Ibisigo

Tous les textes royaux se caractérisent par leur forme figée. Cette caractéristique est encore plus frappante semble naturelle en ce qui concerne les poésies Ibisigo, qui, une fois composées, étaient apprises par cœur et transmises telles quelles. Selon A. Kagame, le terme Ibisigo signifie ce qui est laissé – aux générations suivantes : la tradition. Cet auteur a recueilli quelque 176 poèmes auprès de divers poètes mémorialistes Abasizi, dont certains sont malheureusement fragmentaires. Ces poésies au symbolisme obscur prennent la forme de panégyriques des rois, dont ils vantent les hauts faits et la munificence. Kagame en a publié de larges extraits, le plus souvent en traduction française, dans divers articles et monographies, notamment:

  • La Poésie dynastique au Rwanda (1951) et
  • Introduction aux Grands Genres lyriques de l'ancien Rwanda(1969).

Un autre auteur rwandais qui a beaucoup écrit sur les poésies royales Ibisigo est Cyprien Rugamba. Parmi ses ouvrages, on peut citer:

  • La poésie dynastique rwandaise, source d'histoire, Mém. Licence en Sc. Historiques, Université de Louvain, 1966
  • Le Poète dynastique rwandais. Aspects de sa formation et de son action, in « Africa-Tervuren », XXII, 2-4, 40/45, 1976,
  • Caractéristiques littéraires de la poésie dynastique rwandaise, in Rapport de l'Institut national de la Recherche scientifique, 1977 ;
  • La Tradition orale rwandaise, in « Education et Culture », no. 7-8, pp. 111/120 ;
  • Préalables à l'interprétation de la Tradition orale, in «La Civilisation ancienne des peuples des Grands Lacs, 1981, pp. 331-348.

Dans ce dernier article, Rugamba écrit que la poésie dynastique rwandaise "se caractérise par une langue truffée de figures compliquées », et que les compositeurs de ces poèmes, appelés Abasizi, étaient « tributaries d'une mystique dont les biru entourent la royauté » (p. 333). Rugamba ne semble pas apprécier cette idée de « mystique de la royauté », qui est pourtant au cœur même, non seulement de la poésie royale, mais aussi de toute la partier dite « royale » de la Tradition orale rwandaise, dont la notion de « royauté sacrée » constitue le thème général. Les poésies Ibisigo ne font que développer divers aspects de ce thème. En réalité, les poésies Ibisigo renferment sous un symbolisme hermétique l'essentiel des enseignements spirituels de la Tradition rwandaise. Elles éclairent de l'intérieur, pour ainsi dire, le sens profond des textes rwandais, et nous dévoilent leur sens profond, leur nature et leur portée.

Role de la Souvereine Nyirarumaga dans le développement des Ibisigo
En tant que genre littéraire, la poésie symbolique Ibisigo serait d'une grande antiquité au Rwanda. Ce genre fut, cependant, restructuré et considérablement enrichi et développé par la Reine Mère Nyiraruganzu Nyirarumaga, mère adoptive et co-régnante du grand roi Ruganzu Ndori, dit "Ruganzu-Mutabazi", le plus illustres des rois du Rwanda. Cette dame fut l'une des plus grands architectes de la littérature rwandaise. Selon la Tradition, Nyirarumaga établit une institution royale appelée "Intebe y'Abasizi", le Siège, ou la Chaire des Poètes, dont le rôle était de promouvoir et de préserver l'art du gusiga, ou de la composition poétique symbolique. La reine mère elle-même composa un certain nombre de poésies, ainsi d'ailleurs que son grand fils Ruganzu.

La Reine Mère Nyirarumaga était, non pas la mère biologique de Ruganzu – il était orphelin – mais sa mère spirituelle, ayant été intronisée avec lui comme reine-mère, car la coutume dispose que la Consécration royale (ubwimika) doit être donnée au couple formé par le roi et à sa mère, en tant que deux pôles d'un même pouvoir. Ruganzu avait donc choisi une jeune fille qui lui avait rendu, selon les termes d'Alexis Kagame, «des services signalés» : elle l'avait caché en sa maison pour le soustraire aux tueurs envoyés par Byinshi, son oncle maternel et néanmoins implacable ennemi. Lorsqu'il devint impossible de le cacher plus longtemps, la maison étant cernée de toutes parts, elle lui avait conseillé d'emprunter la voie souterraine. Il avait creusé un trou au centre de la maison de la jeune fille, et avait ainsi ou s'échapper par un tunnel, le fameux «Umwoobo w'Inyaga».

Ce fut la Dame Nyirarumaga qui réunit et codifia les connaissances accumulées par les générations précédentes et institua un nouveau système pour recueillir et enregistrer les données nouvelles. Elle créa, à cet effet, une structure permanente appelée Intebe y'Abasizi, le «Siège des chroniqueurs» (du verbe gusiga : laisser derrière soi, enregistrer pour la postérité). Les chroniques des Abasizi – ibisigo – se présentent sous une forme poétique au symbolisme très élaborée et difficile d'accès. Kagame, qui est sans conteste le grand spécialiste des Ibisigo, nous précise que les Abasizi, ou «Aèdes compositeurs», comme il les appelle, se retiraient dans la solitude et le silence (kujya mu nganzo) pour puiser l'inspiration dont ils ont besoin pour leurs compositions.

