Génocide au Rwanda : le chef de l’opération Turquoise livre sa vérité
Le général Jean-Claude Lafourcade commandait l’opération Turquoise, en 1994, lors de la guerre civile rwandaise, dans laquelle 800.000 personnes furent massacrées. Le livre qu’il publie réfute la thèse d’une quelconque complicité de l’armée française dans ce génocide.

Les premiers jours, on a d’abord parlé de vagues «affrontements interethniques». Puis l’évidence a fini par s’imposer : en ce mois d’avril 1994, c’est bien le troisième génocide de l’histoire moderne qui se déroulait au Rwanda. Du 6 avril au 4 juillet, 800 000 personnes, en majorité des Tutsis, mais aussi des Hutus «modérés», furent exécutées par les partisans de la suprématie hutue, pendant que la communauté internationale détournait les yeux.

C’est la France qui, la première, a décidé d’intervenir. Tardivement. Du 22 juin au 21 août, alors que les rebelles du Front patriotique rwandais (FPR) avaient presque gagné la guerre contre les Forces armées rwandaises (FAR), elle a lancé l’opération Turquoise. Une opération «militaro-humanitaire», dont beaucoup pensaient alors qu’elle consistait pour la France à venir soutenir ses anciens alliés des FAR. Il n’en a rien été.

Au fil des années, les accusations se sont multipliées, alimentées par des témoignages et des faits avérés. Alors que ses 2500 hommes le lui permettaient, l’armée n’a arrêté aucun génocidaire. Elle fait même l’objet d’une plainte pour avoir laissé mourir un millier de Tutsis sur la colline de Bisesero.

Seize ans après, Jean-Claude Lafourcade, l’ancien «patron» de Turquoise, a décidé de sortir de sa réserve pour donner dans un livre* sa vérité, celle «d’un général de la République.» Il réfute en bloc la complicité, «une légende» qu’il demande au président Sarkozy de ne pas laisser perdurer, à l’heure où les relations franco-rwandaises se normalisent.

Mais s’il répond point par point aux attaques, le général reconnait aussi, pour la première fois officiellement, une fraternité d’arme avec ceux qui devaient commettre le pire. Ce qui fait dire à Jean-François Dupaquier, journaliste spécialisé sur la question, qu’«en toute bonne conscience, Jean-Claude Lafourcade signe là l’un des pires réquisitoires sur le rôle de l’armée française au Rwanda.»

Quel bilan tirez-vous rétrospectivement de l’opération Turquoise ?
Général Lafourcade : Les Français peuvent être fiers de cette opération. Nous avons fait ce que nous avons pu. Plusieurs options ont été envisagées au départ. Mais celle qui consistait à aller directement sur Kigali n’était pas tenable : le FPR avait annoncé qu’il nous combattrait, et le commandant de la MINUAR avait proféré les mêmes menaces. Alors, nous nous sommes installés à Goma.

Le fait que l’armée française soit très proche de l’armée rwandaise n’a-t-il pas contribué à alimenter cette méfiance ?
Que quelques militaires, de manière informelle, aient évoqué un soutien aux FAR, c’est possible. Beaucoup de nos troupes avaient servi au Rwanda dans un passé récent. En arrivant, ça n’a pas été simple. Nos anciens camarades s’attendaient à ce que nous les aidions. Mais pas une cartouche ne leur a été donnée, même s’ils ne cessaient de réclamer.

Le journaliste Patrick de Saint-Exupéry assure que des livraisons d’armes, payées via un compte de la BNP, ont eu lieu pendant le génocide. Le 28 mai 1994, Paul Barril signe par ailleurs un contrat de vente d’armes alors que le Rwanda est sous embargo de l’ONU…
Le rôle de Barril ? Très honnêtement, je ne sais pas. Je n’ai pas d’accointances avec lui. Tout est possible. Peut-être qu’il y a eu des ravitaillements parallèles en armes, mais, en tout cas, pas via l’opération Turquoise.

Selon vous, seules quelques unités «indisciplinées» des FAR ont participé au génocide. Pourtant, l’armée rwandaise dans son ensemble y prenait part…
Une grande partie des unités des FAR était au combat contre le FPR. Mais c’est sûr qu’une autre partie n’était pas au front, et que des unités ont participé dans leur intégralité aux massacres. La garde présidentielle en faisait partie.

C’est d’ailleurs l’armée française qui l’a formé…
Nous avions une assistance militaire au Rwanda au début des années 90. C’était une formation technique pour les officiers, comme nous l’avions déjà fait par exemple au Gabon ou au Tchad. Mais à cette époque, les FAR n’étaient pas une armée de génocidaires. Et cette formation s’est faite sur instruction du pouvoir politique. Les militaires ne sont là que pour exécuter.

Certains ont annoncé des signes avant-coureurs du génocide bien avant ce tragique mois d’avril 1994…
En aucun cas nous ne savions qu’un génocide était en préparation. On savait que ce pays pouvait connaître des vagues de violence, mais c’est vraiment l’attentat contre l’avion du président Habyarimana (le 6 avril 1994. ndlr) qui a tout déclenché.

