Sophie Pontzeele
Docteur en sociologie de l’université de Lille 1

Confrontée à l’urgence d’expliquer le génocide en cours au Rwanda en 1994, la presse recourt à un stéréotype fréquemment accolé au continent africain : celui de la « guerre ethnique


Le 8 avril 1994, le Figaro titrait : « L’attentat qui a tué deux présidents libère les haines tribales ». Le lendemain paraissait dans La Croix un article de Marc Lathuillière intitulé « L’engrenage de la violence ethnique ». De tels exemples, montrant que les journalistes inscrivirent les événements en cours dans le cadre explicatif de la guerre ethnique, sont multiples. Pourtant, il serait faux d’en conclure que ces journalistes continuaient d’adhérer majoritairement aux thèses historiques coloniales qui sont le fondement de ces représentatio(JPG) Gasimbi Memorial Center. Kigali, Rwanda, Afrique. Juin 2005.

En fait, l’analyse du discours journalistique sur le génocide au Rwanda [1] démontre deux phénomènes, en apparence contradictoires. Ainsi, la disqualification de la « thèse hamite » [2] dans le champ académique a entraîné une prise de distance de la plupart des journalistes à son égard. En effet, des reporters ou des rédacteurs, dans plusieurs quotidiens, affirmèrent que les recherches récentes contredisaient ces thèses. Plusieurs d’entre eux évoquèrent aussi la responsabilité des colonisateurs dans le renforcement et la politisation du clivage ethnique.

Cependant, le rejet affiché des thèses coloniales n’impliqua aucunement le refus du stéréotype de la guerre ethnique. Celui-ci s’imposa le plus souvent de façon implicite, par la qualification exclusivement ethnique des belligérants. Ainsi, le Front patriotique rwandais (FPR) [3] se trouvait le plus souvent désigné par des termes comme « la guérilla tutsie » ou, plus radicalement encore, « les Tutsis ». De l’autre côté, « les milices hutues » ou « les Hutus » désignaient les forces ralliées au gouvernement intérimaire responsable du génocide. Que conclure de cet apparent paradoxe ?

· Les contraintes de l’écriture journalistique

Si les journalistes recoururent au schème de la guerre ethnique pour analyser le génocide au Rwanda, c’est qu’il n’existait guère de cadre cognitif alternatif qui soit aussi économique et efficace. En effet, l’écriture journalistique se caractérise par des contraintes fortes : l’urgence, l’impératif de lisibilité ou encore la primauté de l’événement [4]. Inscrire les faits dans des schèmes partagés par les lecteurs permet donc de produire rapidement une analyse de la crise, tout en s’assurant qu’elle sera immédiatement lisible par le public du journal. En outre, la primauté accordée au traitement de l’événement ne laisse qu’une place très marginale à des articles de mise en perspective historique. Dans le cas de la presse française, le fait que la plupart des journalistes affectés à la couverture du génocide ne connaissaient pas le pays avant 1994 n’a fait qu’accentuer ce trait.

L’Humanité constitue cependant un cas à part, tant le journal s’est constamment opposé à une lecture des massacres en termes d’affrontement ethnique. Mais ce contre-exemple apparent ne fait que confirmer l’influence des contraintes qui pèsent sur l’écriture journalistique. En effet, l’Humanité ne put rejeter le schème de la guerre ethnique que parce qu’il disposait d’un schème alternatif tout aussi efficace et adapté à son public  : celui de la « guerre de libération » face à un régime soutenu par l’ « impérialisme » Le FPR jouant le rôle de la guérilla libératrice, face à un régime ethniste soutenu par la France.

En dépit des progrès de la connaissance historique, les stéréotypes médiatiques sur les conflits africains risquent donc fort de se perpétuer encore longtemps.. Pour plus de détails, cf. Pontzeele S., 2006, Burundi 1972/Rwanda 1994 : l’ « efficacité » dramatique d’une reconstruction idéologique du passé par la presse, diffusion ANRT, coll. « Thèse à la carte ».

Selon cette théorie construite à l’époque coloniale, les Tutsis seraient des envahisseurs étrangers ayant imposé aux paysans hutus une domination de type féodal durant des siècles.

 Mouvement rebelle formé en Ouganda par des exilés tutsis de la seconde génération, dont les parents avaient fui le Rwanda à la suite des exactions et massacres perpétrés par le pouvoir. Le FPR est au pouvoir au Rwanda depuis juillet 1994.

 À propos des contraintes qui pèsent sur « l’écriture journalistique », voir É. Neveu (2001).

En 1994, le journal était encore l’organe officiel du Parti communiste français.

Pour plus de détails, voir Pontzeele S., « Génocide au Rwanda : les tensions du discours journalistique », Questions de communication n° 8, 2005, Presses universitaires de Nancy, pp. 319-338.