On imagine la scène. Nous sommes le 11 juillet 2001 dans l’est de la République Démocratique du Congo, un camp de base animé, des cabanes en torchis, des kadogo tournoyant un peu partout aux ordres de soldats aux uniformes usés et, au milieu, deux hommes assis devant une bière tiède autour d’une table en planches. En chemisette bleue, en sueur, un ordinateur portable devant lui, l’étranger est ravi d’être là. Des hommes le regardent l’air béat, on chuchote, on se pousse du coude, on commente ses moindres gestes, la présence incongrue de cet umuzungu intrigue. Face à lui, un grand gaillard en uniforme, d’une cinquantaine d’années, équipé d’énormes lunettes, celles de l’intelligentsia rwandaise des années 1980-90. Il parle tranquillement. C’est le chef. Un des leader de l’A.L.I.R (Armée de Libération du Rwanda) un groupe armé composé d’anciens soldats rwandais des F.A.R (Forces Armées Rwandaises) et de miliciens Interahamwe, classé comme terroriste par les États-Unis[1], le groupe se rebaptisera la même année F.D.L.R (Front de Libération du Rwanda). Ces miliciens déstabilisent le Congo et la région des Grands Lacs depuis des années, se rendant coupables de nombreux crimes contre l’humanité. Au moment où il parle, cet ex-préfet de Kigali sait qu’il est un des fugitifs les plus recherché par le T.P.I.R (Tribunal pénal international pour le Rwanda) pour avoir participé au génocide des Tutsi, il sait que les U.S.A. ont offert une prime de 5 000 000$ à toute personne donnant des informations sur sa localisation. Tharcisse Renzaho[2] savoure son entretien.
Un fugitif rwandais et un juge français au Congo.
Son interlocuteur l’écoute avec gourmandise. Il prend des notes. Il pose des questions. Est-ce un journaliste ? Un mercenaire ? Un vendeur d’arme ? Pas du tout. Il s’agit d’un juge d’instruction français, le juge anti-terroriste Jean- Louis Bruguière[3]. Celui qui enquête sur la mort des pilotes français de l’ex-président rwandais Habyarimana. Tharcisse Renzaho vient de lui dire que c’est le F.P.R (Front Patriotique Rwandais) qui a fait le coup. La preuve ? Suite aux accords de paix d’Arusha et à l’installation d’un bataillon du F.P.R au C.N.D (Conseil National de Développement/Assemblée Nationale), le F.P.R avait interdit le survol dudit C.N.D pour des mesures de sécurité, mais d’après Renzaho (Ordonnance de soit-communiqué, page 45), l’objectif véritable du F.P.R était d’obliger les avions à survoler « le secteur valonné (sic) et boisé de Masaka » d’où sont partis les tirs de missiles (voir photo ci-dessous).
M. Bruguière qui n’est jamais allé au Rwanda, ne sait pas que « le secteur vallonné et boisé de Masaka » n’était ni une forêt, ni même un bois[4]. Il n’a pas pu constater que la colline de Masaka était située tout près du camp militaire ultra-sécurisé de Kanombe, mais aussi d’une position de gendarmerie et à quelques centaines de mètres d’une zone densément peuplée. [5]. Un endroit où un commando du F.P.R serait difficilement passé inaperçu.
Peu importe. Jean-Louis Bruguière a ajouté le fugitif Tharcisse Renzaho à sa liste de « grands témoins », juste en dessous de Théoneste Bagosora et non loin d’Abdul Ruzibiza. Afin de recueillir des informations sur les missiles tirés à partir de la colline de Masaka, au Rwanda, M. Bruguière a choisi d’aller au Congo pour interroger un fugitif rwandais recherché par le T.P.I.R, c’est singulier. D’autres juges d’instruction, auraient enquêté au Rwanda, mais Jean-Louis Bruguière n’est pas un juge comme les autres. Un an après, grâce à la prime de 5 000 000$, Tharcisse Renzaho sera arrêté par la police congolaise, le 26 septembre 2002, et remis au T.P.I.R où il sera jugé pour ses crimes.
Le préfet qui organisait l’extermination des Tutsi.
