Depuis 30 ans, le discours de la Baule s’impose comme le marqueur d’une volonté de changer profondément la politique africaine de la France après la chute du mur de Berlin. Un comble, car s’il est question d’élan démocratique, c’est pour le neutraliser.
Le 20 juin 1990, François Mitterrand prononçait son célèbre « discours de la Baule », au 16ème Sommet France-Afrique. Ses hagiographes retiennent qu’il aurait à cette occasion ouvert la voie à la démocratisation du continent, suite à l’effondrement du bloc soviétique : un « discours libérateur », comme le résumait sans ironie Jean-Luc Mélenchon dans un tweet de février 2018. https://platform.twitter.com/embed/index.html?dnt=false&embedId=twitter-widget-0&frame=false&hideCard=false&hideThread=false&id=959869838788358144&lang=fr&origin=https%3A%2F%2Fsurvie.org%2Fbillets-d-afrique%2F2020%2F298-juin-2020%2Farticle%2Ffrancois-mitterrand-le-mythe-de-la-baule&siteScreenName=survie&theme=light&widgetsVersion=223fc1c4%3A1596143124634&width=550px
Si personne ne soutient sérieusement que l’élan démocratique a suivi le discours – les mouvements populaires et l’opposition politique étaient déjà en ébullition dans bien des pays –, le mythe perdure d’un discours marquant pour les uns un virage pour l’aide française au développement, pour les autres au moins une déclaration d’intention suivie de trop peu d’effets. L’analyse de ce discours, comme les actes qui l’ont suivi, montre qu’il n’en est rien.
Sens de l’histoire et sens du vent
Le discours de la Baule est systématiquement mentionné comme le moment clé d’une réorientation radicale que François Mitterrand aurait donnée à l’aide française, en la conditionnant désormais à la démocratisation et au respect des droits humains. En communication politique, le travail d’orfèvre consiste à mêler quelques grandes idées à d’importantes nuances, et à laisser les commentateurs faire le reste. Mitterrand et son sherpa Erik Orsenna, qui a écrit ce discours, le savent. Le fameux passage sur la démocratisation en témoigne : quelques mots clés ont été égrainés – « système représentatif, élections libres, multipartisme, liberté de la presse, indépendance de la magistrature, refus de la censure » – et ils ont eu un fort écho en Françafrique. Mais les précautions oratoires qui les ont accompagnées sont tout aussi importantes.
Alors que les Béninois ont déjà arraché à leur dictateur Mathieu Kérékou une conférence nationale souveraine quatre mois plus tôt, François Mitterrand commence par se soucier du risque d’embrasement populaire : « De même qu’il existe un cercle vicieux entre la dette et le sous- développement, il existe un autre cercle vicieux entre la crise économique et la crise politique. L’une nourrit l’autre. Voilà pourquoi il convient d’examiner en commun de quelle façon on pourrait procéder pour que sur le plan politique un certain nombre d’institutions et de façons d’être permettent de restaurer la confiance, parfois la confiance entre un peuple et ses dirigeants, le plus souvent entre un Etat et les autres Etats, en tout cas la confiance entre l’Afrique et les pays développés. » Réformer des régimes pour les relégitimer avant que la crise économique les balaie ? Mitterrand explique plus loin : « Lorsque je dis démocratie, lorsque je trace un chemin, lorsque je dis que c’est la seule façon de parvenir à un état d’équilibre au moment où apparaît la nécessité d’une plus grande liberté, j’ai naturellement un schéma tout prêt ». Il faut retrouver un équilibre, au moment où ça tangue.
