Dave Eggers (49 ans), écrivain américain, a peur. « Nous supposons que chacun est un démocrate, mais ce n’est pas le cas. » Par Muriel Lefevre 


La plus part de la population du monde voudrait atteindre les objectifs durables de développement dans la paix et la dignité. 



« 40% de la population mondiale souhaite juste un homme fort aux manettes. Nous sommes en réalité dans l’ère chinoise où c’est eux qui décident tout. » Dans son nouveau roman The Parade, Dave Eggers, raconte l’histoire de deux hommes qui reçoivent l’ordre de construire une route dans un pays indéterminé qui vient de sortir d’une guerre civile. Elle devra relier le nord urbain au sud rural et apporter ainsi la prospérité économique à tous, mais les choses ne se déroulent pas comme prévu. « Au cours de la dernière décennie, je suis allé plusieurs fois en Afrique et j’ai vu de telles choses à maintes reprises. Ces choses je les ai aussi vues ailleurs, sur d’autres continents », dit Eggers dans une longue interview accordée au De Morgen. Morceaux choisis.

« J’ai vu les Philippines travailler en Arabie saoudite et des ouvriers chinois du bâtiment au Pakistan et au Nigeria. Peu importe d’où ils viennent ni où ils sont, mais il importe qu’ils soient là. Ces ouvriers de la construction sont utilisés par des forces qui ont leurs propres objectifs. Une de mes obsessions est que nous vivons dans un monde où nous sommes des pions qui sont déplacés par de grandes entreprises ou des groupes politiques sans que nous nous en rendions compte » dit-il encore.

« Nous vivons actuellement dans une ère chinoise » « On trouve partout de tels ouvriers de nos jours. Ils renouvellent les vieilles infrastructures délabrées de l’époque coloniale. Les Chinois travaillent sur leur fameuse initiative Belt and Road. Ils construisent des routes, des ports et des voies ferrées. Partout où vous allez, vous pouvez voir les Chinois à l’oeuvre. Peut-être qu’ils veulent mettre la main sur des matières premières précieuses ou sur des infrastructures importantes. Peut-être que les routes qu’ils construisent pour des raisons économiques seront également utiles aux militaires. Nous vivons actuellement dans une ère chinoise.

« La Chine va devenir un propriétaire mondial d’infrastructures de transport, ce qui n’est ni plus ni moins que de l’impérialisme économique, et cela pourrait s’avérer très dangereux. Les services de base d’un État ne devraient pourtant jamais être entre les mains d’entreprises étrangères, et encore moins entre les mains d’un autre État. De toute façon, les routes, les chemins de fer et les ports ne devraient jamais être aux mains du secteur privé, car ils sont essentiels à l’économie d’un pays. Mais n’oublions pas que c’est aussi le cas en Chine. Là aussi, une grande partie de l’infrastructure est entre les mains du secteur privé. C’est un phénomène étrange : dans un pays pseudocommuniste, de nombreuses autoroutes sont exploitées par des sociétés privées. La Chine a une économie très compliquée et hybride, avec le capitalisme le plus brut et le plus sanglant qui prospère sur les restes d’un modèle communiste qui s’effondre. »

Ceci dit, il n’est pas certain que l’occident aurait un quelconque intérêt à rentrer dans la danse. « Les Chinois sont bien meilleurs que nous dans ce domaine, et personne ne peut suivre la vitesse à laquelle ils font les choses. Les démocraties ne peuvent tout simplement pas faire cela. Une démocratie présuppose la consultation, alors qu’un État à parti unique comme la Chine ne le fait pas. Quand quelque chose y est décidé, c’est mis en oeuvre. Ce que fait la Chine en un an peut prendre jusqu’à cinq fois plus de temps pour une démocratie, sans parler des grandes organisations supranationales. Il leur faudra beaucoup plus de temps pour le faire ».

Et du côté occidental, on est face à un isolationnisme de plus en plus important. « On se retire dans notre pays et on ne se préoccupe plus du reste de quoi ouvrir un boulevard à la Chine qui ne s’est pas privée avec ses chantiers de construction et ses saisies, et je pense que personne ne sait aujourd’hui où cela va finir. En réalité, nous tous, nous vivons déjà tous dans une vision chinoise du monde. Les États-Unis n’ont plus de vision globale du monde. Ce sont les Chinois qui décident aujourd’hui. »

« Des milliards de personnes sur cette terre qui ne veulent pas du tout de démocratie, ni maintenant, ni jamais ». Un des problèmes face à cette problématique, c’est que nous pensons trop à la Chine en termes de stéréotypes, dit-il encore. « Des préjugés erronés et dépassés. Visiter la Chine est vraiment une expérience incroyable, vous êtes immédiatement dans une culture complètement différente. C’est aussi le cas en Russie ou Poutine aussi est président à vie. Des élections sont organisées en Russie, mais Poutine ne les perdra jamais. Non seulement parce qu’il y a tricherie, mais aussi parce que l’homme est incroyablement populaire. Nous regardons le monde avec – encore une fois – nos préjugés personnels et supposons que chacun est un démocrate, mais ce n’est tout simplement pas le cas. Beaucoup de gens veulent un homme fort aux manettes qui dise où on est et qui garantisse l’ordre. Je pense qu’environ 40% de la population mondiale est concernée, même dans les pays qui ont une longue tradition démocratique.

Il est temps que nous nous rendions compte qu’il y a des milliards de personnes sur cette terre qui ne veulent pas du tout de démocratie, ni maintenant, ni jamais. C’est aussi pourquoi Trump est devenu président. Ses électeurs adhèrent au système autoritaire et nous n’avions pas la moindre idée de leur existence avant son élection. Et c’est aussi pour ça qu’il va probablement se faire réélire. Après tout, la seule chose qui intéresse les gens, c’est de savoir s’ils ont un emploi et s’ils peuvent payer leurs factures. Les mensonges et la corruption ne dérangent pas beaucoup les électeurs. Ils supposent que tous les politiciens sont de toute façon des menteurs corrompus.

Je pense néanmoins que c’est un grand moment pour la démocratie américaine. Une réflexion de fond est à nouveau engagée, alors que par le passé, nous avons constaté un manque d’idées épouvantable chez les candidats. Il y a aussi au moins six ou sept bons candidats. Mais ils auront aussi un handicap financier. Trump dépensera peut-être un milliard, ou plus, qu’il recevra pour la plupart d’entreprises amies. Ce sera le budget électoral le plus important jamais vu. Ce sera une bataille existentielle pour l’âme du pays, et la grande question sera de savoir si les entreprises seront en mesure d’acheter les résultats des élections à partir de maintenant. « La pression mentale de toujours tout voir et tout savoir est trop forte pour nous »

« Construire des routes comme dans mon livre apporte non seulement la prospérité, mais aussi la criminalité et la destruction. Il en va de même pour notre connectivité sans fin. En conséquence, nos connaissances sont devenues beaucoup plus vastes, mais nous entendons aussi constamment parler de toutes les formes de violence et de cruauté partout dans le monde. Peut-être que la pression mentale de toujours tout voir et tout savoir est trop forte pour nous. Il se pourrait que cela soit trop. Ça nous rend fous. Les gens devraient apprendre à comprendre qu’il est sain d’être déconnecté régulièrement, par exemple un jour par semaine. Ils auraient alors le temps de vivre ici et maintenant et de voir le monde d’un point de vue humain plutôt que d’un satellite. »

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Posté le 09/07/2019 par rwandanews