L’enquête rwandaise attribue la responsabilité de l’attentat de 1994 contre l’ex-président Habyarimana à des extrémistes hutus. A l’encontre de l’instruction du juge Bruguière.
Dans son livre sur le déclenchement du génocide rwandais, Rwanda. Trois jours qui ont fait basculer l’histoire, l’universitaire belge Filip Reyntjens avait dénombré pas moins de huit hypothèses sur les auteurs de l’attentat du 6 avril 1994, qui avait coûté la vie au président Juvénal Habyarimana et entraîné le déclenchement des violences qui ont conduit au massacre de quelque 800 000 Tutsis et Hutus démocrates.
En fait, deux grandes thèses s’affrontent. L’une, incarnée par l’enquête du juge d’instruction français Jean-Louis Bruguière, saisi dans le cadre d’une information judiciaire ouverte à Paris en 1998 à la suite des plaintes des familles de l’équipage français qui pilotait le Falcon 50 du président rwandais : elle impute l’attentat au Front patriotique rwandais (FPR), la rébellion tutsie rwandaise dirigée à l’époque par Paul Kagame, actuel chef de l’Etat du pays. L’autre thèse, diamétralement opposée, est celle défendue par la commission rwandaise dirigée par Jean Mutsinzi, ancien président de la Cour suprême du Rwanda, dont le rapport, que s’est procuré Libération, doit être rendu public dans les tout prochains jours : selon ce document, étayé entre autres par une étude balistique, les auteurs de l’attentat sont un clan extrémiste hutu refusant le partage du pouvoir que venait d’entériner le président (hutu) Habyarimana avec le FPR et l’opposition hutue, à Arusha, en Tanzanie.
Quelle est la thèse du rapport Mutsinzi ?
La commission Mutsinzi, formée de sept membres, a été nommée par le gouvernement rwandais en avril 2007. Pour mener à bien son travail d’enquête, elle a utilisé les documents du Tribunal pénal international pour le Rwanda d’Arusha – qui a décidé de se dessaisir de la question de l’attentat -, mais aussi les archives judiciaires et militaires rwandaises et belges. Surtout, elle a auditionné 557 témoins, dont nombre d’anciens militaires des Forces armées rwandaises (FAR) et des membres de la garde présidentielle présents dans la zone de l’aéroport de Kigali, le 6 avril 1994.
Opposants et détracteurs du régime rwandais disqualifient ce travail par avance, estimant que la commission n’a rien d’indépendant et que les témoignages de militaires de l’ancien régime sont tout sauf indépendants, étant donné que certains d’entre eux sont encore en prison et que les autres craignent pour leur vie. La commission Mutsinzi s’appuie également sur un rapport balistique établi par des experts britanniques de l’université de Cranfield.
L’essentiel de la démonstration de la commission rwandaise tient dans le troisième paragraphe de la conclusion générale : «Le faisceau d’indices recueillis au cours de l’enquête et l’examen des conditions concrètes de réalisation de l’attentat contre le Falcon 50 du président rwandais Juvénal Habyarimana, le soir du 6 avril 1994, ont permis de conclure à la responsabilité des FAR dans la préparation du plan criminel et dans son exécution. Après maintes tergiversations, le président Habyarimana avait fini par accepter, début avril 1994, la démocratisation du régime et la mise en application des accords d’Arusha, qui devaient se concrétiser par la prestation de serment des membres du gouvernement de transition à base élargie et du Parlement de transition. Mais les extrémistes de son entourage, dont Théoneste Bagosora, Anatole Nsengiyumva, Mathieu Ngirumpatse et Jospeh Nzirorera, qui avaient vigoureusement combattu ces accords, ont accueilli la décision de leur mise en application comme une atteinte insupportable au monopole de leurs intérêts économiques et politique, et ont dès lors décidé d’éliminer le président Habyarimana, qu’ils considéraient comme ayant trahi leur cause.» Mais, si cette démonstration est étayée par de nombreux témoignages, documents, archives, etc., elle ne conclut pas sur l’identité des auteurs directs du tir de missile ayant abattu l’avion…
Quels sont les éléments de preuve nouveaux ?
Sur l’attentat du 6 avril, le rapport Mutsinzi est essentiellement intéressant sur trois points. Premièrement, les FAR auraient été en possession de missiles de type SAM-16, commandés à l’ex-URSS, la Corée du Nord, l’Egypte, la Chine et le Brésil, et des militaires avaient été formés par la France pour s’en servir : Bruguière, dans son enquête, établit que seul le FPR en disposait, achetés à l’ex-URSS via l’Ouganda.
Deuxièmement, au plan balistique, les experts britanniques Mike C. Warden et W. Alan McClue concluent que l’avion a été abattu par un ou des missiles tirés depuis la colline de Kanombe, abritant un camp militaire de l’armée rwandaise, et non celle de Masaka, ce qui est l’hypothèse de Bruguière.
Enfin, sur la préparation de l’attentat, le rapport met en lumière plusieurs faits troublants : fermeture du camp de Kanombe à la force des Nations unies, la Minuar ; changement inopiné, le matin de l’attentat, des fréquences de communication radio des FAR ; patrouilles renforcées le 6 avril dans le quartier de Kanombe.
Au niveau politique, la commission s’appuie sur les innombrables déclarations déjà connues : mises en garde du président Habyarimana par les milieux extrémistes, notamment les officiers du nord du pays ; allusions sibyllines de la Radio Mille Collines, propagande antibelge destinée à préparer les esprits aux accusations visant Bruxelles et qui ont conduit au départ des Casques bleus belges, etc.
Le rapport pointe aussi une série d’éléments troublants dans l’immédiat après-attentat : fermeture du lieu du crash par la garde présidentielle ; présence d’officiers français et de Paul Barril, alors mercenaire pour le compte des FAR, qui travaillera un peu plus tard pour le compte d’Agathe Habyarimana, la femme du président.
La France est-elle mise en cause ?
Le rapport de la commission Mutsinzi n’est pas un document politique comme celui de la commission Mucyo «sur l’implication de l’Etat français dans la préparation et l’exécution du génocide». Il reste donc aussi factuel que possible. Mais ses conclusions s’attachent à dédouaner le FPR et à répondre point par point aux conclusions de l’ordonnance Bruguière, qui avait entraîné la mise en examen de neuf proches de Paul Kagame, et dont certains passages s’apparentaient plus à un réquisitoire politique qu’à un dossier d’instruction.
Sans mettre en cause la France «officielle», le rapport de la commission Mutsinzi ne se prive pas de dénoncer le travail de Bruguière, qualifié d’«enquête biaisée […] conduite au mépris de toutes les règles de croisement des sources, de vérification, d’équité et de crédibilité», ne reposant sur «aucune enquête de terrain ni aucune expertise balistique». Sur un plan plus factuel, le rapport rwandais souligne le rôle trouble de la France dans la fourniture de missiles antiaériens à l’armée rwandaise ainsi que dans les heures qui ont immédiatement suivi l’attentat. A chaque fois, le capitaine Paul Barril, cité comme témoin par Bruguière, apparaît. Récemment mis en cause dans une série d’articles publiés par Charlie Hebdo en septembre, l’ex-gendarme de l’Elysée au temps de François Mitterrand pourrait avoir à expliquer son rôle dans les événements du 6 avril 1994.
http://www.liberation.fr/monde/0101612568-rwanda-le-rapport-qui-contredit-la-justice-francaise
Posté par rwandaises.com