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Par Frédéric Berg Journaliste Pendant des années, quand je disais que j’avais grandi au Rwanda, j’avais droit à des yeux écarquillés, et puis il y a eu Dian Fossey et ses Gorilles dans la brume et le génocide. Le «pays des mille collines», confetti au coeur de l’Afrique centrale, est brutalement devenu une tache de sang sur le continent noir, projetant avec fracas des images insoutenables. En direct. Vu de l’Occident, le Rwanda est devenu en quelques mois le «pire» de l’humanité, le théâtre d’une sauvagerie incontrôlée. L’«horreur», l’«insondable» , le «on-ne peut-pas-comprendre» , disaient en choeur les médias, les politiques et une longue cohorte de bien-pensants assis sur leurs certitudes à Paris, à Washington ou à Berlin. Alors, quand j’ai entendu un journaliste de radio qui, pour donner le «cadre» de la visite de Nicolas Sarkozy au Rwanda, récitait les généralités d’une encyclopédie sur Internet pour expliquer ce qu’était ce «petit pays très pauvre» d’Afrique, je me suis dit que je devais bien à la terre où j’ai grandi une part de vérité. La mienne certes, mais que partagent beaucoup de ceux qui y ont vécu, des Européens, des Nord-Américains, des Rwandais aujourd’hui installés en France ou en Belgique. Le Rwanda ne peut pas se résumer à quelques semaines de folie sanguinaire, ni à son histoire coloniale. Comme les autres pays du continent noir, le Rwanda a été découpé – traits grossiers, ratures, coups de gomme – par les Européens embarrassés de ces territoires entre volcans et hauts plateaux, coincés entre l’actuelle République démocratique du Congo, la Tanzanie et l’Ouganda. D’abord jumelés, deux pays furent créés, le Rwanda et le Burundi. Les Allemands puis les Belges – un protectorat ! – ont gouverné ce petit pays en niant une société complexe et infiniment riche, faite d’une vingtaine de microsociétés. Ces colons successifs ont progressivement confié le pouvoir aux Tutsis, organisés autour d’une monarchie très ancienne trouvant ses racines dans la fuite des adeptes du culte d’Aton de l’Egypte ancienne, comme les Massaïs voisins ou les Peuls. On leur a confié le pouvoir parce qu’ils connaissaient l’écriture, parce qu’ils «correspondaient» aux critères européens, parce qu’ils étaient «grands, beaux et intelligents» (je n’invente rien). Plus que les Hutus, pourtant majoritaires, plus que les Batois (ou Batwas), des Pygmées qui furent les premiers Rwandais. De différences culturelles, politiques, socioprofessionnell es, les Européens ont fait des différences ethniques, raciales. A l’heure de l’indépendance, en 1962, les Belges ont laissé une société perdue, saisie de contradictions et de rancoeur. Des Tutsis ont été massacrés. Beaucoup sont partis dans le sud de l’Ouganda, beaucoup sont restés. Pendant plus de trente ans, au gré des dictatures successives aidées par la Belgique mais aussi la France, les douleurs se sont tues. Pendant mon séjour à Butare, entre 1974 et 1986, nos amis étaient tutsis, hutus, parfois métis. Ils nous racontaient parfois cette histoire douloureuse. Nous savions que les Tutsis avaient une mention sur leur carte d’identité, qu’il était plus difficile pour eux de faire des études par exemple, mais cette règle était souvent contournée. Les cas particuliers étaient la règle. Autour de nous la société était pacifiée, elle vivait avec ses paradoxes. En apparence. La ferveur et la douceur religieuses donnaient envie d’entrer dans les églises. Le pays avançait. Nous étions, nous petits Blancs, entourés d’affection et d’attentions. Deo Gratias Muniakaze m’a appris à regarder la nuit, m’a enseigné sa poésie, Damascène à courir et à cuisiner, François à jouer au tennis… Tous m’ont appris la tolérance, le respect et la valeur de la vie. Et puis nous sommes partis. J’ai laissé derrière mes plus belles années. Christophe, mon frère, y a laissé sans doute plus encore, une partie de son âme à jamais accrochée dans un mimosa en fleurs. Mon père y a laissé ses espérances. Ma mère sa foi. Nous avons laissé le père May, un missionnaire qui a consacré vie au Rwanda et qui était le cousin de notre grand-mère. Il est mort à la veille du génocide. Le génocide qui a fauché près d’un million de vies, des Tutsis mais aussi des Hutus «modérés». Une tuerie dans la débâcle des soldats de l’armée régulière armés par les Français, notamment, et conditionnés par un pouvoir en bout de course incarné par un dictateur finissant, Juvénal Habyarimana, abattu dans l’avion présidentiel avec son homologue burundais dans des circonstances jamais élucidées. La femme du pilote français, que j’ai rencontrée il y a un an, ne sait toujours rien sur la mort de son mari. Les génocidaires. Des fous de guerre, se décrivant eux-mêmes comme «les Chevaliers de l’Apocalypse» , semant la mort en tuant et en violant. Tous ceux qui ont échappés à cette folie ont décrit la détermination d’hommes devenus des machines à tuer. Coupés de la réalité, de l’humanité. Les Occidentaux ont protégé leurs intérêts. Sont partis. N’ont pas réagi. Le général canadien qui commandait les forces de l’ONU n’en finit pas de sombrer dans une repentance étrange. Mais la responsabilité est infiniment partagée. Collective. La France a tourné les talons en 1994, organisant au passage l’exfiltration de la famille de l’ex-dictateur. Et la France refuse seulement de dire pardon depuis. Pas un pardon pour soigner je ne sais quel intérêt stratégique ou économique, mais un pardon humain. La Belgique l’a fait. Mais ici, à l’image de nombreux responsables politiques et même Jean-Luc Mélanchon qui a balayé récemment cette «mode du pardon venu de l’Amérique», la France reste droite dans ses bottes. Alors oui, je demande pardon et je renvoie tout le monde à ce qui se passe au Rwanda depuis plus de dix ans. Des tribunaux populaires prônent la réconciliation, des victimes tendent la main qui n’a pas été coupée à leurs anciens bourreaux, qui embrassent avec des joues à peine cicatrisées. Ils pardonnent parce qu’ils font le choix de la vie. Le Rwanda est un monde en miniature où s’entrechoquent le pire et le meilleur de l’humanité. C’est un miroir tendu à chacun d’entre nous. Et il faut avoir le courage d’ouvrir les yeux.
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Posté par rwandaises.com