Un prêtre rwandais a été condamné pour complicité de génocide dans son pays. L’Église catholique de France, qui l’accueille depuis douze ans, lui fait toujours confiance. L’affaire fait des vagues dans le diocèse d’Évreux.

Quelle est la limite à l’hospitalité de l’Église catholique ? Cette question est souvent soulevée lorsqu’il s’agit de savoir si oui ou non l’Église doit protéger des gens poursuivis par la justice. Citons un cas fréquent en France : les sans-papiers. Leur seul « crime » est d’être étranger. L’Église doit protéger l’être humain, expliquent les évêques. C’est-à-dire accueillir la personne et l’aider à constituer un dossier pour défendre ses droits. Si l’Église doit toujours suivre la loi, elle doit aussi dénoncer des réglementations qui perdent de vue l’intérêt de la personne. « J’étais étranger et vous m’avez recueilli », ce passage de l’Évangile de Matthieu est toujours abondamment cité. Mais ce devoir d’hospitalité implique-t-il l’accueil de personnes soupçonnées de crimes ?

Tel est le dilemme auquel sont confrontés les évêques français depuis qu’ils abritent un prêtre rwandais bien encombrant. Cet homme s’appelle Wenceslas Munyeshyaka et travaille actuellement comme prêtre coopérateur pour les paroisses de Gisors-Vallée d’Epte et du plateau d’Étrépagny (70 000 habitants), dans le diocèse d’Évreux. Problème : l’homme est sous contrôle judiciaire et dans l’attente de son procès en France pour complicité de génocide au Rwanda. Le 16 novembre dernier, pour ce crime, il a été condamné par contumace à la réclusion perpétuelle dans son pays. Mais en France, il demeure présumé innocent. Ce qui fait de lui un redoutable cas de conscience pour l’Église.

Témoignages contradictoires – Voici les principaux faits. En 1994, pendant le génocide, le père Wenceslas aurait, selon les plaignants, participé aux massacres en livrant des Tutsis aux miliciens. Il aurait également violé des jeunes filles et des femmes qui demandaient sa protection. Ces actes auraient été commis dans la paroisse de la Sainte-Famille à Kigali, la capitale rwandaise. En sa qualité de curé, Wenceslas était chargé d’y organiser l’accueil de milliers de réfugiés qui cherchaient à fuir les tueurs. Le prêtre, de père tutsi et de mère hutue, bénéficiait de contacts au sein du régime hutu de l’époque et il savait négocier avec les génocidaires.

Or, selon certains témoins, Wenceslas a en réalité sauvé de nombreuses vies et les accusations dont il fait l’objet seraient infondées. D’après ses défenseurs, Munyeshyaka est persécuté par le régime actuel de Paul Kagamé pour des raisons politiques.

Quoi qu’il en soit, Wenceslas, à l’instar d’autres prêtres soupçonnés d’avoir participé au génocide, a reçu en août 1994 la visite d’une délégation d’ecclésiastiques français menée par le cardinal Etchegaray. L’un d’entre eux, Jacques David, alors évêque de La Rochelle, le ramène en France où il obtient rapidement l’asile. Début janvier 1995, le gouvernement rwandais inscrit son nom sur une liste d’environ cinq cents « génocidaires ». Commence alors une véritable traque des dénonciateurs de Munyeshyaka pour le faire juger en France (1). L’Église de France, elle, pourvoit à tous les besoins matériels et juridiques du prêtre pour qu’il puisse se défendre et aussi exercer son métier. Mais prend-elle vraiment la mesure des conséquences de cet acte de solidarité ?

De méchantes langues, à la revue Golias par exemple, prétendent que l’Église le cache comme elle l’avait fait pour le criminel contre l’Humanité Paul Touvier. Le rapprochement entre ces deux situations est abusif. Il n’y a jamais eu de preuves (2) que l’institution en tant que telle ait encouragé la protection d’un criminel, même si Touvier avait été caché par certaines ­com­­munautés catholiques, notamment intégristes, mais aussi par des évêques. D’autre part, Touvier avait déjà été jugé en France et était en fuite. Munyeshyaka vit en exil au vu et au su de tous, dans un pays démocratique. Enfin, son dossier contient de nombreux témoignages sérieux en sa faveur. En revanche, on peut comparer l’affaire Munyeshyaka à celles, nombreuses, de prêtres accusés de pédophilie.

