que l’opération Turquoise était une belle intervention…
Beaucoup de militaires en position de responsabilité aujourd’hui, en
particulier le chef de l’armée actuel sont des anciens des interventions
au Rwanda, ce qui n’incite pas beaucoup à l’optimisme de ce point de
vue-là.
Pour terminer cet entretien, pouvez-vous revenir sur le rôle exact joué par la France dans le génocide ?
Je voudrais réaffirmer que je suis rentré dans ce sujet sans parti
pris. J’avais été stimulé par le fait d’avoir vu des points de vue
opposés entre des personnes qui disaient que la France n’avait rien fait
de grave, et d’autres qui allaient jusqu’à dire que la France avait
poussé au génocide.
Aujourd’hui, après plusieurs années d’enquête, je pense très
clairement que quelques décideurs français – François Mitterrand et
quelques proches, essentiellement des décideurs militaires – ont soutenu
des génocidaires en connaissance de cause, en sachant ce qu’ils
faisaient, avec des conséquences sur leur maintien au pouvoir, donc sur
la réalisation du crime et sur le sentiment d’impunité des criminels.
Ainsi sont réunis les trois points qui normalement caractérisent la
complicité : un soutien actif, en connaissance de cause, et avec un
effet sur le crime commis. L’association Survie s’est constituée partie
civile dans les plaintes concernant Bisesero ; nos avocats y demandent
que la justice enquête et détermine si les actes des décideurs français
peuvent en effet être qualifiés juridiquement de complicité de génocide,
et sanctionnés en tant que tels [10]
.
Au sens politique du terme il nous paraît très clair qu’effectivement
il y a eu complicité. On peut être complice de génocide sans avoir
l’intention génocidaire soi-même. Ainsi Maurice Papon a été condamné
pour complicité de génocide, alors que lui-même n’a pas été jugé comme
partageant l’idéologie nazie ou ayant l’intention d’exterminer les
Juifs.
Dans le cas du Rwanda, nous ne voyons nulle part d’intention
d’exterminer les Tutsis chez ces décideurs français, ni au niveau de
l’État français et de l’armée en tant qu’institution ; même si
l’antitutsisme des génocidaires a partiellement déteint sur quelques
officiers.
En revanche, on constate une intention claire de soutenir les extrémistes hutus en sachant précisément ce qu’ils faisaient. L’État français est toujours très bien informé. Il n’y a aucun aveuglement, aucun dysfonctionnement. Les décisions sont prises dans le calme et dans la continuité, les ordres correspondants sont précis et exécutés avec professionnalisme. Donc pour nous, chez ce petit groupe de décideurs français, il n’y a pas d’intention génocidaire ni de commission directe du crime de génocide ; mais par contre leur complicité nous paraît avérée.
Propos recueillis par Martin David
[1] La complicité de la France dans le génocide des Tutsi au Rwanda, L’Harmattan, 2009.
[2] Le Sabre et la Machette. Officiers français et génocide tutsi, Tribord, 2014.
[3] « Génocide des Tutsi au Rwanda. 20 documents pour comprendre le rôle de l’Etat français », Survie, avril 2014.
[4] « Dénis et non-dits. 25 ans de mensonges et de silences complices sur la France et le génocide des Tutsis du Rwanda », Survie, avril 2019.
[5] La France au cœur du génocide des Tutsis, Izuba – L’Esprit frappeur, 2010.
[6] http://francegenocidetutsi.org/
[7] Complicité de génocide ? La politique de la France au Rwanda, La Découverte, 1994.
[8] « Génocide des Tutsis du Rwanda : les « Sages » se posent en gardiens des secrets de la Mitterrandie », communiqué de presse de Survie, 15/09/2017
[9] Collectif « Secret défense : un enjeu démocratique » : http://collectifsecretdefense.fr
[10] NDLR : cette instruction judiciaire est sur le point d’être enterrée par les juges, qui ont annoncé en 2018 leur volonté de clôturer l’enquête. Lire “Trois jours de trop à Bisesero”, Billets n°287, juin 2019.
rédigé le 21 février 2020 (mis en ligne le 3 avril 2020) – Martin David