L’ancien président de l’association Ibuka au Rwanda nous livre un témoignage qui en dit long sur le ressentiment que peuvent provoquer les ONG occidentales.

En 1994, lorsque le génocide contre les Tutsis était une réalité que seuls les génocidaires et leurs complices pouvaient nier, l’administration des USA prit la criminelle décision de donner instruction à tous ses fonctionnaires de ne jamais utiliser le mot génocide en parlant du Rwanda. On aurait pourtant bien voulu croire ces beaux messieurs lorsque, plus tard, ils s’excusèrent du bout des lèvres pour leur « erreur d’appréciation », si la campagne pour la présidentielle de 2000 ne leur avait donné l’occasion de révéler tout leur cynisme.

Interrogé par un journaliste de la chaîne américaine ABC (This week du 23 janvier 2000) sur ce qu’il ferait en tant que président « si jamais, Dieu nous en préserve, un autre Rwanda devait se produire », Georges W. Bush répondit en effet: « Nous ne devrions pas envoyer nos troupes mettre fin à des purifications ethniques et à des génocides qui ne concernent pas nos intérêts stratégiques. Je n’enverrais pas de troupes américaines au Rwanda. »

L’essence de l’action humanitaire, ce sont des humains portant assistance à d’autres humains en danger, partageant la conviction que leur devoir suprême est la protection de l’humanité au sein de laquelle chacun aurait la même valeur. Cette humanité semble pourtant bien à géométrie variable lorsque des « humains » entreprennent d’en exterminer d’autres dans l’indifférence totale d’une communauté internationale qui n’interviendrait que si elle devait en retirer un profit direct sous forme de barils de pétrole ou de tonnes de minerais.

Il n’est, dès lors, pas étonnant de voir les actions humanitaires les plus nobles rencontrer incompréhension, méfiance, voire hostilité de la part des bénéficiaires du Sud (mais aussi de l’Est) qui devraient être les premiers à les louer à leur juste valeur. C’est que beaucoup en ont une perception fortement influencée par l’histoire de leur rencontre – ou de celle de leurs aînés – avec l’Occident, histoire dont les principaux chapitres ont longtemps été rangés sous la bannière de « l’exploration de ces contrées sauvages où aucun humain civilisé n’a encore mis les pieds »: la traite des esclaves, la colonisation, la répression des mouvements indépendantistes, l’exploitation postcoloniale, l’appui aux dictatures, le financement des conflits actuels… autant de pages écrites avec le sang de ceux – ou leurs aînés – que les ONG occidentales se proposent aujourd’hui de sauver.

Recruté par une ONG pendant le génocide

Ma première rencontre avec l’action humanitaire date d’avril 1994. Le génocide contre les Tutsis du Rwanda venait de commencer. J’étais alors réfugié à Nairobi, au Kenya. Mon activité essentielle consistait à suivre en direct, via télévision et radio, l’extermination des miens, le cœur lourd de chagrin, de désespoir, de rage, de révolte, et de temps en temps d’espoir à l’annonce d’un recul des troupes génocidaires. C’est pendant cette période d’horreur absolue, tandis que j’étais de surcroît dans un dénuement total, que par un heureux concours de circonstances, je fus engagé comme chef comptable de l’antenne régionale d’une ONG internationale basée en France.

Me sentant lié à la fois par mon contrat de travail et par une profonde gratitude pour ce recrutement qui faisait figure de geste humanitaire, je me mis avec passion au service de cette ONG. Travailler avec une équipe apparemment motivée et très efficace, au style non-conventionnel et très décontracté, me mit vite à l’aise et facilita d’autant ma mission. Victime des premiers pogroms de 1959 lorsque j’étais en très bas âge, ayant ensuite vécu la persécution, l’exclusion, les camps de déplacés ainsi que divers traitements inhumains qui faisaient le quotidien de la vie d’un Tutsi, j’étais heureux de pouvoir vivre l’humanitaire de l’intérieur.

