Longtemps reporter de guerre pour le journal Libération, Jean Hatzfeld est l’auteur d’une trilogie consacrée au génocide rwandais : Dans le nu de la vie, Une saison de machettes et La Stratégie des antilopes, trois récits publiés au Seuil dans la collection « Fiction & Cie ». Entretien.




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Historiquement, la figure du grand reporter est ambivalente : d’un côté, il part en quête d’information, de l’autre, il s’autorise à dire « je », à laisser percer sa subjectivité. Faut-il parler de journalisme ou de littérature ?

Ici, je ne fais pas de différence. Pour moi, le reportage consiste à faire rentrer les lecteurs dans un univers, par les mots, et quelle que soit la manière dont on s’y prend, cela relève de la littérature. Il fut un temps où les reporters ne se posaient même pas la question. Pour un Jack London ou un John Steinbeck, par exemple, le fait de dire « je » n’était pas un problème éthique. Le reporter s’exprimait à la première personne, mais il ne se mettait pas en scène. Pour lui, il s’agissait toujours de donner un élément d’information supplémentaire, un aspect du contexte. Il ne se posait jamais en personnage central de son récit, comme cela arrive parfois aujourd’hui.

Comment expliquez-vous cette évolution ?

Par la crise que traverse le métier depuis les années 1980. Auparavant, la fonction était noble. Le reporter, petit ou grand, c’était celui qui donnait le « la » au journal. Il allait au-devant de l’événement, il l’introduisait dans sa rédaction, et, à partir de là, tout le monde se positionnait : éditorialistes, illustrateurs… C’est pourquoi, quand Colette ou Simenon partaient, ils avaient un rôle majeur, le journal dépendait d’eux, on ne comptait pas la place qu’on leur accordait. Aujourd’hui, le reporter n’est plus le seul qui rapporte l’information. Il est lui-même devenu un illustrateur. Quand il revient de reportage, le journal est déjà fait, on attend son « éclairage ». Il est celui qui vient conforter sa rédaction en ajoutant du style, de l’image. On lui dit : « Fais-nous de l’émotion, coco. » Si on lui accorde peu de place, ce n’est pas parce qu’on manque de moyens, c’est parce qu’on estime que son rôle ne vaut pas plus que cela. Pour lui, c’est assez difficile à vivre…

Selon vous, ce déclassement a-t-il des conséquences formelles, dans les pratiques d’écriture ?

Bien sûr. Comme le reporter est mis sur la sellette, il cherche à se définir de façon plus tranchée. Il va ailleurs, il écrit des livres, il travaille autrement. Parfois, il ne se pose plus trop la question de l’éthique journalistique. C’est mon cas. Dans mes trois livres sur le Rwanda, j’ai volontairement oublié les règles d’or du journalisme : chercher les faits, aller au Nord, au Sud, vérifier auprès des autorités compétentes… Au lieu de cela, j’ai posé mes fesses au bord des marais et j’ai passé dix ans à regarder des fantômes. D’autres fois, le reporter se détache de la rédaction, il parle de façon indépendante et très subjective, jusqu’à flirter avec la fiction. Vexé, déprécié, il donne dans la surenchère formaliste : comme son journal n’a plus besoin de lui pour faire entrer de l’information au sein de la rédaction, il va essayer d’y faire entrer de la forme, de l’esthétique. Attaqué de toutes parts, il en vient parfois à perdre l’estime de soi. D’où les risques de simulation, de bidonnage…

Iriez-vous jusqu’à dire qu’autrefois, la littérature représentait le creuset du grand reportage, et qu’aujourd’hui, elle en constitue le refuge ?

Oui. En tout cas, moi je l’ai vécu comme ça. Quand j’ai écrit L’Air de la guerre (L’Olivier, 1999), sur le conflit en ex-Yougoslavie, c’est parce que je me suis rendu compte que beaucoup de choses que j’avais vécues, je ne pouvais pas les écrire dans un journal. La guerre, c’est une journée d’action pour neuf d’ennui, d’attente. Kessel pouvait raconter ça, mais ce n’est plus possible. On te dit : « Il ne se passe rien, donc tu ne racontes rien. » Donc, on accumule les notes et finalement on en fait un livre. Pour le Rwanda, c’est la même chose. Si j’ai trouvé refuge dans le récit littéraire, c’est parce qu’à l’époque déjà, on demandait au grand reporter de la mettre en veilleuse. Alors oui, la littérature fut une matrice du journalisme, et puis quand celui-ci a commencé à se renier, quand il a cessé d’avoir confiance en lui-même, la littérature est devenue un refuge. Mais en s’exilant, le reporter a perdu beaucoup de son identité. Il est devenu une sorte d’immigré.

Propos recueillis par Jean Birnbaum
http://www.lemonde.fr/livres/article/2010/05/06/jean-hatzfeld-la-litterature-est-devenue-un-refuge_1347329_3260.html
Posté par rwandaises.com