Patrick Baudouin, président de la FIDH, est circonspect : les magistrats du pôle « génocides et crimes contre l’humanité » voulu par les ministr

es Bernard Kouchner et Michèle Alliot-Marie auront-ils les moyens juridiques pour agir ?
Par Ilham HAJJI-FIACRE (texte)
 
Dans une tribune publiée dans « Le Monde » daté de jeudi 7 janvier, Bernard Kouchner et Michèle Alliot-Marie annoncent la création prochaine d’un pôle « génocides et crimes contre l’humanité » au Tribunal de grande instance (TGI) de Paris. « Patrie des droits de l’Homme, la France ne sera jamais un sanctuaire pour les auteurs de génocide, de crimes de guerre ou de crimes contre l’humanité »,  expliquent les ministres de la Justice et des Affaires étrangères. Ce pôle s’inscrit dans le cadre du projet de loi sur la spécialisation des juridictions et des contentieux et sera discuté au Parlement au premier semestre 2010.

Patrick Baudouin, avocat spécialisé en droit international et président d’honneur de la Fédération internationale des ligues des droits de l’Homme (FIDH), explique à france24.com les enjeux de cette volonté nouvelle de la France de s’attaquer aux crimes contre l’humanité, quinze ans après le génocide rwandais.

Quel est votre sentiment face à cette initiative du gouvernement français ?
 
Patrick Baudouin : Je suis résolument en faveur de la création d’un pôle magistrat-instructeur. Grâce à ce pôle, nous aurons enfin des magistrats spécialisés et donc compétents pour instruire les affaires de crimes contre l’humanité, qui sont des dossiers très complexes.

De plus, les délais actuels sont anormalement longs. Le cas du père Wenceslas Munyeshyaka est le plus emblématique de cette lenteur judiciaire. La première procédure à son encontre a été lancée en 1995 et il n’a toujours pas été jugé. Cela a d’ailleurs valu à la France une condamnation par la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH). J’espère donc que ce pôle permettra à la France de s’éviter ce genre de condamnation.

D’un autre côté, cette déclaration me laisse circonspect. Il ne faudrait pas que ce soit de la poudre aux yeux. Car même si l’initiative est louable, encore faut-il qu’on reconnaisse aux magistrats concernés des compétences suffisantes. Le tout n’est pas de nommer des magistrats et de leur trouver un bureau, il faut surtout qu’on leur donne les moyens de travailler.

 La tribune dit : « Il ne s’agit pas de mettre en place la compétence universelle. » Mais alors, de quelles affaires pourra traiter ou ne pas traiter ce pôle ?

P.B. : C’est le point qui me fait croire à une hypocrisie apparente de la démarche. La compétence universelle permet à un État de poursuivre les auteurs de certains crimes, quel que soit le lieu où le crime a été commis, et sans égard pour la nationalité des auteurs ou des victimes. En France, des lois spécifiques ont été votées pour les crimes de guerre qui concernent le Rwanda et le Kosovo. Cela veut dire que la compétence universelle n’est applicable en France que pour les crimes de guerre concernant ces deux pays.

De plus, cette compétence universelle a été largement écorchée par un projet de loi datant de 2006 et dont la première mouture a été adoptée en 2008 par le Sénat. Elle la restreint tellement qu’elle est comme vidée de sa substance. Elle fait apparaître quatre points qui sont en totale contradiction avec la volonté affichée par les deux ministères.

Quels sont ces points et qu’impliquent-ils ?

P.B. : Tout d’abord, les suspects doivent « résider habituellement » en France, et on sait très bien que ces personnes ne font souvent que passer. Elles s’installent dans de luxueux hôtels parisiens et repartent aussi libres qu’elles sont arrivées, sans jamais être inquiétées.

Ensuite, seul le Parquet pourra engager des poursuites et non plus les victimes elles-mêmes. Cela va à l’encontre du droit français qui reconnaît aux victimes le droit de se porter partie civile.

De plus, pour que la justice française puisse engager des procédures, il faudrait que les crimes soient punis par la loi du pays d’où est originaire le justiciable. Or ce n’est pas toujours le cas.

Enfin, et c’est le point le plus technique, il faudrait que la Cour pénale internationale (CPI) renonce expressément à exercer sa compétence pour permettre à la France d’exercer la sienne. C’est l’inverse du principe posé par le Statut de Rome [qui donne la priorité aux juridictions nationales, ndlr].

Alors, soit on est pour la compétence universelle et on l’applique à tous, au-delà du Rwanda et du Kosovo. Soit on est pour la « real politik » et la loi du plus fort, et dans ce cas, il faut le dire. La tribune de Bernard Kouchner et de Michèle Alliot-Marie n’est pas du tout claire. Il est temps de cesser les beaux discours et d’agir.

Mais alors, quel serait, selon vous, l’intérêt d’une telle déclaration ?

P.B. : On va créer un pôle de juges spécialisés qui seront davantage dépendants du pouvoir. Il y a bien eu la nomination de deux juges d’instruction volontaires, Fabienne Pous et Michèle Ganascia, mais leurs pouvoirs sont restreints, et il y a eu beaucoup d’entraves pour retarder leurs actions. Je crains une volonté de mainmise encore plus forte du pouvoir politique sur le judiciaire.

En France, il y a une forte propension à tout faire pour ne pas mettre en difficultés le président rwandais et son entourage. Ce qui donne l’impression que la France cherche plutôt à rétablir ses relations politiques avec Kigali qu’à rendre la justice. La politique est tellement présente dans le dossier rwandais, que rien ne peut être exclu.

 

http://www.france24.com/fr/20100107-france-rwanda-genocide-justice-hypocrisie-apparente-patrick-baudouin-projet-loi-tgi-ilham hajji-fiacre

Posté par rwandaises.com