Je ne manquais cependant pas de remarquer le caractère hétéroclite de l’équipe avec laquelle je travaillais et au sein de laquelle de vieux loups de l’humanitaire côtoyaient dans une ambiance bon enfant de jeunes diplômés en service civil, d’anciens militaires plus prompts à sortir leur valise satellite que leur kit-médicaments et des logisticiens sans grande formation académique mais au sens pratique aigu. Tout ce petit monde travaillait ardemment la semaine et profitait tout aussi intensément lors des week-ends de la belle vie qu’offre le statut privilégié d’expatrié européen en terre africaine. Je ne m’en formalisais pas outre mesure, en profitant quelque peu moi-même, dès lors que le travail me semblait être pris au sérieux et mené avec humanité.

Ma première interrogation profonde survint cependant assez rapidement. En juillet 1994, tandis que le génocide avait pris fin sur une bonne partie du Rwanda, je décidai d’aller à Kigali voir, entendre, toucher, bref, vivre l’après-génocide immédiat, et essayer de me rendre utile. J’y passais les deux semaines les plus chargées en émotions de toute mon existence, vivant la mort au sens propre du terme: mon emploi du temps consistait à voir et à respirer la putréfaction des corps, à entendre les cris des blessés, soignés dans des installations de fortune, à croiser le regard des rescapés de tous âges, bref à toucher les cendres encore vives des corps et des âmes calcinées par la puissance de feu du mal absolu.

J’eus aussi l’occasion d’admirer la bravoure des soldats de la libération, l’abnégation des acteurs de l’aide d’urgence, les premières tentatives de reconstruction et la résilience de certains rescapés. En somme, des signaux d’espoir, des messages que la vie reprenait le dessus sur la mort. J’eus l’immense consolation d’apprendre que ma mère et une de mes sœurs étaient vivantes, dans des camps de déplacés à 300 km l’un de l’autre. Ce fut un parcours de combattant que de les localiser avec précision, d’obtenir les autorisations nécessaires pour les extraire des camps, de trouver un moyen de transport, du carburant, de les ramener à Kigali, de les soigner, nourrir et loger avant de retourner à Nairobi. J’étais littéralement éprouvé quand j’y retrouvai mon poste de travail. Mais quel ne fut pas mon choc lorsque, sans aucune pensée pour les morts, sans aucun sentiment de sympathie pour les survivants, mon patron et mes collègues exprimèrent leur profonde désapprobation pour ma « légèreté » et mon « irresponsabilité »: on était presque à la fin du mois de juillet et le rapport financier du deuxième trimestre n’était pas sorti!

« L’inhumanité des humanitaires »

Quelle horreur! Les bailleurs de fonds allaient se fâcher et le Rwandais que nous avions aidé, à qui nous avions donné un statut d’expatrié avec logement et véhicule comme à un Français, ne pensait qu’aux massacres dans son pays et aux membres défunts de sa famille! Aucune conscience professionnelle! Tous les mêmes, comment leur faire confiance?Je serais peut-être resté dans cette organisation si je n’avais eu des raisons plus impérieuses de rentrer au Rwanda, et si l’attitude de mon employeur, et finalement l’ensemble du système, ne m’en avaient dissuadé.

Je ne pouvais pas non plus accepter la proposition qui me serait faite plus tard dans ce sens, tellement ouvrir les yeux sur le froid, le cynisme et l’hypocrisie de ceux qui « faisaient l’humanitaire » sans l’ombre d’un sentiment d’humanité m’était apparu comme insupportable. Je ne serai donc pas étonné lorsque, quelques mois plus tard, la plupart des ONG travaillant au Rwanda furent priées de quitter le pays. J’ai compris là combien le sentiment dominant du côté rwandais était la méfiance envers ces ONG. Cette action humanitaire était perçue comme faisant partie intégrante d’un système « pompier-pyromane » et comme une couverture pour des actions dont les objectifs réels étaient tout sauf humanitaires.

