Comme plonger tête première dans l’eau brune d’un étang, avoir du courage, c’est beaucoup plus facile à écrire qu’à faire.

«Veux-tu vraiment aller en République démocratique du Congo, un des endroits les plus dangereux au monde, Bruno ?»La question me résonne dans le crâne, comme un acouphène. Et depuis deux jours, je tourne autour du pot. Je suis à Cyangugu, au Rwanda, et le poste-frontière de la RD Congo est à 50 mètres de mon balcon. Je le vois, même la nuit, en plissant des yeux. Pourtant, il me semble aussi éloigné que pourrait l’être une autre dimension… Depuis deux jours, je suis entré dans au moins 12 bureaux de change, où j’ai demandé autant de fois le taux de change du franc du Rwanda en francs de la République démocratique du Congo.

«Je magasine !» je dis. Mais je sais très bien, au fond, ce que je suis en train de faire : repousser la décision de traverser en enfer. Et si je devais finalement décider de ne pas traverser, je me décevrais énormément. Comme quelqu’un qui ne va pas au bout de ses idées. Un Bruno dépourvu de nerf, de caractère et de curiosité.

Et un être sans curiosité, tout le monde le sait, est aussi excitant qu’une boîte de carton mouillée. J’ai donc communiqué avec Big Pete, mon grand et gros ami voyageur et mon confident, qui me connaît comme s’il m’avait tricoté. Et il ne comprenait pas mon hésitation.

«Il y a peut-être des signes qui te parlent, en ce moment, Bruno ?

– Peut-être, Big Pete. Ce matin, je me suis pincé un doigt dans un tiroir, j’ai renversé mon café parce que la tasse en carton du resto était trop chaude, et un pigeon a chié sur le t-shirt que j’avais mis à sécher sur le balcon.

– C’est parce que, comme l’expliquait un sage hindou, l’univers est comme un beigne, avec un côté sucré et un côté nature : ta vie est toujours vécue, en même temps mais à l’envers, par ton alter ego dans une autre réalité. Et ton «jumeau» tente de rétablir avec toi l’équilibre nécessaire dans l’univers, pour qu’il n’y ait pas de vide sans plein, pas de mal sans bien, et pas de dur sans mou. Alors, comme tu veux aller au Congo et que c’est périlleux, ton âme dans l’autre dimension, elle te retient et t’oblige à reconsidérer ta décision, en posant des obstacles sur ton chemin. Tu comprends ?

– Bullshit.

– That’s my boy.

– Thank you, Pete.»

J’adore quand mes amis me supplient doucement de faire des bêtises.

***

Dix heures du matin. Les nuages sont bas. Le temps est lourd. Au bureau de l’immigration, je fais étamper mon passeport. Je ne peux plus reculer maintenant.

Bye bye, Rwanda.

Je traverse enfin le pont sur la rivière Rusizi, ce tout petit pont qui me faisait trembler de peur et mourir d’envie. Et pendant une minute, je n’existe pas : je suis officiellement nulle part et je marche sur l’eau, entre deux pays d’Afrique.

Puis, ça y est : je pose le pied sur le sol congolais.

Je ne m’arrête pas, bien que j’aurais envie de me poser pendant une minute et de savourer pleinement cette victoire sur moi-même. Mais le plus dur reste à accomplir : passer le contrôle à la douane, située 100 mètres plus haut, et avoir l’air à l’aise.

Je continue à marcher, sans baisser les yeux, comme si j’avais emprunté ce chemin à mille occasions. Sauf que j’ai trop conscience de ma démarche robotique, de mon corps qui ne veut pas coopérer. Je me répète la formule magique « Bruno, tu pourrais être au bureau, Bruno, tu pourrais être au bureau » et, à force d’intimidation, j’ai raison de la raideur de mes genoux et de mon cou, et j’arrive en haut de la côte, à la Douane-Succursale Rusizi, presque détendu, un peu comique même, et je blague avec le premier soldat que je rencontre.

«Croyez-vous que je reviendrai vivant ?

– Ça dépend… Vous m’avez l’air d’avoir de la chair tendre !»

Puis il éclate d’un rire magnifique, et il me fait passer devant tout le monde. Je n’en demandais pas autant… J’entre dans le bureau de la douanière, qui feuillette mon passeport et aussitôt me dit :

«Et il est où, votre visa du Congo ?

– Euh… Mon visa ? Je peux l’acheter ici, non ?

– Mais non, M. Blanchet ! Il faut faire une demande, sur l’internet. Et pour la réponse, ça prend des semaines…»

Arrgh ! Si près du but !

Je suis revenu au Rwanda, penaud, mais fier.

J’aurai tout de même vaincu mes démons et mis un pied en enfer.

Allons maintenant voir les gorilles !

 

Par Bruno Blanchet

 http://www.cyberpresse.ca/voyage/bruno-blanchet/200910/02/01-907717-un-pied-en-enfer.php

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