En juin 1940, lors de la bataille de France, une série de massacres est perpétrée par l’armée allemande contre des soldats africains dans la région lyonnaise. Le plus emblématique s’est déroulé à Chasselay. Source RI
Grâce à la découverte de clichés inédits, l’historien Julien Fargettas a mis en lumière cet épisode méconnu dans un nouvel ouvrage.
La peur se lit sur leurs visages. Terrifiés, les mains en l’air, ils sont conduits dans un champ. Un soldat allemand semble même esquisser un sourire. Ces prisonniers sentent que la situation est inhabituelle. Ces tirailleurs sénégalais de l’armée française n’ont plus que quelques minutes à vivre. Des Panzers s’apprêtent à leur tirer dessus. Ces chars ont été positionnés sur la route, juste à côté. Ils font feu à la mitrailleuse. Une quarantaine d’hommes s’écroulent au sol. Le 20 juin 1940, dans le Rhône, vient de se dérouler le massacre de Chasselay.
Dans son dernier ouvrage « Juin 1940, combats et massacres en Lyonnais » (Éd. du Poutan), l’historien Julien Fargettas a mis en lumière huit photographies inédites de cette exécution, les seules connues jusqu’à présent. Elles ont été découvertes récemment dans un vieil album acheté par un jeune collectionneur privé, Baptiste Garin. « Ce que révèlent ces clichés, c’est que c’était une action assez pensée. C’est assez troublant. Quand on regarde l’attitude des soldats allemands, il n’y a quasiment rien qui transparaît, presque comme s’ils étaient insensibles », relate l’historien.
Ce massacre de soldats africains n’est pas le premier à avoir eu lieu. L’avancée des troupes allemandes a été jalonnée de nombreuses exactions contre les troupes africaines. « Cela commence dès la fin du mois de mai 1940 dans la Somme », explique Julien Fargettas. « Elles n’ont pas été programmées. Il n’y a pas eu d’ordre général disant qu’il fallait éliminer ou maltraiter les prisonniers coloniaux. C’est plutôt quelque chose d’impulsif, mais que la hiérarchie militaire allemande n’a en même temps pas cherché à juguler ».
Cette haine à l’encontre des soldats noirs remonte à la Première Guerre Mondiale. « À l’époque, l’armée française avait fait des soldats africains des instruments de propagande à son service pour combattre, tandis que les Allemands les ont utilisés pour accuser les Alliés de sauvagerie sur le champ de bataille », résume l’historien. « Les soldats allemands avaient eux-mêmes été accusés d’atrocités sur les civils, notamment en Belgique. Ils se sont donc servis de l’image du soldat africain pour répliquer. Ils ont diffusé massivement cette légende du tirailleur coupeur d’oreille ».
Dans les années 1920, l’occupation de la Ruhr et de la Rhénanie par l’armée française, composée de nombreux soldats originaires des colonies, renforce ce racisme. « En Allemagne se met en place une campagne de propagande extrêmement intensive et assez abjecte qui accuse les soldats africains de viols massifs et d’enlèvement. C’est ce que les Allemands vont appeler l’épisode de la honte noire et qui va être réutilisé par les Nazis ».
C’est avec ces images à l’esprit que les soldats de la Wehrmacht pénètrent en France en mai 1940. Monthermé, Airaines, Dromesnil, Erquinvillers, Cressonsacq, Sillé-le-Guillaume, bois d’Eraine… Les exactions sont nombreuses contre les soldats des colonies : « Quand ils font face à des soldats africains, ce sont souvent des troupes qui résistent et qui combattent bien. Les Allemands ont des pertes et il y a une espèce de colère qui vient s’ajouter à tous les ressentiments emmagasinés », analyse Julien Fargettas.
Le 19 juin 1940, les violences culminent à Chasselay. Alors que le maréchal Pétain a annoncé deux jours plus tôt vouloir demander l’armistice, le 25ème régiment de tirailleurs sénégalais est posté au nord-ouest de Lyon pour retarder l’entrée de l’ennemi dans l’ancienne capitale des Gaules.
