Entre les salles d’audience du Tribunal pénal international pour le Rwanda et la complexité de l’après-génocide, Christophe Gargot signe un documentaire à haute teneur politique.

Arusha, c’est une ville de Tanzanie dans laquelle a pris place le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR). Soixante ans après Nuremberg, le cinéaste Christophe Gargot a choisi, dans un documentaire de procès dont le dispositif singulier embrasse une réalité plus vaste, d’y interroger le sens de cette justice internationale et la capacité des images à témoigner.

Quelle est l’origine de votre projet  ?

Christophe Gargot. Il me faut remonter à 1994, date de l’instauration du TPIR après le génocide rwandais. J’ai alors la trentaine. Je fais partie d’une génération bercée par les discours sur les droits de l’homme, l’Europe, l’humanitaire. Une génération probablement en recherche de nouvelles utopies après l’échec du socialisme réel et de l’affrontement des blocs. Je vois dans la justice internationale la proposition au monde d’un nouveau modèle. Entre 1994 et 1999, c’est une projection dans un espace universel qui me satisfait comme horizon politique. Je m’intéresse au génocide rwandais. Je lis le livre de Jean Hatzfeld, puis Si c’est un homme, de Primo Levi, un livre d’Antoine Garapon sur le rituel judiciaire… En 1999, je vais à Arusha rendre visite à un ami journaliste qui couvre les travaux du TPIR. J’assiste à un procès au terme duquel est rendu un verdict de prison à vie. Les chefs d’accusation tombent  : génocide, crime contre l’humanité. Je reviens bouleversé par ces moments, par une expérience humaine d’une telle importance. Mais je n’ai pas trouvé là l’universel. La justice internationale est une instance de diplomatie judiciaire.

Comment tout cela devient-il un territoire cinématographique  ?

Christophe Gargot. Entre 1999 et 2000, le TPIR met en place son dispositif audiovisuel, caméras aux plafonds, installation d’une régie dans laquelle se fait l’archivage. Mon ami journaliste Thierry Cuvelier m’apporte des cassettes de ces flots d’images. Je me demande dans quel contexte les placer, d’autant que, singulièrement, concernant les archives des tribunaux internationaux, aucun cadre réglementaire strict n’encadre cette démarche. Au questionnement de l’horizon d’une morale universelle s’ajoute celui qui porte sur la capacité des images à témoigner, sur la manière dont les institutions fabriquent leurs représentations. Le TPIR est parfois remis en cause. En même temps, la chaîne Histoire diffuse soixante heures du procès Barbie. La chaîne a été contrainte de batailler jusqu’en Cour de cassation pour réduire le délai de prescription de cette diffusion alors que le TPIR diffuse au kilomètre les 30 000 heures d’archives accumulées. J’ai sélectionné quatre séquences dans ce que j’avais pu visionner. Je les ai soumises à diverses personnalités, un magistrat, un philosophe, un cinéaste, pour tenter de mesurer ce qu’elles transféraient ou provoquaient au-delà du récit.

Mais vous compléterez ensuite ces images de votre propre dispositif…

Christophe Gargot. J’ai voulu recréer dans la salle d’audience des axes à hauteur de regard, qui contrastent avec ceux de l’institution, de cette justice qui se montre « d’en haut ». Des plans de coupe sur les salles vides invitent le spectateur à se projeter dans un autre espace tout en restant dans le huis clos du tribunal. Cela implique des temporalités, des subjectivités plus propices à la réflexion d’ensemble. En même temps, je me suis livré à un gros travail éditorial qui a consisté à chercher des procès emblématiques du TPIR et de la situation rwandaise. Je me suis intéressé à des thèmes comme la culpabilité, l’ethnicisme, le crime… J’ai extrait une quinzaine de séquences que j’ai entrepris de montrer à des Rwandais que je voulais eux aussi représentatifs de la situation de leur pays. J’ai donc filmé leurs propos. Et en parallèle au TPIR, j’ai filmé les gacacas, ces tribunaux populaires, un autre rituel avec ses limites puisqu’ils sont le lieu de la présomption totale de culpabilité. La défense y est inexistante. Le ressentiment s’y exacerbe, loin de toute fonction cathartique. Les explications n’en émergent que rarement.

Comment avez-vous opéré ces passerelles entre le dedans et le dehors  ?

Christophe Gargot. J’ai réalisé le passage entre un intérêt intellectuel et une expérience incarnée. Là, elle devient très riche. Au cours du tournage il s’agissait pour moi de placer le spectateur dans une sorte de triangulation. Un sujet aride mais lié à des hommes, eux-mêmes situés au sein d’un espace qui permet de s’approprier tout cela de manière sensorielle et sensible. Je souhaitais que le public « ressente » le Rwanda. Nous ne cherchions pas des paysages mais des moments de paysages qui donnent la sensation de ceux qui y habitent. Le plan-séquence du début, qui montre dans un mémorial les ossements, les vêtements abandonnés et la sidération dans laquelle cette exhibition morbide plonge les Rwandais, n’a été tourné qu’à la fin. Et il ne s’agissait pas de sidérer le spectateur confronté à l’horreur du monde. D’où le fait de filmer les prisonniers, incarnation du pays. Il fallait revenir à l’être humain afin qu’aux corps absents répondent les corps vivants.

Entretien réalsié par Dominique Widemann

D’Arusha à Arusha, de Christophe Gargot. France. 1 h 55

Biofilmographie :

- Christophe Gargot est né en 1968 à Poitiers. Diplômé d’un master nouveaux médias, il intervient comme consultant sur différents projets internationaux, notamment dans le domaine des droits 
de l’homme. Il se consacre depuis plusieurs années à la production et à la réalisation de documentaires. Hé M’sieur sort en 2004. Amers, repères sur les images de la justice pénale internationale a été réalisé entre 2001 et 2003.

 

 http://www.humanite.fr/2009-12-16_Cultures_Christophe-Gargot-Aux-corps-absents-doivent-repondre-les-corps

Posté par rwandanews.be