Ethnocentrisme des Lumières
En ouverture sur la démocratisation, le président socialiste pose son regard ethnocentriste sur les peuplades barbares des contrées européennes plus éloignées, dont il nie implicitement toutes les luttes émancipatrices des siècles passés : « Il nous faut parler de démocratie. C’est un principe universel qui vient d’apparaître aux peuples de l’Europe centrale comme une évidence absolue au point qu’en l’espace de quelques semaines, les régimes, considérés comme les plus forts, ont été bouleversés. » Dommage qu’ils n’y aient pas pensé avant, en somme. Mais c’est surtout vis-à-vis des ex-colonies françaises que celui qui fut ministre de la France d’Outre-Mer 40 ans plus tôt, va adopter une position de surplomb : « J’ai vu naître la plupart de vos Etats, j’ai connu vos luttes pour en finir avec l’état colonial. Ces luttes vous opposaient souvent à la France, et seule la sagesse des dirigeants français et africains a évité, en fin de compte, le drame d’une guerre coloniale en Afrique noire. » Un autre mythe, celui de la décolonisation pacifique, sans drame. Aucun problème pour celui qui fut ministre de la justice de Guy Mollet pendant une partie de la guerre d’indépendance du Cameroun. Mais la vulgate coloniale concerne aussi l’apprentissage de ces grands enfants : « Et voilà que ces Etats nouveaux, doivent gérer les anciennes contradictions héritées de l’histoire, doivent bâtir une administration centrale, nommer des fonctionnaires après les avoir formés, gérer des finances publiques, entrer dans le grand circuit international, souvent sans avoir reçu des anciens pays coloniaux la formation nécessaire. Et on aurait à raisonner avec ces Etats, comme on le ferait à l’égard de nations organisées depuis mille ans comme c’est le cas de la France, de la Grande-Bretagne, de l’Espagne ou du Portugal ! » Cliché d’ignorance paternaliste, sur le tempo d’une Afrique prépubère comparée à la grande Europe millénaire, digne de celle de Nicolas Sarkozy déclarant 17 ans plus tard que l’homme africain n’est pas entré dans l’histoire.
Le développement d’abord
Dans son discours, François Mitterrand reprend et adapte aussi une vieille lune des développeurs des années 1970, selon laquelle un « Etat fort » – autocratique – peut être nécessaire au développement, en évoquant des « peuples qui ont leur propre conscience et leur propre histoire et qui doivent savoir comment se diriger vers le principe universel qu’est la démocratie. Et il n’y a pas trente six chemins vers la démocratie. Comme le rappelait M. le Président du Sénégal, il faut un Etat, il faut le développement et il faut l’apprentissage des libertés… Comment voulez-vous engendrer la démocratie, un principe de représentation nationale avec la participation de nombreux partis, organiser le choc des idées, les moyens de la presse, tandis que les deux tiers d’un peuple vivraient dans la misère. » Par un petit retournement rhétorique, la priorité, au nom d’une future démocratie représentative, n’est plus l’expression des libertés et des contre-pouvoirs mais le fait de sortir le peuple de la misère : on dirait Jacques Chirac expliquant en 2003, pour blanchir la dictature du Tunisien Ben Ali, que « le premier des droits de l’Homme c’est manger, être soigné, recevoir une éducation et avoir un habitat ». Treize ans avant, à la Baule, Mitterrand lui ouvre la voie : « c’est le chemin de la liberté sur lequel vous avancerez en même temps que vous avancerez sur le chemin du développement. On pourrait d’ailleurs inverser la formule : c’est en prenant la route du développement que vous serez engagés sur la route de la démocratie. »
Amitié sacrée
Ouverture démocratique ou pas, Mitterrand promet de ne prendre aucune distance avec les dictatures françafricaines : « Je le répète, la France n’entend pas intervenir dans les affaires intérieures des Etats africains amis. Elle dit son mot, elle entend poursuivre son oeuvre d’aide, d’amitié et de solidarité. Elle n’entend pas soumettre à la question, elle n’entend pas abandonner quelque pays d’Afrique que ce soit. » Et au cours de son discours, le président français prend soin – comme ses successeurs après-lui – de brandir le rejet de toute ingérence : « Nous ne voulons pas intervenir dans les affaires intérieures. Pour nous, cette forme subtile de colonialisme qui consisterait à faire la leçon en permanence aux Etats africains et à ceux qui les dirigent, c’est une forme de colonialisme aussi perverse que tout autre. Ce serait considérer qu’il y a des peuples supérieurs, qui disposent de la vérité, et d’autres qui n’en seraient pas capables, alors que je connais les efforts de tant de dirigeants qui aiment leur peuple et qui entendent le servir même si ce n’est pas de la même façon que sur les rives de la Seine ou de la Tamise. » Emmanuel Macron utilise le même prétexte, aujourd’hui, lorsqu’il refuse par exemple de condamner les violations des droits humains en Égypte. François Mitterrand exonère même les dictatures qui n’entendraient pas desserrer l’appareil répressif : « Ce plus de liberté, ce ne sont pas simplement les Etats qui peuvent le faire, ce sont les citoyens : il faut donc prendre leur avis et ce ne sont pas simplement les puissances publiques qui peuvent agir, ce sont aussi les organisations non gouvernementales qui souvent connaissent mieux le terrain, qui en épousent les difficultés qui savent comment panser les plaies. » La responsabilité échoit subitement aux citoyens opprimés – qui n’ont visiblement pas encore réalisé que la démocratie est « une évidence absolue », contrairement aux peuples d’Europe centrale – de se réveiller un peu.
