Le bonheur mobilise autant que la révolte : après la marche de la colère, c’est la marche de la victoire qui défile sur la place Tahrir. La prière du vendredi, c’est d’abord une immense action de grâces, où des dizaines de milliers de fidèles répètent le nom d’Allah, mille fois remercié. Les imams de la mosquée Al Azhar, haut lieu de l’Islam égyptien, se mélangent à la foule tandis que Youssef El Karadoui, le plus connu des imans d’Al Aqsa, prêche, lui, la patience face au pouvoir militaire. La foule, quant à elle, suit sa propre logique : certes, elle écoute et applaudit, mais, inlassablement, elle avance sur les ponts, tourne sur la place, brandit le drapeau égyptien. Curieusement, sur cette vaste esplanade bondée, un million de manifestants se côtoient mais ne se bousculent pas, chacun avance comme enveloppé d’une fine pellicule de respect, une petite bulle nourrie de sa joie personnelle, de ses espoirs…
Certes, les plus prévoyants ont apporté leur pique nique, leur drapeau, leur tambour, mais la plupart des manifestants savent aussi que le bonheur est éphémère, qu’il faut baliser l’avenir. C’est pourquoi de très nombreux panneaux reprennent des desiderata qui, pour être spontanés, se rejoignent : en écho aux nombreuses grèves, entre autres dans les banques, on demande du travail, un salaire décent. D’autres manifestants attirent l’attention sur leurs problèmes particuliers, comme ces dizaines de sourds évoquant à grands gestes les difficultés de quatre millions des leurs…Ameni, une jeune graduée vêtue aux couleurs du drapeau national, tient, elle, à nous expliquer que ses parents sont morts du cancer « car dans ce pays la nourriture est contaminée, la pollution est terrible, et les autorités corrompues refusent de prendre des mesures… »Plus loin, un homme veut qu’un pont soit construit pour relier l’Egypte à l’Arabie saoudite…Sans s’être concertés, plusieurs groupes brandissent une grande feuille couverte de noms calligraphiés : c’est la liste des personnalités que les manifestants souhaitent voir entrer dans le prochain gouvernement. Tout le monde lit, retrouve des noms connus et respectés et conclut : les mesures prises par le Haut commandement militaire ne suffisent pas, c’est le régime qu’il faut changer, il faut un nouveau gouvernement, avec des hommes neufs. Il se murmure que dès lundi, l’armée inviterait de nouvelles personnalités à entrer au gouvernement.
Qu’il s’agisse de revendications politiques, de manifestations de résistance ou de joie, il y a ici une sorte d’intelligence collective : sans se concerter explicitement, les gens savent ce qu’ils veulent et imposent ce qu’il faut faire. Le professeur de droit constitutionnel Ibrahim Fouda le reconnaît « point par point, l’armée finit par reconnaître les exigences du peuple, par adopter son agenda… Il faut cependant aller plus loin que la simple révision de quelques articles de la Constitution et rédiger une autre loi fondamentale avant même les élections, pour éviter qu’apparaisse un nouveau monarque absolu… »
Si elle fait toujours confiance aux militaires, fleuris, applaudis, photographiés, la « place Tahrir » demeure vigilante. Heba, une jeune traductrice, est consciente du phénomène : « le départ de Moubarak ne suffira pas, la révolution c’est comme un accouchement, même si c’est douloureux, il faut aller jusqu’au bout… Nous, c’est une nouvelle Egypte que nous voulons, une Egypte rendue à ses citoyens… »
Spontanément toujours, les manifestants répondent à l’une des questions que l’on se pose à l’étranger et nous montrent de longues banderoles que les jeunes peignent de couleurs vives : on y voit, entrelacés, la croix et le croissant. « Tous Egyptiens, nous vivons ensemble, l’attentat contre les coptes d’Alexandrie était une provocation des services de sécurité, pour justifier l’état d’urgence » assure Nabil Osman, un psychothérapeute qui se fait un devoir de nous traduire tous les textes. Comme Heba la traductrice, Nabil, cependant très croyant, minimise le rôle des Frères musulmans : « ils n’ont pas été à l’origine du mouvement… Au début, ils avaient édifié un podium pour dire des prières, mais après un jour, l’estrade a été occupée par des musiciens… » Ibrahim Fouda, le professeur de droit, reconnaît cependant que « les Frères musulmans manoeuvrent bien. La présidence ne les intéresse pas, ce qu’ils veulent, c’est obtenir 30% des sièges au Parlement, et faire alors passer leurs idées… »
Les Frères musulmans ou d’autres réussiront ils, comme beaucoup d’étrangers le croient, faire rentrer à la maison les femmes égyptiennes ? A voir la place Tahrir, c’est peu probable : les femmes, qu’elles arborent toutes les variantes du voile ou se promènent en cheveux, sont aussi nombreuses que les hommes, aussi enthousiastes… « J’ai passé dix jours ici durant les manifestations » dit Heba, « pas une fois je n’ai été touchée, je me sentais parfaitement en sécurité…Le premier soir, mon père voulait venir me ramener à la maison et le deuxième soir, c’est lui-même qui s’est installé pour rester jusqu’au bout… » Depuis le premier jour, les femmes ont joué un rôle actif, apportant des sandwiches, du café, des couvertures, prenant leur tour de garde. Aujourd’hui encore, des jeunes filles en tenue traditionnelle repeignent les balustrades des ponts ou contrôlent les accès à la place, vérifiant délicatement les sacs des femmes, avec des yeux qui sourient derrière les fentes de leur voile noir…
Source : lesoir.be/ carnet de colette braeckman
Posté par rwandanews