On vous reproche, sur la colline de Bisesero, d’avoir sciemment laissé massacrer des centaines de Tutsis menacés. Que répondez-vous ?
Initialement, nous pensions que c’est le FPR qui s’en prenait à cet endroit aux populations hutues. Nous n’avions pas d’informations précises sur ces affrontements et sur la position d’une éventuelle ligne de front. Deux options étaient plausibles : soit le FPR et les FAR s’affrontaient, soit il s’agissait de Tutsis massacrés par les milices. C’est la deuxième hypothèse qui était la bonne. Nous avons essayé de la préciser. Malheureusement, le temps que nous le fassions, ça a coûté la vie à un certain nombre de gens. On nous dit que nous l’avons fait exprès. C’est inacceptable. Toute notre énergie était mobilisée pour sauver ces gens. Mais ça prend du temps. Nous étions positionnés au Zaïre. C’était les directives d’Edouard Balladur : installez vous au Zaïre, et faites des incursions au Rwanda.

Plusieurs militaires ayant participé aux premières reconnaissances disent avoir signalé dès le 27 juin ce qui se passait à Bisesero, mais qu’ils ont dû désobéir pour que leur hiérarchie finisse par ouvrir les yeux le 30 juin…
Je démens formellement ces déclarations. Personne n’a désobéi. A ce moment-là, des Bisesero, il y en avait plein. Nous ne voulions pas nous trouver confrontés aux combattants du FPR. Il y a eu un massacre. J’ai joué la prudence. Je l’assume. Je regrette la mort de ces Tutsis. Mais nous ne pouvions pas aller trop vite. On risquait la mort de soldats français.

Dans cette affaire, notamment, des plaintes ont été déposées contre l’armée française…
J’ai été interrogé toute une journée par la police judiciaire. Nous avons des comptes à rendre. Mais la procédure suit son cours depuis cinq ans, et rien n’en sort pour l’instant. J’aimerais bien que ça aboutisse. Nous n’avons rien à craindre.

Alors que se déroulait l’opération Amaryllis, qui consistait pour l’armée à évacuer nos ressortissants au début du génocide, les militaires français ont laissé massacrer de nombreuses personnes, dont le personnel tutsi de l’ambassade de France…
Des opérations comme celle-ci, là-encore, se déroulent sous les ordres du pouvoir politique. C’est lui qui décide qui doit être rapatrié, et qui ne doit pas l’être. Notre mission, c’est de récupérer ceux qui sont sur la liste de l’ambassadeur, et uniquement ceux-là. Il était impossible d’évacuer tous ceux qui étaient menacés. On peut le regretter, mais l’ONU aurait pu aussi nous donner un mandat plus étendu.

Pourquoi les seuls militaires français ayant témoigné devant le tribunal pénal international pour le Rwanda l’ont-ils fait du côté des génocidaires ?
J’ai témoigné au procès de Gratien Kabiligi [NDLR : un haut gradé de l’armée rwandaise poursuivi pour génocide]. Je le connaissais via la coopération. Je savais qu’il n’était pas un génocidaire. Sa défense m’a demandé de témoigner. Je l’ai fait. Il a été acquitté.

D’autres militaires français ont aussi témoigné en faveur du Colonel Bagosora, «le cerveau» du génocide, condamné à la perpétuité…
C’était un geste d’humanité. Il avait droit à une défense équitable. Ce n’est pas pour cela que j’approuve ce qu’il a fait. Si des Tutsis nous avaient demandé de témoigner pour eux, nous l’aurions fait.

L’opération Turquoise n’a-t-elle pas aidé à la fuite des génocidaires ?
Sur place, la majorité de ceux qu’il restait n’était que des exécutants de second plan. Dans la zone de Turquoise, nous avons tout fait pour que les populations restent en place, ce qui devait permettre de juger ensuite les assassins. C’est la progression du FPR qui a ensuite fait fuir tous ces meurtriers à l’Est de la RDC. Quant aux responsables de premier plan du génocide, ils avaient déjà pris la fuite.

Le 17 juillet 1994, l’un de vos subordonnés, le colonel Hogard, laisse d’ailleurs s’enfuir le ministre des affaires étrangères rwandais et une centaine de tueurs…
Ce n’est que le 12 juillet que le gouvernement intérimaire dont il faisait partie a été désavoué par l’ONU. Nous avons demandé les ordres à Paris, qui a transmis sa demande à l’ONU : aucun mandat officiel ne nous a été donné pour l’arrêter. Si nous en avions eu un, nous l’aurions fait. Ce n’était pas le cas, et c’est dommage. Mais bon, on ne peut pas dire qu’on a favorisé sa fuite. Et puis, on se disait qu’il y avait de forte chance qu’il soit arrêté par la suite.

* «Opération Turquoise», Editions Perrin, 215 p., 18 €. Un autre ouvrage vient également de paraître sur ce thème : Complicités de génocide, de Linda Melvern, Karthala, 456 p., 29 €

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Posté par rwandaises.com