Conditionnalité à la française
En guise de conditionnalité, Mitterrand promet un appui sans faille aux dictateurs qu’il a face à lui, se limitant à leur indiquer benoîtement « la direction qu’il faut prendre. Certains ont pris des bottes de sept lieues, soit dans la paix civique soit dans le désordre, mais ils ont fait vite. D’autres marcheront pas à pas. Puis-je me permettre de vous dire que c’est la direction qu’il faut suivre ». Et qu’importe si les potentats choisissent en réalité de maintenir leur régime, tant qu’ils envoient un vague signal de réforme ; la France continuera de les aider : « à vous Etats souverains que je respecte, de choisir votre voie, d’en déterminer les étapes et l’allure. La France continuera d’être votre amie, et si vous le souhaitez, votre soutien, sur le plan international, comme sur le plan intérieur. » Le vieux président réexpliquera d’ailleurs cela avec constance, un an et demi plus tard, en novembre 1991 lors de son discours au 4ème sommet de la Francophonie à Paris : « Nombre de pays africains se sont engagés dans un vaste mouvement de réformes démocratiques. Chacun saura, j’en suis convaincu, fixer en toute indépendance les modalités et le rythme qui conviennent dès lors que la direction est prise. »
En dépit des interprétations médiatiques de l’époque, le message politique est clair : l’aide française n’est nullement conditionnée à quoi que ce soit – excepté à la préservation des intérêts économiques et stratégiques de Paris, comme elle l’a toujours été. D’ailleurs, les chiffres officiels montrent que de 1990 à la fin de la présidence Mitterrand, le premier bénéficiaire de l’aide publique au développement bilatérale française est la Côte d’Ivoire, sur laquelle le très françafricain Houphouet-Boigny règne sans partage depuis l’indépendance, jusqu’à sa mort fin 1993. Il est suivi à partir de 1992 du Cameroun de Paul Biya, qui a volé l’élection présidentielle et fait réprimer les mobilisations héroïques de l’opposition.
Bonus gratuit
Comme s’il fallait un indice de plus du cynisme de ce discours, Mitterrand ose le conclure par un mensonge froidement assumé : « j’interdirai toujours une pratique qui a existé parfois dans le passé et qui consistait pour la France à tenter d’organiser des changements politiques intérieurs par le complot ou la conjuration. Vous le savez bien, depuis neuf ans, cela ne s’est pas produit et cela ne se produira pas. » Écoutaient ce discours, entre autres, le Burkinabè Blaise Compaoré, qui avait fait assassiner Thomas Sankara trois ans plus tôt, dans un complot où la France joua toute sa partition ; et le Tchadien Hissène Habré, qui allait six mois après ces belles paroles être renversé par Idriss Déby avec l’aide de la DGSE française. Les hagiographes de Mitterrand nous diront sans doute qu’il n’est pas parvenu à l’interdire.