Par Sami TchakCe
dimanche, 27 mars 2011, lorsque je suis arrivé à l’hôpital Saint-Jacques, où il avait attendu l’instant du passage, Théogène Karabayinga était couché, apaisé. On l’aurait dit dans un profond sommeil. Non, il ne dormait pas, il avait juste traversé l’ultime frontière de la vie. La mort a quelque chose de très abstrait, même lorsqu’on se retrouve si près de ce qu’elle a toujours de trop concret : l’absolu silence d’un ami, d’un proche, d’une vague connaissance, d’un humain dont on a eu la chance d’écouter la voix. Je me dis : « Il n’est plus vivant. » Pour lui, je crois que cela ne fait plus l’ombre d’un doute, il le savait, il savait que le dernier soupir l’avait fait entrer dans un passé absolu. Mais j’avais du mal à me faire à cette évidence, à admettre qu’il n’était plus concerné par l’avenir. J’avais encore plus de mal à formuler cette idée, pourtant assez banale : « Il est mort. » Celui que j’appelais Grand frère, qui, avec beaucoup d’affection m’appelait Petit frère, Théo, la dernière fois que je l’avais revu, ne portait pas sur le front le moindre signe d’une personne à moins de deux mois de son éternelle solitude. C’était le 8 février 2011, dans un restaurant de Paris, où Frédéric Fredj, dans le cadre de ses soirées littéraires Les Mille-feuilles, présentait mon nouveau roman et celui de Pascale Kramer, Un homme ébranlé, qui parle d’un homme déjà condamné par un cancer. De la littérature ? Mais la littérature et la vie !
Ce soir-là, le 8 février donc, Théo, mon grand frère, présentait l’apparence normale de tout vivant. Il m’a pris dans ses bras. Il m’a serré fort. Longuement. Sa façon de me féliciter. « J’ai eu ta petite sœur au téléphone, je lui ai promis que je viendrais, je te l’ai promis. Je suis venu. » Ma petite sœur, c’est Odile Cazenave, celle qui a fait le lien entre nous. Je revois Théo à la fin de cette soirée littéraire. Je l’entends encore : « Je dirai à ta petite sœur que j’ai été fier de toi. » Mon épouse, qui avait assisté à ce Mille-feuilles, avait remarqué quelque chose de particulier : « Théo semble fatigué. Il a aussi maigri, l’as-tu remarqué toi aussi ? Son regard m’a semblé si triste. Par trois fois, il m’a serrée dans ses bras… » Bref, elle avait remarqué ce que je n’avais pas soupçonné. Aujourd’hui, au fait de quelques détails que j’ignorais alors, je comprends, je comprends mieux. Et j’imagine Théo, ce soir-là, marchant seul dans la ville, pour retourner dans son appartement, je le revois, marchant seul dans la ville, pour aller au rendez-vous de lui-même, le grand frère. Si j’avais su, si j’avais su…, mon épouse, une amie venue des Ardennes et moi aurions marché avec lui.
Cee 27 mars, c’est par un mail qu’Odile m’informe non seulement qu’il est malade, hospitalisé, mais aussi en train de partir. Je téléphone alors. Elle m’apprend qu’il vient de partir. Odile et lui nous avaient invités une fois chez eux, pour un déjeuner. Nous : mon épouse, moi et nos deux filles. « Je suis content, petit frère, que tu m’aies présenté ta famille. Cela compte beaucoup pour moi. » Chaque fois qu’Odile revient à Paris, nous prenions, avec le grand frère, un petit verre dans Paris. Une seule fois seulement, lui et moi avions passé, sans la petite sœur, d’abord dans son bureau, ensuite dans un bar, deux longues heures à discuter. Sujet principal : le génocide des Tutsi. Sa douleur. Sa colère contre la France. Le 27 mars, lorsque je le revois sur son lit de mort, son visage n’a pas changé, il n’a pas changé, Théo. Pourtant, son corps n’était plus qu’une illusion d’optique, lui-même naviguait déjà dans le mystère inviolable par tout provisoirement vivant. C’était déjà fini.
Des intimes : Odile, Irène sa fille, la mère d’Irène.
