Les Grands Textes Rwandais

Il est généralement reconnu que l'ancien royaume du Rwanda (voir carte ci-haut) avait élaboré une littérature orale d'une grande originalité et d'une extraordinaire richesse. Cette littérature tombe en deux catégories principales:

  1. Tradition royale, qui se caractérise par un certain degré de codification et de contrôle officiel de la part des rois du Rwanda;
  2. La tradition populaire, qui comporte des textes comme ceux que l'on retrouve dans toutes les traditions orales, notamment africaines.

I. Les textes royaux

En effet, l'érudit rwandais Alexis Kagame, envers qui la littérature orale de l'ancien Rwanda doit une si grande dette, a pu distinguer entre "iby'ibwami", les traditions de la cour, et "ibyo muri Rubanda", les traditions populaires. Bien que cette distinction ne soit pas aussi nette que le laisse supposer cette manière de dire, il existe néanmoins une série de textes que l'on peut qualifier d'officiels, car ils concernent principalement la vie et l'œuvre des rois du Rwanda. Ces textes sont au nombre de quatre:

  1. Une série de listes généalogiques, Ubucurabwenge
  2. Un ensemble de mythes, Ibitekerezo
  3. Un corpus de poèmes, Ibisigo
  4. Un recueil de rituels de magie cérémonielle, Ubwiru.

Les trois derniers documents oraux sont, pour ainsi dire, construits autour des listes généalogiques, qui constituent la charpente de toute la Tradition rwandaise. Effectivement, il est aisé de constater que les mythes Ibitekerezo relatent la vie et l'œuvre des rois suivant leur ordre chronologique, que nombre d'Ibisigo consacrent un verset à chaque roi, tandis que le cérémoniaire de l'Ubwiru dispose que certains rituels doivent être exécutés par le roi qui porte tel nom cyclique.

Par ailleurs, les textes royaux se caractérisent par leur forme figée. Cette caractéristique semble naturelle en ce qui concerne les poésies Ibisigo, qui, une fois composées, étaient apprises par cœur et transmises telles quelles ; elle va de soi quant aux listes généalogiques, qui ne se prêtent pas à la variation ; mais elle ne laisse pas d'étonner s'agissant des prescriptions rituelles de l'Ubwiru. En effet, les textes des rites royaux du Rwanda ancien étaient entièrement et mémorisés, jusque dans les détails leurs plus minutieux, sans qu'il soit permis de changer quoi que ce soit au texte.

Les rois du Rwanda attachaient une grande importance à l'enrichissement et à la conservation des grands textes de la Tradition rwandaise. Ces tâches étaient confiées à certaines familles, qui en assuraient la mémorisation et la transmission d'une génération à la suivante, mais toujours sous le contrôle général des rois.


Description des quatre grands textes

Les listes généalogiques Ubucurabwenge
Le terme Ubucurabwenge signifie le forgeage de l'intelligence ou du mental (ubwenge). Il s'applique à la généalogie des rois du Rwanda, dont les listes comportent 43 règnes, répartis en trois groupes, ou dynasties:

  1. Ibimanuka: les "Descendus", les rois venus du ciel
  2. Abami b'Umushumi: les rois de la Corde
  3. Abami b'Ibitekerezo : les rois de la Pensée, ou du Mental.

Les rois du Rwanda sont donc d'origine céleste : Ils descendent du Roi d'En-Haut, dont le nom royal est Nkuba (Foudre), son nom personnel étant Shyerezo (la Fin dernière, l'Aboutissement). Son Fils Sabizeze Kigwa quitta le ciel et tomba sur la terre, en compagnie de son frère et de sa sœur. La petite équipe atterrit à l'Est du Rwanda, sur un grand rocher appelé Ikinani, l'Inamovible, sous lequel se trouvaient de confortables abris. Ils furent bien accueillis par les locaux, à qui ils donnèrent le nom de Abasangwabutaka, les "Trouvés-sur-la-terre". En échange de leur hospitalité, ils leurs donnèrent du feu qu'ils avaient amené avec eux du ciel, et qui était encore inconnu sur la terre. Ils leur en apprirent tous les usages. Les Terriens les nommèrent Ibimanuka, les "Descendus-du-ciel". Plus tard, Kigwa se maria, eut un fils, qu'il nomma Muntu, Homme, qui instaura la première dynastie des rois du Rwanda, dite des Ibimanuka, ou Rois descendus du ciel.