« Le 19 juin au matin, quand les Allemands abordent le secteur de Chasselay, ils se heurtent à une résistance très vive avec des combats qui vont durer plusieurs heures, alors qu’ils s’attendaient à entrer beaucoup plus facilement dans Lyon », décrit Julien Fargettas « Dès l’issue des premiers combats dans l’après-midi, ils vont exécuter des tirailleurs mais aussi des soldats d’origine française. Et puis le lendemain, à l’issue d’une dernière résistance, ils vont diviser les prisonniers en deux : d’un côté les Français et de l’autre, les Africains. Ils dirigent ces derniers sur une route isolée. Ils sont mis dans un champ et mitraillés ». Lors de certains de ces massacres, des soldats français ont aussi été exécutés ou blessés pour avoir essayé de s’interposer. À Chasselay, le capitaine Gouzy reçoit notamment une balle dans la jambe pour avoir protesté.
Les corps des tirailleurs sont laissés à même le sol. Malgré l’interdiction qui en est faite par les Allemands, les habitants du village enterrent les dépouilles dans une fosse commune. Un homme va alors tout particulièrement s’intéresser à leur sort : Jean-Baptiste Marchiani, secrétaire général de l’Office départemental des mutilés, combattants, victimes de la guerre et pupilles de la Nation. Alors que la France est tombée aux mains des Allemands, il s’émeut du destin de ces soldats africains et propose dès l’été 1940 de leur donner une vraie sépulture. Il imagine l’érection d’une nécropole nationale sur le modèle d’un cimetière africain en ocre rouge.
« Au début, il a fait face à une indifférence polie des autorités de Vichy. On peut comprendre qu’elles n’avaient pas envie d’un hommage rendus à des tirailleurs massacrés par des Allemands. Mais Jean-Baptiste Marchiani va leur proposer une opération de propagande pour montrer l’attachement de Vichy à l’Empire [colonial – Réd.] », explique l’historien. Le 8 novembre 1942, son projet voit finalement le jour. Le « tata » sénégalais de Chasselay est inauguré. Dans cette « enceinte de terre sacrée » en wolof, 188 corps de tirailleurs sénégalais retrouvés dans la région sont inhumés : « Les officiels de Vichy diront qu’ils sont tombés au champ d’honneur et éviteront soigneusement d’évoquer les massacres ».
Pour les tirailleurs qui y ont échappé, une longue période de captivité commence. Alors que les soldats français sont dirigés vers des camps en Allemagne, eux restent sur le territoire français : « Les Allemands refusent de les transférer. Ils ne veulent pas de ‘contamination raciale’, selon leurs termes. Ils sont donc maintenus en zone occupée dans des camps spécifiques appelés ‘Frontstalags’ ». Là encore, les brimades et les maltraitances se multiplient. « Ils vont y végéter avant d’être répartis dans des commandos de travail, des fermes, des exploitations forestières ou encore des usines ».
À Chasselay, leurs camarades tombent peu à peu dans l’oubli. Contrairement au souhait de Jean-Baptiste Marchiani, le « tata » ne devient pas un lieu de pèlerinage, même si après la guerre une cérémonie annuelle y est organisée. Leurs familles vivant à des milliers de kilomètres ne peuvent faire le déplacement et certaines ne connaissent même pas le sort de leur proche. Pour Julien Fargettas, ces soldats africains souffrent ainsi d’une double peine : « Aujourd’hui encore, il y a des dizaines de tombes classées comme inconnues alors que nous avons en notre possession des dossiers de soldats qui sont considérés comme disparus. Ce sont probablement ceux qui sont enterrés à Chasselay ». Au-delà de son travail d’historien, ce spécialiste des tirailleurs essaye de redonner une identité à ces soldats de 1940. Il espère qu’une plaque avec leurs noms sera bientôt apposée au sein du « tata ».
Pour lui, ce lieu peut surtout être utile pour ressouder la société. Alors que le débat sur le racisme fait rage en France, la tragédie de Chasselay nous rappelle l’importance des soldats africains au cours de la Seconde Guerre Mondiale : « Nous avons des liens qui sont anciens. Il faut revenir à l’Histoire et expliquer les choses. Il y a des lieux de mémoire qui existent et qui peuvent être utilisés au lieu de se reposer sur l’invective ».
196 tombes ont été dressées dans le Tata sénégalais
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