Est-ce que j’ai bien connu Théo ? Non. Même d’un très proche, nous ne composons qu’un personnage à partir de ce qu’il a bien voulu nous montrer, de ce qu’il n’a pu nous dissimuler, de ce que nous croyons avoir bien deviné, de ce que d’autres ont pu nous en dire. J’ai connu un Théo que je ne peux livrer aux autres, c’est de lui l’illusion qui m’appartient et explique toute ma douleur. Pour être franc, je dirais qu’en le regardant, apaisé, mais derrière la ligne de vie, j’ai pensé aussi, et surtout, à moi, à ma mort. J’avoue : son silence m’a renvoyé à la conscience de ma propre mort. Il m’imposait l’image brutale, trop, trop concrète de la fin ultime, il m’obligeait à affronter ce soleil qui nous grille les yeux de l’âme. Je regarde Odile, je regarde Irène sa fille, je regarde la mère d’Irène : les grandes douleurs savent porter le masque du courage, de la dignité que par moments les larmes discrètes trahissent. Nul n’est suffisamment fort, même avec l’aide d’une grande spiritualité, pour échapper au lent poison d’un tel moment. Je tente de m’accrocher à des souvenirs récents, mais les souvenirs ont comme barrière, juste devant moi, dans cette chambre, sur ce lit, le visage du défunt.
Alors, au moins l’évoquer ? En le voyant là, à jamais absent à la fois de lui-même et de tout ce qui pouvait encore se dire sur lui, de tout ce que racontaient sur lui quelques-uns de ses amis présents dans la salle, un dîner avec lui une semaine plus tôt, ou encore plus récemment des conversations téléphoniques, en le voyant là, à la fois si près et inaccessible, j’ai renoncé à me rappeler même sa carrière de journaliste. Aujourd’hui, il suffit d’aller sur le site de RFI pour savoir tout sur cette carrière le lien ci-dessous vous y conduit :
http://www.rfi.fr/afrique/20110328-theogene-karabayinga-rfi-nous-quitte
Reprendre donc le métro, repartir chez moi, en luttant contre mes larmes vaines, aussi vaines que les soins médicaux quand tinte la grande Cloche. Une fois chez moi, habité par ce visage entré dans le Silence, habité par l’image de celui dont tous les soleils se sont éteints pour toujours, je me souviens, je me souviens et je retrouve le livre dans ma bibliothèque. J’ouvre le livre. Cinquième chapitre : « Bujumbura (2006) ». Je lis le premier paragraphe : « Bock ou Primus ? Théogène K., l’ami, le grand frère, animateur de l’émission ‘‘Mille Soleils’’ sur RFI, me l’avait expressément ordonné : ‘‘À Buja, quand tu iras, tu boiras une Primus à ma santé !’’ Même si des bières fabriquées au Burundi, je préfère l’Amstel Bock, j’ai savouré la Primus en riant sous cape, de l’histoire d’amour entre Théo et la Primus : un jour qu’il avait fui Kigali, il était arrivé à Buja, il faisait chaud. Il entra dans le premier bar et commanda une bière. C’est après l’avoir descendue qu’il se rendit compte qu’il n’avait pas un sou pour régler la ‘‘facture’’. Il y a des situations où l’on comprend vraiment ce que signifie l’expression ‘‘C’est une question de vie ou de mort’’. » (Kangni Alem, Dans les mêlées. Les arènes physiques et littéraires, éditions Ifrikiya, Yaoundé, page 65). En novembre 2009, dès mon arrivée à Bujumbura, moi aussi j’ai bu une Bock dans le prolongement de cette anecdote. Aujourd’hui, c’est fini. Théo ne boira plus aucune bière.
Je me souviens. Alors qu’il était couché sur son lit de mort, absent de lui-même et de cette salle où nous le voyions pourtant encore, son téléphone portable sonnait régulièrement. Odile vérifiait le numéro d’appel, pour savoir si elle devait ou non répondre. Mais c’est fini, nous devons le savoir, nous tous, Nocky, Maïmouna, Bios, Kangni, Boniface, Romuald, Boubacar Boris, Véronique, Florent, Bernard…, nous devons le savoir et l’admettre : Théogène Karabayinga ne répondra plus jamais à aucun appel.
http://www.rfi.fr/afrique/20110328-theogene-karabayinga-rfi-nous-quitte?quicktabs_2=0
Posté par rwandanews