Les listes généalogiques Ubucurabwenge furent enregistrés et publiées par Alexis Kagame (2e éd. Kabgayi, 1959, Livre II, pp. 98-101). Les gardiens officiels de l'Ubucurabwenge sont appelés Abacurabwenge, les "Forgerons of Intelligence".


Les mythes royaux Ibitekerezo
Le terme Ibitekerezo dérive du verbe "gutekereza", qui signife à la fois "penser" et "narrer". Dans ce contexte, gutekereza suggère une narration intelligente des événements relaitfs aux rois du Rwanda et aux grands héros nationaux. On peut dire, par conséquent, que les Anciens entendaient, par cette collection de mythes royaux, donner une certaine l'intelligence du passé.

Les mythes royaux sont construits autour de la charpente que représente l'Ubucurabwenge. Ce caractère généalogique apparaît clairement aussi bien dans l'ouvrage de Kagame, Inganji Kalinga (cité plus haut) que dans les récits du conteur Gakanisha, enregistrés et publiés en version bilingue kinyarwanda-français par de A. Coupez & Th. Kamanzi (Récits historiques rwanda, 1964).


Les poésies royales Ibisigo
Selon A. Kagame, le terme Ibisigo signifie ce qui est laissé – aux générations suivantes : La tradition. Cet auteur a recueilli quelque 176 poèmes auprès de divers poètes mémorialistes Abasizi, dont certains sont malheureusement fragmentaires. Ces poésies au symbolisme obscur prennent la forme de panégyriques des rois, dont ils vantent les hauts faits et la munificence. Kagame en a publié de larges extraits, le plus souvent en traduction française, dans divers articles et monographies, notamment La Poésie dynastique au Rwanda (1951) et Introduction aux Grands Genres lyriques de l'ancien Rwanda(1969).

En tant que genre littéraire, la poésie symbolique Ibisigo serait d'une grande antiquité au Rwanda. Ce genre fut, cependant, restructuré et considérablement enrichi et développé par la reine mère Nyiraruganzu Nyirarumaga, mère adoptive et co-régnante du grand roi Ruganzu Ndori, dit "Ruganzu-Mutabazi". Cette reine mère est l'un des plus grands architectes de la littérature rwandaise. Selon la Tradition, Nyirarumaga établit une institution royale appelée "Intebe y'Abasizi", le Siège, ou la Chaire des Poètes, dont le rôle était de promouvoir et de préserver l'art du gusiga, ou de la composition poétique symbolique. La reine mère elle-même composa un certain nombre de poésies, ainsi d'ailleurs que son grand fils Ruganzu.

En réalité, les poésies Ibisigo renferment sous un symbolisme hermétique l'essentiel des enseignements spirituels de la Tradition rwandaise. Elles éclairent de l'intérieur, pour ainsi dire, le sens profond des textes rwandais.


Les rites royaux Ubwiru
Le sens du terme Ubwiru n'est pas évident. Selon A. Kagame, Ubwiru signifie "secret inviolable"; mais il s'agit d'une explication du caractère secret des rites royaux et des textes qui s'y rapportent, plutôt que d'une définition proprement dite. L'étymologie de ce terme reste donc incertaine. On peut suggérer un rapport entre ubwiru et ubwire, la tombée de la nuit, entendue comme un voile obscur qui recouvre la terre. Ubwiru signifierait alors ce qui est caché, "les choses voilées".

Ensemble de rituels de magie cérémonielle du Rwanda ancien. Les fonctions de grand-prêtre étaient remplies par le roi, assisté de prêtres Abiru en leurs diverses catégories, dont trois principaux, appelés Abiru-Bami, Prêtres-Rois.