Secret professionnel – Le Rwandais est accusé de viols sur des jeunes filles. En la matière, l’Église est censée imposer des mesures de précaution particulières, même à l’égard de personnes présumées innocentes. Mais rien de tel n’a pu être observé dans le cas de Munyeshyaka. Auparavant, l’Église de France avait d’ailleurs été prise en contradiction sur au moins un de ses principes : « L’évêque ne peut, ni ne veut, rester passif, encore moins couvrir des actes délictueux », écrit-elle (3). En droit pénal, la règle est encore plus claire : il faut dénoncer.

Pierre Pican, évêque de Bayeux, a pourtant fait le contraire. Le 4 septembre 2001, il fut le premier évêque, depuis la Révolution française, à être condamné par la justice. Sa faute : la non-dénonciation des actes de pédophilie de l’abbé René Bissey, condamné en 2000 à dix-huit ans de prison pour viols et agressions sexuelles. La condamnation de l’évêque, même peu sévère (trois mois avec sursis), a été très mal vécue en interne. Pican était soutenu par plusieurs ecclésiastiques, dont le président de la Conférence épiscopale de l’époque.

Les prêtres auraient, entre autres, voulu défendre le secret professionnel. En effet, qui oserait encore se confesser si le confesseur risque à tout moment de dénoncer quelqu’un à la justice ? Mais comment alors prendre en compte les questions lancinantes des victimes de prêtres pédophiles ? Problème impossible à résoudre. Hélas, dans les cas cités, les évêques donnent l’impression de se préoccuper avant tout du maintien dans leur fonction, et donc de la réputation des prêtres.

Les exemples les plus accablants sont ceux des pères Denis Vadeboncœur et François Lefort. Dans le premier cas, la responsabilité de l’évêque est clairement engagée. L’abbé canadien Denis Vadeboncœur, condamné au Québec en 1985 pour des actes pédophiles, avait été nommé deux ans plus tard curé de Lieurey, encore dans l’Eure, par l’évêque Jacques Gaillot. Le 21 septembre 2005, le curé a été condamné à douze ans de prison pour viols d’un mineur commis entre 1989 et 1992. Jacques Gaillot était au courant du risque au moment où il l’a nommé. Il l’a pourtant autorisé à fréquenter des enfants dans le cadre de son travail.

Après la fameuse « révocation » de Gaillot en 1995 (pour des raisons tout à fait différentes), son successeur, Jacques David, a muté Vadeboncœur à Évreux en 1997, après avoir été averti par une des victimes canadiennes du prêtre. Il lui a également demandé de consulter un psychologue à Paris. Lorsque l’affaire du viol éclate en 2000, l’évêque David demande aux fidèles de « prier pour Denis », pas pour sa victime. En 2005, Gaillot, lui, avoue devant les juges qu’il a fait une « erreur », mais ne présente pas d’excuses à la victime.

La même réticence de l’Église à agir de façon préventive peut être observée dans l’affaire Lefort. En 1995, ce prêtre-médecin français, héros de l’humanitaire en Afrique, est accusé de viols par des mineurs sénégalais. Le 24 juin 2005, il est condamné à huit ans de réclusion par la cour d’assises des Hauts-de-Seine pour viols et attouchements sexuels sur six mineurs. Tous ceux qui, dès ses débuts, ont suivi cette affaire ont pu se rendre compte du sérieux des allégations.

Pourtant, pendant une dizaine d’années, François Lefort a pu travailler à peu près normalement. Les évêques auraient pu le mettre à l’écart, en le nommant par exemple dans un couvent. Cela n’a pas été fait. Durant ses dernières années de liberté, Lefort était chargé par l’évêque d’Autun, Raymond Séguy, de la paroisse de Cormatin (Saône-et-Loire) où il a été interdit de rencontrer des enfants. Une mesure dont on méditera la pertinence quand on sait que Cormatin est située à quatre kilomètres de Taizé, un des lieux les plus fréquentés au monde par de jeunes chrétiens. Les dirigeants de l’Église veulent-ils à ce point résoudre le problème du manque de prêtres qu’ils en oublient toute autre considération ?

Intégration contestée – Revenons à Gisors. Nous y avons rencontré André et Anne-Marie Guillon. Lui est chef de clinique à la retraite, elle, femme au foyer. Ils donnent l’impression d’un couple harmonieux. « Nous sommes des croyants pratiquants », précise André, en insistant sur le mot « pratiquant ». En juin 2001, ils apprennent la nomination de Wenceslas Munyeshyaka dans leur paroisse. Celle-ci s’est faite sans aucune consultation des laïcs, même pas avec ceux de l’équipe d’animation pastorale dont André faisait partie. L’évêque Jacques David lui demande de partager, avec Wenceslas Munyeshyaka, les « grandes préoccupations pastorales », dont la « fidélité des chrétiens à leur baptême ».