Siège des Poètes
Or, qu'est-ce qu'un inganzo ? C'est une mine ; celle dont le céramiste extrait son argile, mais aussi les mines royales de Mushongi – Inganzo za Mushongi. Par extension et de manière figurée, une mine de trésors. Ce terme, qui qualifie le lieu de la retraite aussi bien que l'état de silence et de recueillement, prélude à la composition poétique, suggère que les Abasizi se mettaient en condition de puiser dans ce que le grand sage oriental, Patanjali, a appelé "le nuage de pluie des choses connaissables". Cela suggère que les Abasizi se connectaient aux niveaux subtils de conscience, recueillaient ce qu'ils pouvaient y percevoir et tentaient de l'exprimer dans un langage poétique, d'ailleurs assez hermétique. C'est à cette notion que se réfère l'expression "gukama ijuru" – traire le ciel, en rapport avec le service médiateur de Ruganzu. Selon la légende, le grand Roi-Sauveur trayait le ciel pour nourrir le Rwanda, qui est la terre. Il s'agissait autant de la pluie que du lait.

Il est dit que Nyiraruganzu Nyirarumaga, pour mieux organiser et pérenniser les structures qu'elle avait fondées, institua un «Intebe y'Abasizi», ou siège des poètes. Le terme intebe signifie siège, chaise, ou chaire. Il s'agissait donc d'un institut consacré à l'étude de cette branche des connaissances traditionnelles. Kagame nous apprend que les poètes Abasizi se relayaient à la Cour royale, et sans doute dans les cours des seigneurs provinciaux, Abatware b'Umwami, pour enseigner tant les adultes que les jeunes Intoore, ou élèves de l'Ecole royale. Le terme « intoore » vient du verbe gutoora, kwitooza, s'entraïner, apprendre.

Toujours selon Kagame, les premiers Abasizi furent les élèves de la Reine Mère Nyiraruganzu Nyirarumaga, qui « ayant rassemblé les connaissances anciennes, qu'elle compléta par de nouvelles compositions, recruta un groupe d'hommes et de femmes à qui elle communiqua ces connaissances, tout en leur apprenant l'art de l'Inganzo, ou composition inspirée – l'art de la méditation. Voici comment Kagame résume le rôle de la grande Souveraine :

" Une femme, appelée Nyirarumaga, qui aurait habité à Gihogwe cya Jali, fut choisie comme reine-mère adoptive du nouveau monarque, [… en reconnaissance de] services signalés rendus à Ruganzu II au cours de [sa] lutte… La nouvelle reine-mère devait s'illustrer en notre histoire par ses propres moyens, sans devoir rien emprunter au renom de son fils adoptif. Ce fut elle, aux dires d'une tradition incontestée, qui créa la forme actuelle du genre littéraire de la Poésie dynastique IBISIGO."
(A. Kagame, Un Abrégé d'Ethno-histoire du Rwanda, p.99)

L'expression «poésie dynastique» ne rend pas compte de la nature de ces compositions, car il s'agit en réalité de textes en vers qui renferment sous leur symbolisme quasi-hermétique les éléments principaux de la doctrine ésotérique rwandaise. Cette doctrine n'est en réalité qu'un aspect, une version, de la Doctrine secrète enseignée à toute l'humanité au fil des millénaires, par Ceux qui ont la charge d'éveiller et de guider les hommes vers la Lumière.

La formation de corps spécialisés, que ce soit les professionnels de la poésie symbolique Ibisigo, des chroniques et de l'histoire Ibitekerezo, de la «science généalogique» Ubucurabwenge – de la magie théurgique Ubwiru, est précédée d'une éducation et de formation de base, dans des écoles nommées Amatorero. A l'issue de cette formation, les jeunes gens ayant les capacités requises pour une activité professionnelle spécialisée suivaient un apprentissage auprès de maitres traditionnels. C'étaient le cas notamment des sciences occultes : les futurs pretres Abiru, les mediums Abapfumu, les philosophes Abacurabwenge («forgerons de l'intelligence»), les compositeurs sacrés Abasizi, recevaient un entraînement spécifique dans la branche spécifique des sciences occultes.

Selon l'abbé Kagame, le role des Abasizi était de «faire l'histoire du Rwanda». Il nous donne des exemples de leur manière de travailler, qui consistait à résumer en quelques vers l'essentiel d'un événement marquant, réunissant ainsi l'histoire en une série de tableaux. La Dame Nyirarumaga fut la créatrice de ce travail particulier, dont elle établit les règles, fonda l'Institut royal mentionné plus haut, chargé de la promotion et la conservation de ces sciences traditionnelles. C'est à la Souveraine Nyiraruganzu Nyirarumaga, nous dit Kagame, que nous devons l'ordonnancement des documents historique de la Tradition rwandaise : «C'est le genre qui véhicule notre Ethno-Histoire avec une autorité irrécusable» (1972, p. 86). Cependant, en ce qui concerne le cadre de ce site, nous nous intéresserons surtout à l'aspect symbolique de ces poésies, et tenterons de déchiffrer le message caché dans son « langage truffé de

 figures compliquées », selon l'expression de Cyprien Rugamba.

présentée par
Rose-Marie Mukarutabana