Les textes des rituels étaient confiés à certaines familles, qui en assuraient la mémorisation et la transmission de génération en génération. Il faut préciser que cette transmission ne se faisait pas nécessairement de père en fils, car il fallait, non seulement manifester les aptitudes requises, non seulement pour apprendre le "métier" de prêtre, mais aussi pouvoir retenir par cœur des textes dont certains sont très longs, sans jamais rien y modifier ni oublier le moindre détail – sous peine de mort, nous dit-on. Dans la pratique, l'on identifiait, au sein de la famille élargie, des personnes qui n'étaient pas nécessairement appelées à exercer des fonctions proprement sacerdotales, mais plutôt à servir d'archives vivantes : elles apprenaient par cœur les textes dont leur famille avait la charge. Des séances de contrôle étaient régulièrement convoquées par le roi, afin d'assurer que tous les textes sont en bon état de conservation.

De par la nature même du Cérémonial rwandais, les fonctions étaient réparties selon le code traditionnel. Pour chaque cérémonie, le Roi et la reine mère – les deux pôles d'une même royauté – étaient les officiants principaux, assistés des prêtres Abiru dont relevaient les rites prévus par les textes. Bien qu'il ait eu des Abiru femmes, aucune ne semble avoir occupé de poste sacerdotal important. Les trois grands prêtres, appelés prêtres-rois, abiru-bami, semblent avoir toujours été occupées par des hommes.

Les textes de l'Ubwiru furent dictés à Alexis Kagame en 1945. En 1964, ils furent édités, traduits en français et publiés en version bilingue par M. d'Hertefelt et A. Coupez, sous le titre "La Royauté sacrée de l'ancien Rwanda" (Musée royal de l'Afrique centrale, Tervuren, Belgique.) Annales – Série IN-8, Sciences humaines, no. 52, 1964). Cependant, ce texte ne comporte que 17 sur les 18 rituels recueillis par Kagame. Le rituel manquant serait "Inzira y'Amapfizi", la Voie des Taureaux – les taureaux sacrés, symboles vivants de la royauté rwandaise. Il est à espérer que cet important texte se trouve encore dans les archives d'Alexis Kagame, qui ne sont as encore accessible au public.


II. La littérature populaire

A côté de ces quatre textes officiels, le Rwanda dispose d'une très riche littérature de type populaire. Il faut préciser que le terme "populaire" ne dénote nullement une littérature de qualité inférieure, mais sert simplement à distinguer celle-ci de la littérature site "de cour". L'une est l'expression livre de la créativité rwandaise, l'autre étant un ensemble d'ouvrages dont la confection et la conservation sont contrôlées par l'autorité royale. Certains rwandologues ont établi une distinction entre une littérature savante et une littérature populaire, ce qui tendrait à suggérer que cette dernière soit de qualité moindre. Il n'en est rien : les deux catégories sont distinctes mais également valables et également belles en leurs diverses formes. J'en veux pour preuve la collection de récits populaires réalisée par Pierre Smith (Le Récit populaire au Rwanda, 1975), qui a su capter tout le charme et toute la beauté de ce genre.

Parmi les genres littéraires de cette seconde catégorie des textes rwandais, on peut citer les suivants:

  • Amateka y'Imiryango: histoires des grandes familles du Rwanda
  • Ibyivugo: poesies héroïques
  • Indirimbo z'Ingabo : hymnes héroïques et musique militaire
  • Amazina y'inka : poésies pastorales
  • Imyasiro: poésie cynégétique
  • Imigani: proverbes and dictons
  • Ibisakuzo: énigmes et devinettes
  • Inanga : chants accompagnés à l'inanga, instrument à cordes traditionnel
  • Chansons d'amour, berceuses, louanges, etc.

Cette seconde catégorie de la littérature rwandaise n'a pas encore reçu l'attention qu'elle mérite de la part des chercheurs. En effet, Alexis Kagame s'est appesanti sur la littérature officielle, bien qu'il ait réalisé d'importants travaux dans les autres genres également. Nombre d'autres rwandologues se sont généralement inscrits dans la lancée de Kagame et des premiers écrivains missionnaires, si bien que des pans entiers de la littérature orale rwandaise restent encore largement inexplorés. Il est à espérer que ce site web cotribuera à susciter un intérêt renouvelé pour le riche patrimoine littéraire rwandais.

source : Gakondo

Par Rose Marie Mukarutabana