Cette méfiance pour des acteurs, dont par ailleurs le travail était unanimement apprécié, se transforma vite en perte de confiance lors de l’intervention humanitaire en faveur des personnes sinistrées dans les camps de l’ex-Zaïre. Tout le monde savait, les ONG en premier lieu, que l’aide à ces camps sous contrôle des politiciens, de l’armée et des milices génocidaires du Rwanda nourrissait l’effort de guerre des extrémistes hutus. Il restera longtemps difficile pour les ONG et les gouvernements occidentaux de convaincre certains Rwandais de leur bonne foi, tant il leur fut impossible de prétendre qu’ils « ignoraient » ce qui se passait dans les camps, sous leurs yeux: « Par la terreur et l’intimidation, les ex-FAR et les milices contrôlaient les camps de l’Est du Zaïre et détournaient efficacement la distribution d’une bonne partie de l’aide alimentaire. Ceci n’empêcha pas la plupart des ONG de travailler main dans la main avec eux. Par la suite de nombreuses ONG ont dans la pratique été au service des FAR et des milices… »

Je fus encore plus choqué lorsqu’en 2004, lors de la dixième commémoration du génocide, je demandai à Aldo Ajello, représentant spécial de l’UE pour la région des Grands Lacs, comment la communauté internationale avait volé au secours des assassins et en même temps ne réservait que quelques interventions dérisoires aux rescapés du génocide. Sa réponse en stupéfia plus d’un lorsqu’il déclara: « Nous sommes venus rapidement et efficacement au secours des réfugiés parce que nous avions des mécanismes pour cela et nous avions le HCR comme cadre de travail, alors qu’aucun mécanisme dans nos systèmes n’était prévu pour porter secours aux rescapés du génocide ».

Dans l’édition de juillet-août 2006 de Diplomatie 21, François Grünewald observe avec pertinence que, de nos jours, « la recherche d’empathie, de compréhension et de reconnaissance qui devraient être la clé de l’image des humanitaristes, est de plus en plus souvent remplacée par les procédures radio et l’établissement de paramètres de sécurité autour de nos bureaux et nos cases de passage. La compassion est remplacée par la méfiance… ». Cette attitude résulte-t-elle de tous ces « …collègues et amis victimes d’incidents de sécurité… » ou n’est-elle que le signe du développement normal d’un humanitaire qui a toujours été froid et inhumain? L’un et l’autre probablement, dans un mélange à dosage variable selon les acteurs, le contexte et l’environnement.

Alors, devons-nous abdiquer, et laisser se dévoyer sous nos yeux l’une des plus belles initiatives humaines? Nul ne saurait s’y résoudre car tant que le monde sera tel qu’il est, tant que le destin d’hommes sera entre les mains de politiciens cyniques alliés à des prédateurs, chefs de guerre et marchands d’armes, la probabilité de survenance de conflits et de leurs lots de souffrances restera élevée. Quelles que soient les critiques que l’on peut faire à son endroit, l’action humanitaire au service des populations en danger ou sinistrées, restera l’une des dernières poches de résistance des sentiments nobles, envers et contre tout.

Mais pour atteindre ses objectifs, l’action humanitaire de demain aura besoin d’un repositionnement stratégique qui l’inscrive plus profondément dans la lutte pour des rapports égalitaires entre les humains, pour la prévention des conflits, pour la préservation de la vie et de la dignité des humains « sans frontières ». À défaut, elle risque de rester soit une démarche naïve à rebours des véritables enjeux du monde, soit une entreprise de croque-morts agissant toujours « après et autour des conflits », mais incapable d’agir « avant et sur » ces derniers.

Pour conclure, je reprendrai simplement à mon compte cette analyse tirée de Prévenir les conflits violents: quels moyens d’action ? (OCDE, 2001) et qui avance à juste titre que: « La prévention des conflits est un des piliers de la lutte contre la pauvreté et du développement durable. Les organismes d’aide reconnaissent désormais la nécessité de travailler à l’intérieur des conflits et sur les conflits, et non plus autour des conflits, et de faire de la construction de la paix l’axe principal de leur action face à une situation de conflit. Cela constitue un pas important dans la direction d’un engagement à long terme alors qu’autrefois les efforts étaient concentrés sur les mesures à court terme destinées à faciliter le redressement et la reconstruction au sortir des conflits. »

http://www.youphil.com/fr/article/02095-ma-rencontre-avec-l-humanitaire?ypcli=ano

Posté par rwandaises.com