Après des années de silence, Kigali retrouve son ambiance musicale. Au son des instruments, les habitants soignent leurs blessures de guerre. Une situation à laquelle un Britannique, généreux et volontaire, n’est pas tout à fait étranger.
Adam Stone | The Independent
Quinze ans après le génocide, le Rwanda semble apaisé. Si vous tendez bien l’oreille en traversant Kigali, vous entendrez les échos des chorales, de l’inanga (un instrument traditionnel qui ressemble à une cithare), du hip-hop et du reggae. La musique témoigne bien des efforts de cette petite république d’Afrique de l’Est pour surmonter les horreurs du génocide de 1994. Dans les années 1990, la musique a été un instrument de propagande contre la minorité tutsie. Après 1994, de nombreux musiciens ont été arrêtés pour incitation à la haine. A la fin du génocide, les gens ont lentement commencé à rentrer chez eux. La musique traditionnelle et les chorales ont fait leur réapparition lors d’événements officiels, de mariages et d’autres rassemblements publics. Aujourd’hui, la musique rwandaise offre une grande diversité de genres. Elle le doit notamment à Dicken Marshall, un musicien-producteur de 29 ans, venu du Sussex, en Angleterre. Depuis l’adolescence, il compose et joue dans diverses formations musicales. Un jour, il a entendu parler des mésaventures d’un chœur d’orphelins rwandais. “Un ami [un Rwandais qui avait été accueilli par la famille Marshall pendant le génocide] m’a raconté l’histoire d’un chœur d’orphelins qui avait déboursé une fortune pour enregistrer un album et dont les enregistrements avaient été volés. Il devait dépenser beaucoup d’argent pour espérer les récupérer… Cette histoire m’a beaucoup touchée.”
Dicken Marshall s’est rendu compte que, pour la même somme, le chœur aurait pu acheter du matériel d’enregistrement. “Je n’aime pas faire les choses à moitié, et j’ai donc décidé de venir à Kigali pour construire un studio professionnel pour les musiciens de la région, raconte-t-il. Le projet a rapidement décollé. Les concerts pour lever des fonds que j’avais organisés en Grande-Bretagne nous ont fait beaucoup de publicité. J’ai aussi réussi à impliquer des fabricants dans le projet. Ils m’ont accordé des réductions importantes et même offert certains équipements.”
Dicken Marshall et ses bénévoles ont réuni 15 000 livres [17 000 euros]. Le Solace Studio [Studio du réconfort] a été conçu comme un projet permettant de rapporter de l’argent à l’association caritative Solace Ministries [Les Pasteurs du réconfort], propriétaire du bâtiment qui abrite le studio. Le Chœur du réconfort a été formé il y a dix ans par les orphelins soutenus par cette organisation caritative. L’idée était d’offrir de l’espoir aux veuves et aux orphelins, mais aussi d’aider les membres de la chorale. “Mes parents, mes deux frères et mes deux sœurs ont été tués à la machette, brûlés et jetés dans le fleuve Nyabarongo”, raconte Manzi, l’un des douze membres du groupe. “Quand le génocide a commencé, j’avais 10 ans. J’ai perdu toute ma famille. J’ai eu du mal à surmonter cette épreuve car je pensais à la mort tous les jours”, se souvient Hervé, un autre chanteur. “J’ai quand même continué mes études, mais je n’avais même pas de cahier pour écrire…” Aujourd’hui, de nombreux musiciens sont “dans la place”
“Au début et jusqu’en 1999, nous n’étions que des enfants qui chantaient pour se consoler, assure Alvera, 24 ans. Nous n’avions qu’un petit tambour ! En 2005, certains ont commencé à composer des chansons. D’autres se sont mariés, ont déménagé et de nouveaux venus les ont remplacés. La première formation a voyagé dans tout le pays pour réconforter les gens et leur faire passer le message de Dieu.”
Dicken Marshall a monté Rafiki Records au Royaume-Uni, puis au Rwanda. Ensuite il a signé des contrats avec plusieurs musiciens. Une moitié des bénéfices revient aux artistes et l’autre au label, ce qui est très rare dans l’industrie du disque. “L’idée de mettre en place une industrie musicale viable et solidaire au Rwanda est devenue mon cheval de bataille, explique-t-il. Il ne s’agit pas seulement de faire tourner les artistes à l’étranger mais de mettre en place une industrie durable pour les Rwandais.” Aujourd’hui, de nombreux chanteurs et musiciens sont “dans la place”. L’étoile de l’inanga s’appelle Sophie Nzaywenga. A 31 ans, elle défend les couleurs de la musique traditionnelle tout en lui apportant une touche de modernité. “La musique et le chant étaient source de cohésion et de divertissement au sein de la famille, confie-t-elle. La musique a toujours été ma passion. Quand j’ai perdu mes frères et mes sœurs lors du génocide, le plaisir et la joie que m’apportait la musique ont disparu… En 2005, j’ai repris mon instrument. Quand je me suis rendu compte que j’étais la seule femme rwandaise à jouer de l’inanga, j’ai voulu partager mon savoir. C’est pourquoi je l’enseigne aux autres…”
Apollinaire, 34 ans, est musicien, éducateur et directeur de l’association Shemeza. Installé au Burundi voisin, il travaille dans les deux pays avec des enfants des rues, des toxicomanes et d’anciens enfants soldats. Grâce à la musique, il les aide à prendre conscience de leur valeur et du rôle qu’ils ont à jouer dans la société. Il se rend également dans les écoles, les lycées, les universités et les prisons pour diffuser son message. “Nous avons des enfants qui ont tué et qui sont devenus marginaux, explique-t-il. Nous leur montrons qu’ils nous intéressent quand même. Dans les enterrements, les fêtes, les mariages, toutes les cérémonies, la musique est partout. Grâce à elle, nous faisons passer un message d’amour, d’unité et de réconciliation… Les musiciens de la région doivent comprendre les richesses qu’ils ont en eux. Quand ils pourront les exprimer correctement, cela portera ses fruits.”
http://www.courrierinternational.com/categorie/afrique