Au Rwanda, le colonel Tharcisse Renzaho n’avait pas tous les atouts pour être « un grand ». Au moment où il fallait être né à Gitarama dans les années 1960 et à Gisenyi dans les années 1970-90, il avait vu le jour dans la préfecture de Kibungo. Mais cet homme intelligent s’est vite fait remarqué. Parti étudier dans des écoles militaires en Allemagne, en France et en Belgique, il est revenu au Rwanda avec la formation d’ingénieur de guerre. Après une ascension rapide au sein du parti unique M.R.N.D, il deviendra le tout puissant préfet de la ville de Kigali juste après l’attaque du F.P.R du 1er octobre 1990. Redouté, il participera dès le 5 octobre à la grande rafle de Tutsi (essentiellement les Tutsi considérés comme intellectuels ou aisés), suspectés de complicité avec le F.PR.Certains Hutu accusés d’opposition au régime furent également raflés. Selon l’ambassadeur américain Robert Flatten, et d’autres sources, plus de 8000 personnes furent arrêtées en trois jours.
Je me souviens que ce funeste 5 octobre 1990, des militaires excités, guidés par nos voisins, ont fouillé de fond en comble notre maison. Ils nous ont braqué avec leur fusil, ont déchiré nos photos de famille, nous ont insulté, crâché dans la figure, humilié, menacé de mort. Ils cherchaient des armes… Nous vivions là avec ma mère, ma petite soeur et ma grand-mère. Le cousin de ma mère, Kamanzi, fut embarqué dans leur camion, ma mère, une institutrice, échappa de justesse à la rafle. Mais tous ses collègues Tutsi furent arrêtés. Au même moment, dans la capitale, mon père et mon oncle étaient arrêtés et emmenés au stade Nyamirambo. Ces milliers de gens, arbitrairement arrêtés sont restés dans ce stade pendant quelques jours sans boire ni manger, subissant toutes les humiliations possibles. Ils furent ensuite transférés à la prison centrale de Kigali. Mon père y est resté six mois. Très peu en sont ressortis indemnes, beaucoup furent exécutés. Puis ce fut le génocide.
Quelle est la fonction d’un préfet de la République en temps de paix ? Veiller à l’ordre public et à la sécurité de ses concitoyens. Et que fait-il lorsqu’un génocide est planifié par l’Etat ? Il l’organise ou il démissionne. Tharcisse Renzaho n’a pas démissionné. Il a été reconnu coupable (Jugement Renzaho, 14 juillet 2009) d’avoir soutenu sur les ondes de Radio Rwanda, et durant des réunions officielles avec les fonctionnaires de la ville, les massacres de civils Tutsi aux multiples barrages dressés dans Kigali, d’avoir distribué des armes aux miliciens Interahamwe dans le but de tuer des Tutsi et d’avoir encouragé le viol des femmes Tutsi . Et lorsque cela coinçait quelque part, il intervenait en personne.
Cela coinçait à l’église de la St. Famille, au Centre des Études de Langues Africaine (C.E.L.A) et au Centre pastoral St. Paul, un vaste ensemble de bâtiments qui se trouve au centre de Kigali, juste à côté de l’axe principal de la ville. Plusieurs milliers de personnes s’y étaient réfugiés. Les militaires de la M.I.N.U.A.R passaient régulièrement, souvent accompagnés de journalistes occidentaux. Les Interahamwe ne pouvaient pas y « travailler » tranquillement. Tharcisse Renzaho a été reconnu coupable d’avoir ordonné l’assassinat de 40 civils Tutsi au C.E.L.A, dont Charles Rwanga et ses enfants Wilson et Déglote, c’était le 22 avril 1994 ; d’avoir ordonné l’assassinat de 40 ou 50 Tutsi au centre Saint-Paul, c’était le 14 juin 1994 ; et enfin d’avoir ordonné l’assassinat de plus de 100 Tutsi à l’église de la Sainte-Famille, c’était le 17 juin 1994. Tharcisse Renzaho a été condamné le 14 juillet 2009 à la prison à vie par le T.P.I.R, pour « génocide, meurtre et viol en tant que crime contre l’humanité, et meurtre et viol en tant que crime de guerre ». Lors des 49 jours du procès de Tharcisse Renzaho, parmi les 53 témoins, qui sont venus témoigner, un nom, en plus de celui de l’accusé, est revenu souvent, celui d’un prêtre : Wenceslas Munyeshyaka.
Un curieux homme d’église.