Après s’être renseigné sur l’identité du nouveau prêtre rwandais, le couple Guillon proteste. Mandaté par les autres membres laïcs de l’équipe pastorale, André rencontre l’évêque et le curé de la paroisse, Michel Morin (4). Il explique à l’évêque et au curé qu’il veut « défendre l’authenticité de l’Église ». La nomination de Munyeshyaka a pourtant été maintenue sur décision de l’évêque.

Le couple Guillon cesse alors de fréquenter la paroisse, préférant d’autres églises du diocèse voisin et participant à un groupe de partage d’Évangile. Selon nos informations, cinq personnes auraient fait le même choix. Au sein de la paroisse, les « anti-Munyeshyaka » seraient invités à se taire. Le curé Michel Morin aurait fait pression sur les paroissiens qui fréquentent le couple Guillon. Manifestement, la présence de Munyeshyaka au sein de la paroisse de Gisors est un facteur de division.

Dans ce contexte, il est frappant de constater que ni l’évêque ni le curé n’ont jamais expliqué pourquoi ils faisaient confiance au Rwandais. Comment nommer une personne sérieusement soupçonnée de ­complicité de génocide d’abord en 1997 dans la paroisse des Andelys, comme aumônier diocésain des Scouts de France, puis à Gisors, comme prêtre coopérateur ? Dans une lettre, le curé Michel Morin explique aux paroissiens que « le père David a intégré Wenceslas dans le diocèse sur demande de la ­Conférence des évêques de France ». Par ailleurs, il réduit l’accusation des Guillon à une simple affaire de presse : « André et Anne-Marie appuient leur opposition sur des publications de Golias, volontiers ­comparée, dans l’Église, à celle du Canard enchaîné et même à celle d’Ici Paris. »

Les Guillon, pourtant, n’épousent absolument pas les thèses contestataires de la revue lyonnaise. Michel Morin termine sa lettre en remerciant d’avance les paroissiens, « en fidélité à Jésus », de « réserver le meilleur accueil possible à [son] frère Wenceslas ». « Mais pourquoi lui font-ils confiance ? Je veux savoir avant d’exposer mes enfants à un homme accusé d’autant de méfaits. Il faut être réaliste, quand même », nous a dit un paroissien de Gisors, qui a requis l’anonymat.

À notre connaissance, l’évêque Jacques David s’est adressé une seule fois aux paroissiens de Gisors. C’était en avril 2003 alors que le père Wenceslas faisait l’objet d’une manifestation de protestation de­vant l’église. L’évêque a dénoncé cet acte et a rappelé la présomption d’innocence. Puis il a écrit ceci : « Sur la foi de témoignages sérieux donnés par des personnes sûres sur son ministère au Rwanda durant la période trouble de 1994, j’ai reçu dans l’Eure le père Wenceslas et lui ai donné mission chez vous. Il a ma confiance. Je vous remercie de l’avoir bien accueilli chez vous, lui qui vous était envoyé par votre évêque. »

Une déclaration qui écarte totalement des plaintes suffisamment sérieuses et graves pour que la justice les prenne en compte. Et que penser de l’expression « pé­riode trouble » ? Les proches des 800 000 ­victimes du génocide apprécieront cet euphémisme…

En somme, les paroissiens ont à choisir entre « la confiance » de l’évêque et la dissidence. Jean-François Dupaquier, responsable de l’association Memorial International qui défend les droits des survivants du génocide et qui est également directeur de L’Écho régional basé à Pontoise (Val-d’Oise), suit l’affaire Munyeshyaka depuis des années. Il fait cette observation : « Quand un prêtre est accusé de pédophilie de façon sérieuse, on doit le mettre à l’écart en attendant que la justice tranche. Pourquoi ne pas faire de même pour le prêtre Munyeshyaka ? L’Église a-t-elle déjà décidé à la place de la justice ? »

1. Il s’agit d’associations de proches de victimes et de journalistes français.
2. Comme l’avait montré la commission historique, présidée par René Rémond, chargée d’examiner les archives de l’Église.
3. Déclaration des évêques à Lourdes en novembre 2000.
4. Michel Morin n’a pas voulu répondre à nos questions par téléphone. Il s’est engagé à nous rencontrer ultérieurement.

 

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Posté par rwandaises.com