Le 17 juin 1994, le jour même du grand massacre de l’église de la Sainte-Famille, Libération publiait un long article d’Alain Frilet Kigali, l’enfer de l’église Sainte-Famille. Le journaliste évoque le massacre précédent du 14 juin 1994 et fait le portrait de Wenceslas Munyeshyaka, un « curieux homme d’église pistolet à la ceinture et gilet pare-balles » qui avait autorisé « comme d’habitude » les miliciens à rentrer dans son église pour y chercher des Tutsi à exécuter.
Réfugié en France depuis septembre 1994, l’abbé Wenceslas Munyeshyaka est rentré dans l’histoire de la justice internationale, catégorie impunité. Après sa mise en examen dès 1995 par un juge d’instruction français pour « génocide, complicité de génocide, torture, mauvais traitements et actes inhumains et dégradants », son inculpation (d’abord secrète) le 20 juillet 2005 par Hassan Jallow, Procureur du T.P.I.R, pour « génocide et crime contre l’humanité (viol, extermination et assassinat) », l’émission d’un mandat d’arrêt international du même procureur le 21 juillet 2007, sa condamnation par contumace le 16 novembre 2006 par la Cour militaire de Kigali à la prison à vie pour « génocide et viol », le 14 juillet 2009 une Chambre de première instance du T.P.I.R a noté qu’au vu des éléments de preuve présentés dans l’affaire Renzaho, il y a des preuves que Munyeshyaka était présent à l’église de la Sainte-Famille pendant les attaques et qu’il y a apporté de l’aide [provided some assistance] [6]. Les juges Møse, Egorov et Arrey ont entendu le témoignage de Corinne Dufka (audience du 30/01/07). Cette journaliste américaine a raconté comment, le 20 mai 1994, au moment où Kigali était un enfer, Wenceslas Munyeshyaka l’a conduite dans sa camionnette blanche, à 15 minutes de son église, pour lui montrer un grand barrage tenu par des Interahamwe. Elle a expliqué que, à la vue du prêtre, les miliciens ouvraient sans aucune difficulté leurs check points, que, c’est grâce à l’intervention de Wenceslas Munyeshyaka que les miliciens l’ont autorisée à prendre des photographies. Devant les trois juges du T.P.I.R, la journaliste s’est remémorée, comment Wenceslas Munyeshyaka l’a introduite auprès d’une de ses connaissances…Robert Kajuga, le chef des miliciens Interahamwe de Kigali ! Autour d’eux des miliciens puant l’alcool sautillaient tout excités en criant, armés de kalachnikov, de machettes, de gourdins cloutés, l’un d’eux s’amusant avec la goupille de sa grenade. Les juges ont donc logiquement conclu que Wenceslas Munyeshyaka avait de bonnes relations de travail avec les Interahamwe. [6] Le même père Wenceslas déclarait en février 1995 sur France 3, face à Jean-Louis Nyilinkwaya dont une partie de sa famille s’était réfugiée à la St. Famille : « je risquais beaucoup ma vie, j’avais vraiment trop de menaces, je n’ai jamais eu de bonnes relations avec les miliciens ».
« La volonté de la France de coopérer pleinement avec la justice internationale ».
Il y a cinq ans, le 8 juin 2004, la France fut condamnée par la Cour Européenne des Droits de l’Homme (Le camouflet des juges européens, L’Humanité, 14/06/04) pour n’avoir pas jugé Wenceslas Munyeshyaka dans « un délai raisonnable », le 19 juillet 2006 Laurent Le Mesle, directeur de cabinet du Ministre français de la justice donna son accord au Procureur du T.P.I.R pour « se saisir des faits objets des procédures suivies par le tribunal pénal international pour le Rwanda à l’encontre de Laurent Bucyibaruta et Wenceslas Munyeshyaka », le 20 novembre 2007 trois juges du T.P.I.R acceptèrent officiellement le désaissisement du TPIR au profit de la France. Interrogé sur l’avancement du dossier, un an et demi après ce transfert, Hassan Jallow déclarait laconiquement : « rien à signaler jusqu’à présent », en écho le porte-parole du ministère français de la justice tentait de rassurer les sceptiques, et insistait sur : « la volonté de la France de coopérer pleinement avec la justice internationale ».15 ans après la première plainte contre Wenceslas Munyeshyaka pour génocide, Jean-François Dupaquier, demandait dans une tribune publiée dans Le Monde, que la France en finisse avec « la palinodie judiciaire ». Mais Wenceslas Munyeshyaka n’a pas cassé de caténaires de la S.N.C.F, et il a ses papiers. Il vit donc en liberté, à Gisors, la capitale du Vexin Normand près d’Evreux, où l’Église de France lui a demandé, en tant que prêtre, de veiller sur les âmes des scouts locaux et sur celles des paroissiens de cette paisible ville normande.
Après la condamnation de Tharcisse Renzaho à la prison à vie, son avocat a fait cette étrange déclaration : « Concernant les viols, Renzaho est chrétien ; il n’a jamais souhaité que des viols soient commis dans sa préfecture »[6]. Le chrétien Renzaho aura au moins la satisfaction de passer le restant de sa vie entouré de l’abbé Athanase Seromba et, si sa peine est confirmée en appel, du père Emmanuel Rukundo, condamnés comme lui par le T.P.I.R pour génocide.
Par Kagatama
[1] Il est indiqué dans l’ordonnance de soi-communiqué (p.45) du 17/11/2006 que la rencontre avec Tharcisse Renzaho, un des leaders des mouvements rebelles les plus virulents sévissant à l’est du Congo, et l’un des fugitifs parmi les plus recherchés par le T.P.I.R, s’est déroulée dans la capitale de la R.D.C à Kinshasa. Le Col. Aloys Ntiwiragabo, ex-chef des renseignements militaires des F.A.R devenu un des leaders des F.D.L.R, a été auditionné lors de la même commission rogatoire. Ces rencontres peuvent avoir eu lieu ailleurs qu’à Kinshasa, mais j’ai beaucoup d’imagination…
[2] Ex-FAR/Interahamwe (formely Armed Forces of Rwanda). They [ the Armed Forces of Rwanda (FAR) and the Interahamwe] became known as the Army of the Liberation of Rwanda (ALIR), which is the armed branch of the PALIR or Party for the Liberation of Rwanda. In 2001, ALIR –while not formally disbanded- was supplanted by the Democratic Front for the Liberation of Rwanda (FDLR). Background Information on Other Terrorist Groups, U.S. Department of State.
[3] He [Tharcisse Renzaho] is believed to be a leader of the Army for the Liberation of Rwanda (ALIR) and to have played a commanding role in the war that has gripped the Great Lakes region of Africa, Arrest of genocide suspect Renzaho. Statement by Richard Boucher, Spokeman of the U.S. Department of State, September 30, 2002.
[4] Si Jean-Louis Bruguière s’était rendu au Rwanda il aurait pu constater que la conception européenne du « bois » n’a absolument rien à voir avec la rwandaise. Le Rwanda ayant été longtemps un pays dramatiquement déboisé, lorsqu’un rwandais parle d’un bois ou d’une zone boisée cela signifie qu’il y a plus de 10 arbres côtes à côtes. S’il était allé au Rwanda, il saurait que « le pays des mille collines » est une immense…« zone vallonnée » !
[5] On sait d’où sont partis les missiles. Il s’agit des environs immédiats d’un endroit appelé « La Ferme », situé sur la piste reliant la colline de Masaka à la route principale Kigali-Rwamagana-Kibungo, « La Ferme » se trouve à quelques centaines de mètre à vol d’oiseau de cette dernière et à deux kilomètres à peine du camp militaire de Kanombe. La zone est densément peuplée. De nombreux civils et militaires proches du régime y habitent. De plus, à la bifurcation entre la route nationale et la piste de Masaka se trouve une position de la gendarmerie et des F.A.R. ». Rwanda, trois jours qui ont fait basculer l’histoire, pages 23-24 , Filip Reyntjens, Cahiers Africains, 1995.
[6] The testimonies do not allow the Chamber to make a finding about his exact role during the attack. It notes, however, that based on the evidence in the present case, there is evidence that Munyeshyaka was present at Sainte Famille during the attack and provided some assistance (Father Munyeshyaka’s working relationship with Interahamwe is also reflected in Corinne Dufka’s evidence concerning roadblocks).Judgement Renzaho, ICTR-97-31-T, 14 July 2009, page 171.
[7]. Agence Hirondelle, 14/07/09. Violer serait donc moins chrétien que d’organiser un génocide ? Curieux. En 1994, 95% de la population rwandaise était chrétienne, parmi elle, un grand nombre s’est rendu coupable de génocide. Donc la majorité de ces bourreaux étaient des chrétiens.
http://www.betapolitique.fr/Genocide-a-Kigali-l-ex-prefet-de-35918.html
Posté par rwandaises.com